5.4.5.4 Voix audibles

Les voix de Shaw, de Martin Travers et de Jörgenson une fois muselées, il ne reste comme voix audibles que celles de Hassim, d’Immada, d’Edith Travers et d’Alcacer. Or, si ces voix expriment des visions du monde différentes, ce ne sont que celles entre lesquelles Lingard est partagé.

D’Alcacer voit-il Lingard en chevalier (« this man is a knight » (Conrad 1920a, p.142)) ? Il ne fait que désigner autrement ce que Lingard nomme la conduite du gentleman : « I know what a gentleman is » (Conrad 1920a, p.164).

Edith Travers prévoit-elle une diplomatie spéciale pour tirer son mari et d’Alcacer des mains des Belarab, Daman, Tengga et autres chefaillons du crû ? Elle ne doute pas que Lingard aussi se joue des « conflicts of personal interests, mistrust between the parties, intrigues of individuals » ; elle attend que « his [= Lingard’s] diplomacy made use of all that » (Conrad 1920a, p.273). Et la suite lui donne raison : « That move [= « the long negotiations inside Belarab’s stockade for the temporary surrender of the prisoners »] had been suggested to him [=Lingard], exactly as Mrs. Travers had told her husband, by the rivalries of the parties » (Conrad 1920a, p.280).

Mais encore, Hassim et Immada s’inquiètent-ils de la suite que Tom Lingard va donner à leur plan initial ? Ils n’exprimeront jamais leur inquiétude aussi brutalement que Lingard le fait en son for intérieur : « it would mean the destruction of his plans and the downfall of his hopes ; and worse still would wear an aspect of treachery to Hassim and Immada » (Conrad 1920a, p.281).

Ainsi, ce que Martin Travers ne cesse d’appeler une « farce » (Conrad 1920a, pp.265 & 266), voire une « farcical conspiracy » (Ibid., p. 271) est pour Lingard une « tragedy » (Ibid., p.282), au sens où le héros est déchiré par « the forces that seemed to tear at his single-minded brain » (Ibid.).

Mais le plus remarquable est le mouvement inverse. Que Lingard intègre les voix de ses compatriotes, par culture, et celles de ses protégés, par choix, cela, pour être tragique si ces voix sont discordantes, n’en est pas déroutant. L’inattendu vient de ce qu’Edith Travers et, à un moindre degré, d’Alcacer, finissent par intégrer à leur tour le dilemme de Lingard.

‘He [= Lingard] had extorted from her a response to the forces that seemed to tear at his single-minded brain, at his guileless breast. He shook her with his own struggles, he possessed her with his emotions and imposed his personality as if its tragedy were the only thing worth considering in this matter. (Conrad 1920a, p.282)’

La « réponse » d’Edith aux tourments de Lingard peut bien sûr être lue comme un effet de la passion naissante entre les deux personnages, mais cela va au-delà d’un « partage », de midi ou pas, puisque Mrs. Travers parallèlement est touchée du sort réservé à Immada en particulier : « she envied, for a moment, the lot of that humble and obscure sister. […] She glowed with a sudden persuasion that she also could be equal to such an existence » (Conrad 1920a, p.153). C’en est au point que son entourage réagit à sa transformation. D’Alcacer le fait, discrètement d’abord (« D’Alcacer was fine enough to be aware that those two [= Edith & Lingard] seemed to understand each other in a way that was not obvious even to themselves » (Conrad 1920a, p.310)), plus audacieusement ensuite (« You, too, are the prey of dreams » (Ibid., p.315)). Martin Travers le fait grossièrement : « ‘You were always laughing at people’s crazes’, was what he said, ‘and now you have a craze of your own’ » (Ibid., p.352). Parlent-ils de la « passion » entre Edith et Lingard ? Parlent-ils d’une sympathie d’Edith pour la cause des fugitifs wajo ? Le fait est qu’Edith ne peut s’intéresser à Lingard sans sympathiser en même temps et comme de facto à son projet : « she had been taken into the confidence of that man’s perplexity […]. She was aware of something that resembled gratitude and provoked a sort of emotional return as between equals who had secretly recognized each other’s value » (Conrad 1920a, p.283).

De la part d’Alcacer, on n’attend bien sûr ni passion, ni enthousiasme trop manifeste pour une cause, quelle qu’elle soit. Pourtant, « detached in a sense from the life of men perhaps as much even as Jörgenson himself, he took a yet reasonable interest in the course of events […]. He had a sort of esteem for the outward personality and the bearing of that seaman » (Conrad 1920a, p.309). D’Alcacer est un Jörgenson, qui ne rechigne pas non plus à s’imaginer « crossing the Styx » (Conrad 1920a, p.356), mais un Jörgenson en phase avec le monde moderne, ce qui lui fait accepter la cause de Lingard, assez en tout cas pour s’attirer les remarques de Martin Travers : « I am afraid, d’Alcacer, that you, too, are not very strong-minded » (Conrad 1920a, p.352). Nul doute que Travers reproche ainsi à d’Alcacer ses sympathies, car s’il s’agissait de pur stoïcisme (« Mrs Travers tells me that we must be delivered up to those Moors on shore » (p.349) ; « I hope you don’t think I have appeared unduly anxious » (p.350)), il reconnaîtrait là au contraire les signes d’un « strong-minded » philosophe.

Les sympathies d’Alcacer, pour non dites qu’elles soient, si elles n’echappent pas à Martin Travers, n’échappent pas non plus à Edith. C’est pourquoi elle songe à partager avec lui « the burden (for it was a burden) of Lingard’s story » (Conrad 1920a, p.283). Edith sait qu’Alcacer est « an acute and sympathetic observer in all his secret aloofness from the life of men which was so very different from Jörgenson’s secret divorce from the passions of this earth » (Ibid.). Soulagée dans sa solitude d’unique confidente de Lingard, elle l’eût été aussi, en mettant d’Alcacer au courant, de partager « the responsibility with somebody fit to understand » (Conrad 1920a, p.283-284).

Les voix audibles d’Edith et d’Alcacer se mêlent donc à celle de Lingard, qui parle en partie en écho à celles de Hassim et d’Immada. Toutes les voix respectables résonnent par conséquent dans un seul esprit, schizé par les dilemmes et par les doutes. La polyphonie dans The Rescue est si présente qu’elle envahit l’intrigue et déchire tous les protagonistes l’un après l’autre. Elle les immerge dans un chronotope proto-Delta qui en dérouterait plus d’un.