5.4.3 Lingard n’est pas Nemo

Dans son foreshadowing, dans son « intoxication », Lingard semble vouloir suivre les traces d’un autre fameux capitaine, qui, comme Ulysse répondant au Cyclope, se fait désormais appeler Nemo.

Marins enrichis, Nemo et Lingard se placent au côté des vaincus et tentent de les aider. Cependant, il demeure entre les deux une différence de degré.

La fortune de Lingard n’est certes pas négligeable, mais, due à « a run of good luck on the Victorian gold-fields » (Conrad 1920a, p.10), elle a été presque entièrement réinvestie dans la construction du brig dont « King Tom » est aujourd’hui si fier, et encore ne fut-ce que grâce à « his sagacious moderation » (Ibid.). Tandis que la fortune du capitaine Nemo, ex-prince Dakkar, est astronomique :

‘Pendant bien des années, le capitaine visita tous les océans, d’un pôle à l’autre. Paria de l’univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. Les millions perdus dans la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui fournirent une mine inépuisable de richesses. (Verne 1875, p.805)’

De même, les combats de l’un, d’un Lingard dilué dans un tout petit royaume d’un coin perdu de Sulawesi, ne souffrent pas la comparaison avec les combats de l’autre, à grande envergure historique.

Réduit à vivre sur son Nautilus par suite de son rôle trop actif dans la révolte des Cipayes en Inde, Nemo emploie désormais sa fortune, « dont il disposa toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient pour l’indépendance de leur pays » (Verne 1875, p.805), pour aider des causes nationales, et non la cause de roitelets qui tombent de leur chaise, ou de leur trône.

Il est vrai qu’on défend les causes que l’on peut avec la fortune que l’on a, et Lingard n’est pas à blâmer. Mais il n’est qu’un Nemo miniature.

La différence la plus décisive cependant reste les parcours inverses de Lingard et de Nemo. Nemo, alors Prince Dakkar, est d’abord un combattant, un meneur de troupes. Il ne se fait marin à bord de son Nautilus que par force, et sans changer de ligne de conduite ni de code. Ce capitaine-là vit dans un monde inaccessible aux marins ordinaires, il ne se soucie pas du code de la rescousse et coule des bateaux si besoin est, car il est toujours en guerre contre les forces impérialistes. Il est seulement passé de la guerre ouverte à une guerre de maquis, si l’on peut appeler maquis l’univers sous-marin où il évolue. En tout cas il ne se laisserait pas troubler par un yacht, dont il eût tôt fait de se débarrasser, ou dont il laisserait les pirates indigènes se charger, comme l’envisage un instant Lingard : « You people would disappear like a stone in the water. You left one foreign port for another. Who’s there to trouble about what became of you ? Who would know ? Who could guess ? It would be months before they began to stir » (Conrad 1920a, p.156) ; « he [= Lingard] was utterly lost, unless he let all these people be wiped off the face of the earth » (Ibid., p.170).

Mais Lingard est le contraire de Nemo. Par le fait qu’il est d’abord un marin, il croule sous des scrupules, qui l’honorent peut-être, mais qui entravent aussi son projet politique, tandis que pour entraver la marche de Nemo il ne faudra pas moins que la tectonique des plaques et les mouvements telluriques : là encore, la différence d’amplitude des phénomènes creuse l’écart entre les deux personnages, et explique que, si Lingard se laisse réduire, comme le Nemo de L’Île mystérieuse, à aider des naufragés au lieu de naviguer en maître des Océans, c’est dès le début de sa carrière d’aventurier, tandis que le capitaine vernien ne se trouvera en posture précaire que dans l’ultime période de sa vie :

‘Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il parvint à ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui lui servaient quelquefois de points de relâche.’ ‘L’un de ces ports était creusé sous l’île Lincoln, et c’était celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus.’ ‘Depuis six ans, le capitaine était là, ne naviguant plus, attendant la mort, c’est-à-dire l’instant où il serait réuni à ses compagnons, quand le hasard le fit assister à la chute du ballon qui emportait les prisonniers des Sudistes […].’ ‘Tout d’abord, ces cinq naufragés, il voulut les fuir, mais son port de refuge était fermé, et, par suite d’un exhaussement du basalte qui s’était produit sous l’influence des actions volcaniques, il ne pouvait plus franchir l’entrée de la crypte. Où il y avait encore assez d’eau pour qu’une légère embarcation pût passer la barre, il n’y en avait plus assez pour le Nautilus, dont le tirant d’eau était relativement considérable. (Verne 1875, p.807)’

Moins riche, moins rompu aux combats politiques et aux batailles navales, troublé par le foreshadowing, Tom Lingard, comme aspirant-Nemo, est recalé à son examen.