Et pourtant, la question pourrait sérieusement se poser. Lingard, non content de sauver la vie de ses amis wajo, veut les rétablir au pouvoir. Soit. Mais ce faisant, il interfère avec les forces politiques locales, et on ne peut ignorer combien les gouvernements occidentaux aiment à établir des équilibres qui les avantagent en favorisant tel tyran plutôt que tel despote. Lingard risque donc de faire le jeu de l’une des puissances impériales, britannique ou néerlandaise, en présence dans l’Archipel. Et il n’est pas dit que lui, le sujet britannique, ne favorise pas indirectement les intérêts bataves. Jörgenson l’alerte sur ce point : « ‘I want Hassim to get back his own ––– ’ [affirme Lingard]. ‘And suppose the Dutch want the things just so 235 ’, returned Jörgenson’ » (Conrad 1920a, p.101-102).
La polyphonie sur l’opportunité d’une aide de Lingard apportée à Hassim ne s’exprime cependant pas longtemps en ces termes.
C’est que la voix de Jörgenson, ce si farouche opposant aux Néerlandais que « there was a lot about me in the Dutch papers at the time » (Conrad 1920a, p.102-103), est explicitement montrée comme anachronique. Non seulement le « at the time » indique que les combats de Jörgenson appartiennent au passé (« this Jörgenson knew things that had happened a long time ago » (Conrad 1920a, p.90)), mais la personne même de ce vieux marin est assimilée à un Orphée manqué, ou à une Euridyce pas encore renvoyée outre-Styx, on ne sait, mais en tout cas à une figure fantomatique. « Captain H. C. Jörgenson […] – an adventurous soul longing to recross the waters of oblivion » (Conrad 1920a, p.98) rappelle trop le « j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron » de Nerval pour qu’on n’y voie pas d’orphisme. L’image est reprise à la fin du chapitre, où « in this way did the restless shade of Captain H. C. Jörgenson recross the water of oblivion to step back into the life of men » (Conrad 1920a, pp.105 & 249). « The shade of Jörgenson had, indeed, stepped back into the life of men » (p.175), mais garde sa grandiose vision géopolitique, qui ne laisse pas d’être montrée comme inadaptée : sa lettre à Lingard « noted every gust of opinion and every event, with an earnestness of belief in their importance befitting the chronicle of a crisis in the history of an empire » (Conrad 1920a, p.175).
C’est donc en dernière instance ce décalage, maintes fois déjà noté ici, qui invalide la position de Jörgenson. Non seulement les jeux géopolitiques entre Britanniques et Néerlandais sont faits depuis 1824 (même les crises aggravées par l’ouverture du canal de Suez en 1869, ou causées très localement par la British North Borneo Co en 1881, ne changeront rien), et Jörgenson date un peu, mais le minuscule raj de Hassim ne pèse pas plus dans ces jeux qu’un « œuf de mouche dans une toile d’araignée », comme disait Voltaire à propos des pièces de Marivaux. Si bien qu’aux yeux de Mrs Travers aussi, le vieux marin semble être revenu d’outre-tombe et ne plus vraiment avoir affaire au monde réel :
‘What struck Mrs. Travers most, directly she set her eyes on him, was the other-world aspect of Jörgenson. […] That appearence of a resuscitated man who seemed to be commanded by a conjuring spell strolled along the decks of what was even to Mrs. Travers’[s] eyes the mere corpse of a ship and turned on her a pair of deep-sunk, expressionless eyes with an almost unearthly detachment. (Conrad 1920a, p.248).’On ne compte pas sur la voix d’un tel « pure spirit » (Conrad 1920a, p.248) pour établir une polyphonie. Bien que Mrs Travers s’avoue « and yet she didn’t dislike Jörgenson » (Ibid.), Conrad ne peut songer à fonder la multiplicité des visions du monde sur des séances de spiritisme.
A moins qu’on ne comprenne « so », non comme anaphorique, renvoyant à la phrase interrompue de Lingard (parlant du rétablissement de Hassim sur son trône), mais comme déictique, renvoyant à la situation actuelle (où Hassim est un fugitif). Peu importe : l’anachronisme de la mise en garde de Jörgenson demeure, que Lingard selon lui fasse le jeu des Néerlandais ou le contrarie.