Lingard échoue à égaler Nemo, non seulement pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, mais aussi parce qu’il aspire en même temps à devenir comme le Mesa de Partage de midi (Claudel 1906).
Sur le yacht, Mrs Travers, comme Ysé, s’ennuie entre un mari, Mr. Travers (comparable au De Ciz de Claudel), et un soupirant, d’Alcacer (sorte d’Amalric claudélien). Dans ce triangle (« le mari, la femme, l’amant » (Claudel 1948a, p.1338)), Lingard est aussi surnuméraire que l’était Mesa en 1906.
Pour autant, il ne s’agit pas que de passion amoureuse. Certes, « there is ferocity in every passion, even in love itself » (Conrad 1911b, p.446), mais ces deux personnages (Lingard et Mesa) restent aussi préoccupés de leur « vocation », à ceci près qu’une vocation de justicier des îles n’est pas assimilable à une vocation monastique. Peu importe : la « passion » troublera l’un comme l’autre, et contrecarrera leurs aspirations, quelles qu’elles fussent.
Cependant, si le schéma directeur est le même, l’ampleur des sentiments comme des problèmes reste, dans ce cas aussi, incommensurable 232 entre The Rescue et Partage de Midi.
Car une vocation de légaliste spontané n’est qu’un pâle reflet de la vocation religieuse, que Claudel décrit comme « la Conquête du Soleil, le coup de main sur Dieu » (Claudel 1916, p.1337).
De plus, dans sa passion pour Mrs Travers aussi, Lingard reste modéré, tiède, sans « ce grand appétit de bonheur qui […] étouffe tout autre sentiment », sans cette « poussée irrésistible de l’être lui-même vers cet autre être qui était fait pour lui et qu’il a reconnu » (Claudel 1916, p.1338). Certes, Mesa n’est pas « capable de se donner complètement, de donner son âme », mais du moins essaie-t-il cette « étreinte désespérée qui cherche l’union suprême dans un anéantissement réciproque » (Ibid.). Lingard n’essaie pas, ne cherche rien, qu’à pérorer à mots couverts et dans l’ombre.
C’est-à-dire que Lingard tient, par son statut d’outsider, de Mesa, mais, par son peu d’empressement, il tient du mari De Ciz aussi bien. Il est « un de ces hommes faibles et insouciants qui sont le type même de l’aventurier, c’est-à-dire de l’homme incapable de résister à son imagination, de l’homme qui manque de force pour s’attacher solidement à quoi que ce soit » (Claudel 1916, p.1337) : Lingard est « defenceless as a child before the shadowy impulses of his own heart » (Conrad 1920a, p.11).
Et enfin, quelle portée ont les plans de Lingard pour la restauration de Hassim, en regard de cette révolte des Boxers en Chine en 1900, à laquelle sont confrontés les personnages de Partage de midi à l’acte III ? Un brig et un capitaine suffiraient pour réussir à Wajo, quand une alliance internationale a dû être mobilisée pour écraser la rébellion chinoise !
Avec tous ses calculs, ses promesses et sa réputation, le pauvre Lingard ne vise décidément pas bien haut. Peut-être est-ce le Nemo solitaire et digne qui entrave chez lui le Mesa passionné ? Peut-être est-ce le Mesa en lui qui mine le Nemo ? Toujours est-il que dans sa double « relation dialogique » à Verne et aux personnages dramatiques 233 , Lingard se disperse dangereusement.
Il se crée un delta intime qui le bloque en un point nodal.
D’autant plus incommensurable que Conrad n’a pas pu lire ou voir Partage de midi : la première édition (1906) fut en effet « limitée à 150 exemplaires » (Madaule & Petit 1967, p.1335), et la première représentation complète eut lieu au Théâtre de Francfort en mai 1929, avant que Jean-Louis Barrault ne reprenne la pièce en 1948.
Dont Mesa n’est qu’un représentant, qui illustre à sa façon un type fréquent au théâtre : « il s’agit d’arracher un homme à lui-même. Il y faut un sacré cric. L’instrument indiqué était une femme » (Claudel 1948b, p.1345).