6.2.2 Le nom de Patusan

La critique conradienne en tout cas ne pouvait pas tenir Patusan pour un lieu absolument fictif, sorte de Costaguana asiatique : dès 1846, les amateurs de ces batailles comme les Britanniques les menaient alors ont eu de quoi se satisfaire avec le récit du Captain Henry Keppel, qui a aidé le gouverneur du Sarawak James Brooke à raser l’un des foyers de la piraterie locale.

Tous les détails de l’assaut sont fournis, y compris deux cartes : l’une montrant le fleuve, du confluent de la Sekerang (rivière épelée Sakarang, vers l’amont de laquelle il a fallu remonter pour aller déloger d’autres foyers de pirates autochtones) à son embouchure ;

Figure 2 : Batang Lupar
Figure 2 : Batang Lupar

et la deuxième détaillant le site de Patusan même (Figure 3 infra).

Figure 3
Figure 3

Or, si ces cartes font encore l’objet de rééditions dans des compilations (voir Rajah Brooke’s Borneo (Tate 1988, pp.40 & 38 respectivement) par exemple), c’est que l’événement qu’elles aident à situer n’est pas négligeable : l’épisode a été abondamment décrit par les chroniqueurs de l’époque. Si bien que le nom de Patusan est parfaitement connu des critiques modernes, même si plus aucune trace n’en subsiste, ni sur place entre Bakong et Stirau, ni sur les cartes récentes, fussent-elles celles de géologues (Dhillon 1967, p.57 (Figure 4 infra)) ou du très officiel Jabatan Ukur dan Pemetaan Malaysia (Land & Survey Department. Carte au 1/50.000, n° 1/111/10).

Figure 4
Figure 4

Cette lacune cartographique n’empêche pas les conradiens de savoir de quoi il retourne. Ainsi, Henriette Bordenave pour son édition de Lord Jim (Bordenave 1982, page 1350, note 5) rappelle-t-elle que « le nom de Patusan a pu être emprunté à Henry Keppel, Expedition to Borneo, Londres, 1846, ou à Rodney Mundy, Narrative of Events in Borneo and Celebes, Londres, 1848, où se trouve le récit de la prise d’une forteresse pirate de ce nom, mais au Sarawak, au nord-ouest de Bornéo, dont le rajah était James Brooke 236  ».

Cependant ces commentateurs, aussi visiblement informés soient-ils, ne s’arrêtent pas à leurs propres remarques. Même John Dozier Gordan ou John Batchelor, qui insistent pourtant sur l’histoire du Sarawak comme source d’inspiration pour Lord Jim II (Gordan 1940 237  ; Batchelor 1988), ne franchissent jamais le pas : le nom de Patusan a beau être cohérent avec l’idée d’une « relation dialogique » entre Lord Jim II et l’histoire des Brooke, il est hors de question pour ces deux critiques d’y situer le règne de Jim. John Batchelor préfère rapprocher le prénom du héros éponyme de celui du premier rajah blanc, James Brooke (Jim’s « real life namesake », Batchelor 1994, p.111), plutôt que de trop rapprocher Patusan de Patusan.

Cette réticence est d’autant plus surprenante qu’elle ne fut jamais exprimée par Conrad, qui se montre pourtant parfois susceptible sur d’autres points : s’il rechigne par exemple à reconnaître un lien entre l’attentat de Greenwich du 15 février 1894 et son Secret Agent (Conrad 1907) 238 , rien n’indique de crainte sur la toponymie bornéenne. N’écrit-il pas en effet à W. H. Chesson : « The river and the people have nothing true – in the vulgar sense – but their names » (Conrad 1894d, p.186) ? Il s’agit certes à l’époque d’Almayer’s Folly, mais il reste que l’on se demande qui a pu décider que les noms devenaient soudain négligeables en 1900, alors que Conrad ne se gêne par ailleurs, ni pour laisser à un lieu son anonymat (c’est le cas pour le Singapour de ‘The End of the Tether’), ni pour forger un nom à sa convenance (comme Sulaco, Costaguana, Batu Beru ou Pangu Bay), s’il le juge bon : « You find the name of the country pretty often in collections of old voyages » (Conrad 1900, p.226).

Quel argument parviendra donc à nous convaincre que l’utilisation d’un nom aussi célèbre en son temps que Patusan 239 ait pu être placé là par hasard ?

Notes
236.

A Keppel 1846 et Mundy 1848, on pourrait ajouter : Saint-John 1879 pour sa biographie de James Brooke (où Patusan est nommé au ch.4, p.91 & p.92, n.1, au ch.5, p.103, et au ch.8, pp.166 & 168) ; et surtout Keppel 1899 qui revient sur cette affaire dans A Sailor’s Life, vol.2, réactualisant au moment même où paraît Lord Jim le récit de ce haut fait. A noter cependant que Spenser Saint-John, dans son Life in the Forests of the Far East (Saint-John 1862, p.24) épèle la place Pamutus, et que Hugh Low dans sa description de Sarawak, Its Inhabitants and Its Productions la nomme Pa-mutus (Low 1848, ch.4, p.112). Il semble en effet que l’on ne s’accorde pas sur le nom exact : Keppel (1846) l’épèle parfois Patusen, Runciman (1992) l’écrit Putusan, Payne (1960) Patusan, tandis que Baring-Gould & Bampfylde (1909), bien qu’ils utilisent Patusan, spécifient en note (p.104, n.1) : « More correctly Putusan, or Penutus. We retain the old spelling ». La prononciation [putus¶n] entendue [p¶tus¶n] à cause de la non accentuation de la première syllabe, explique les hésitations sur la transcription orthographique entre Patusan, Patusen et Putusan. Il reste qu’un [p¶m/nutus] existe concurremment. Nous l’avons dit, ce n’est pas la cartographie qui nous éclairera. En revanche, la coexistence dans la langue Iban d’un pemutus qui signifie « breakthrough » (Sutlive 1994, p.199) et d’un putus (verbe d’où se dériverait aisément putusan par suffixation (notamment sous l’influence du malais keputusan (= « settlement » (Coope 1976, p.220b)), comme pemutus en dérive par préfixation) signifiant « to break » (Sutlive 1994, p.216), laisse entrevoir les raisons de cette double désignation d’un endroit où « perce » effectivement la rivière Gran. Putusan ou Pe[m]utus : Baring-Gould & Bampfylde ont (presque) raison, Low et Saint-John (1862) n’ont pas tout à fait tort.

237.

« Countless details confirm the probability that the Patusan episode derived from Conrad’s reading about the Rajah James Brooke of Sarawak » (Gordan 1940, p.64).

238.

Conrad reconnaît le lien en novembre 1906 : « It is based on the inside knowledge of a certain event in the history of active anarchism » (Conrad 1906g, p.371), mais « he denied it to a correspondent in 1923 : he then said that he had been out of England at the time, and ‘never knew anything of what was called […] the ‘Greenwich Bomb Outrage’ […]’ » (Seymour-Smith 1984, p.15, après Sherry 1971, p.228).

239.

Est-ce la perte de cette donnée, la célébrité (certes éphémère, mais tout de même) de Patusan, qui induit ainsi en erreur ? Il est possible en tout cas que cela explique que la toponymie ait fini par paraître secondaire et que d’autres considérations (nommément : les descriptions et les itinéraires) soient venues troubler les débats.