5.4.5.1 Racisme : fin de non recevoir

La question qui trouble les personnages n’est en effet pas celle du racisme. Celle-là est concevable depuis longtemps, si longtemps même qu’elle n’intéresse plus les lecteurs tant soit peu cultivés : elle ne fait qu’un petit tour et puis s’en va dans The Nigger of the ‘Narcissus’, elle est disqualifiée d’emblée dans The Rescue, parce que la voix de ceux qui la posent n’est entendue de personne d’autre.

Ceux qui la posent sont Shaw et Martin Travers.

Shaw « felt himself immeasurably superior to the Malay seamen whom he had to handle », mais il est ridiculisé d’avance par ce commentaire introductif : « He was a man – as there were many – of no particular value to anybody but himself, and of no account but as the chief-mate of the brig » (Conrad 1920a, p.12). Si bien que dans le discours où Shaw se déclare opposé aux guerres, sauf contre les races inférieures (« I don’t hold with war. Sinful the old gentleman called it – and I think so, too. Unless with Chinamen, or niggers, or such people as must be kept in order and won’t listen to reason » (Conrad 1920a, p.22)), et en tout cas pas pour la beauté d’une femme (révélant par-là ce que Georges Brassens aurait appelé son côté « Corne d’Aurochs », celui qui « était incapable de risquer sa vie / Pour cueillir un myosotis à une fille » (Brassens 1955)), ce n’est que ce dernier point que veut bien entendre Lingard (« I have read the tale [= L’Iliade]. She [= Hélène] was very beautiful » (Conrad 1920a, p.22)), et encore l’entend-il juste assez pour alimenter sa propre rêverie : « ‘I have read the tale in a book’, said Lingard, speaking down over the side as if setting his words gently afloat upon the sea » (Ibid.). Si Shaw insiste, c’est la cloche du quart qui dispense quiconque de lui répondre : « The sound of a bell struck sharply interrupted Shaw’s discourse » (Conrad 1920a, p.23).

Au demeurant, quand aucune cloche providentielle n’est à portée d’oreille, Lingard ne se prive pas d’interrompre en personne le flot verbal de son second :

‘‘I could fight as well as any of them flat-nosed chaps we have to make shift with, instead of a proper crew of decent Christians. Fighting !’ […] ‘That’s all right. That’s all right’, said Lingard, stretching his arms above his head and wriggling his shoulders. (Conrad 1920a, p.25)’

Martin Travers ne réussit pas mieux que Shaw à faire entendre son discours raciste. S’il le profère, c’est au milieu d’une indifférence générale, entre un d’Alcacer qui « lost himself in the recollection of Mrs. Travers and Immada looking at each other » (Conrad 1920a, p.147-148) et des « patient stewards [who] had been waiting, stoical in the downpour of words like sentries under a shower » (Ibid., p.148). Il n’est pas jusqu’au soleil qui ne quitte le ciel pendant la logorrhée du pontifiant :

‘‘And if the inferior race must perish, it is a gain, a step toward the perfecting of society which is the aim of progress’.’ ‘He ceased. The sparks of sunset in crystal and silver had gone out, and around the yacht the expanse of coast and Shallows seemed to await, unmoved, the coming of utter darkness. (Conrad 1920a, p.148)’

Après un discours raciste, même les bancs de sable n’attendent plus que le retour de l’obscurantisme. Si bien qu’à chaque fois que Martin Travers revient sur le sujet, ne serait-ce que pour critiquer les vêtements trop « indigènes » que porte sa femme, la conversation tourne au dialogue de sourds, les divergences entre les voix de Martin et d’Edith Travers étant telles qu’ils ne s’entendent pas :

‘‘You talk like a pagan’.’ ‘It was a very strong condemnation which apparently Mrs. Travers had failed to hear for she pursued with animation : ’ ‘‘But really, you can’t expect me to meditate on [the fact that her husband’s life « hangs on a thread »] all the time or shut myself up here and mourn the circumstances from morning to night. It would be morbid. Let us go on deck’.’ ‘‘And you look simply heathenish in this costume’, Mr. Travers went on as though he had not been interrupted. (Conrad 1920a, p.275)’

Il y a donc unanimité pour rejeter les voix réactionnaires, et elles ne peuvent donc pas participer à une quelconque polyphonie.