6.2.3.1 Les noms qui ne nomment pas

Tout en fait se condense en une formule qui sonne comme un credo et que Norman Sherry place en tête de son chapitre 8 (Sherry 1966, p.173) :

‘Where the naming of places in the East was concerned, Conrad seems to have had a settled policy – a policy of concealment. Either he gave no name and left the location of a story deliberately vague, as in the case of his ‘Eastern’ ports and the ‘East’ of ‘Youth’, or he provided a suitable fictional name, such as Sambir, or he transferred a name from another geographical area, such as Patusan. 240

Or, ce résumé mêle deux cas très disparates. Conrad en effet s’est expliqué sur l’anonymat conservé à certains lieux sommairement situés dans une région du globe. Dans une lettre à Richard Curle (Conrad 1922d) que Norman Sherry cite à l’appui de son axiome, il dit :

‘Explicitness […] is fatal to the glamour of all artistic work, robbing it of all suggestiveness, destroying all illusions […] In ‘Youth’, in which East or West are of no importance whatever, I kept the name of the Port of landing out of the record for ‘poeticized’ sensations. The paragraph you quote of the East meeting the narrator is all right in itself ; whereas directly it’s connected with Muntok it becomes nothing at all. Muntok is a damned hole without any beach and without any glamour, and in relation to the parag[raph] is not in tone. Therefore the par[agraph], when pinned to a particular spot, must appear diminished.’

Loin d’être une « settled policy », la dissimulation des noms tient donc à de sévères raisons, à un choix que Conrad prend grand soin de justifier par des mobiles particuliers. Et il est vrai qu’il n’est nul besoin de nommer même Singapour dans ‘The End of the Tether’ (puisque rien de décisif ne se passe dans la ville elle-même), ou Muntok dans ‘Youth’, pour qu’un chronotope Nán Yáng y fonctionne : la mention du Far « East » ou de faux noms à consonance spécifique suffit. A cette aune, que les vrais noms soient tus et dilués dans un espace plus vaste, ou que de faux noms ne viennent pas signifier autre chose que l’étendue approximative qui seule compte, revient au même.

Mais cela veut dire que la « policy » occasionnelle ne s’applique pas qu’aux « places in the East » : Sulaco sur la Côte à Guano qu’est le Costaguana se dilue aussi entre Costa Rica, Guatemala et Nicaragua, ne signifiant guère que l’Amérique Latine, et restant par-là assez « suggestive » pour laisser la fiction se déployer. La phrase initiale du chapitre 8 de l’ouvrage de Norman Sherry discuté ici est donc un double coup de force intellectuel, limitant péremptoirement le problème au « naming of places in the East » et supposant (« seems ») une politique générale là où ne règne à l’évidence que le cas par cas.

A l’évidence, car les lieux nommés et situés comme tels en Extrême-Orient ne manquent pas : « Penang », « Rangoon », « Batavia », « Samarang », « Bankok », the Moluccas, Java, « the Celebes », « Succadana », Zamboanga, Manila, Mindanao, « Poulo Laut », the Sunda Straits, « Malacca », Tondano 241 , pour ne relever de toponymes que dans Lord Jim (Conrad 1900).

La question de Patusan ne sera donc résolue par aucune pirouette : dans Lord Jim la « settled policy » boite singulièrement. D’ailleurs, la « dissimulation » par « transfert » de nom d’une région géographique à une autre resterait un cas unique que les modes plus fréquents de brouillage rendent inexplicable : pourquoi soudain avoir choisi ce procédé quand nommer le « royaume » de Jim Tanjung Lahir, Sungai Bersih ou Batu Tulis auraient bien mieux fait l’affaire du « concealment 242  » ?

Nul doute que le couplet sur l’usage des noms chez Conrad ne soit qu’une tentative après coup pour théoriser la position prise dans les chapitres 5 à 7 de Conrad’s Eastern World, à savoir l’attention exclusive prêtée aux descriptions de paysages ou d’événements vaguements biographiques.

Notes
240.

On se demande d’où monsieur Jean-Pierre Vernier tire sa note 2 sur la page 151 de son édition d’‘Au bout du rouleau’ (Vernier 1985, p.1296) : « Les lieux géographiques évoqués par Conrad sont souvent difficiles à identifier, car il avait coutume d’éviter toute référence à un endroit précis, soit en restant délibérément dans le vague, soit en créant des noms fictifs, ou en utilisant des noms de lieux réels dont il changeait le contexte géographique. » 

241.

Il s’agit respectivement de : Pulau Pinang (p.5) ; Yangon, la capitale du Myanmar (Birmanie) (p.5) ; Djakarta (pp.5 & 218) ; Semarang (pp.36, 149 & 346) ; Bangkok (pp.198, 200 & 345) ; les Moluques (p.202) ; un « Javanese » (p.204) et la « Java Sea » (p.356) ; Sulawesi (pp.205 & 256) ; une province de Kalimantan Barat (p.280), « Sucadana, having fallen into insignificance » (Low 1848, p.104) ; la ville à la pointe sud-ouest de Mindanao (Philippines) (pp.344 & 354) ; Manille (p.353) ; Pulau Laut (p.356); le détroit de la Sonde (p.357) ; Melaka en Malaisie péninsulaire (p.368) ; la ville de la pointe nord-est de Sulawesi (Minahassa Peninsula) (p.375).

242.

Ou tout autre « Kuala Solor », comme Somerset Maugham nommera (Maugham 1930, p.13 et passim) l’embouchure de cette « Lupar River » sur laquelle « [he] nearly lost his life » (Freitas 1975, p.4). On nous pardonnera ici les jeux de mots faciles sur, respectivement, le « cap [de la re-]naissance », la « rivière propre » ou la « pierre à écrire » qui n’est autre que l’ardoise scolaire, cette slate que Jim justement voudrait clean (Conrad 1900, pp.185 & 186). Joseph Conrad lui-même en commet de plus scabreux, notamment avec « Batu Kring », ce « Roc Sec » qui fait évidemment penser à un nom d’île, mais qui fait aussi calembour avec batuk kring (littéralement « toux sèche »), le nom malais de la tuberculose. Supposera-t-on en effet que la respiration difficile des tuberculeux est l’interprétation par humour noir conradien du « sough[ing] » (Conrad 1900, p.349) que l’on retrouve dans Pulau Terisau, l’île « trois fois bruissante » située dans l’embouchure du Batang Lupar ?