6.2.3.2 Forty miles et deux collines.

Or, le recours aux descriptions pose un sérieux problème méthodologique.

Niera-t-on par exemple que Les Misérables se situent à Paris sous prétexte que le couvent du Petit Picpus où Jean Valjean se cache avec Cosette tombe dans un vide topographique (Modiano 1997, p.52 243 ) ?

La vérité est que tout argument fondé sur le décor d’une histoire fictive s’expose à un feu nourri de contre-arguments.

Avec Norman Sherry sur Patusan, nul besoin même de chercher de telles répliques : les scrupules du critique le poussent à les fournir lui-même, et il ruine par honnêteté intellectuelle nombre de ses propositions, à peine les a-t-il exposées.

C’est le cas par exemple quand il voit dans la « chain of islands » qui s’étend au large de la côte de Patusan (Conrad 1900, p.332) un trait typique de l’embouchure du Berau : au paragraphe suivant il nous assure que « such a coastline might be common to many Bornean estuaries » (Sherry 1966, p.120).

Et que dire de tous les éléments de description qu’il ne relève pas parce qu’ils ne cadrent pas avec le paysage de la vallée du Berau !

Que sont par exemple ces cyclones qui « passed within sixty miles of the coast » (Conrad 1900, p.413) ? Le Sabah et la Mer de Chine Méridionale en connaissent, à 60 milles au nord des côtes du Sarawak ; à 60 milles à l’est de la côte de Kalimantan Timur, c’est-à-dire dans la partie sud de la mer des Célèbes, on n’en compte pas un !

Quant aux données biographiques, c’est encore bien pis. Noterait-on une convergence entre des situations inscrites dans An Outcast of the Islands (incontestablement situé sur le Berau) et Lord Jim, qu’il faudrait pouvoir en tirer une conclusion. Or, Norman Sherry avoue : « The relationship between these two versions of what is basically the same situation [old traders having established trading-posts on an Eastern river, which are run by their agents], and the facts of the trading post at Berau as Conrad knew them, or had heard of them, cannot be definitely established » (Sherry 1966, p.132).

D’ailleurs, établirait-on un lien que cela ne voudrait rien dire : le théorème énonçant que le lieu d’un événement fictif est le même que celui d’un événement biographique correspondant reste à écrire.

Car voici une autre situation connue de Conrad sur le Berau : un Blanc (Olmeijer ou Lingard) règne sur un territoire indigène. En conclura-t-on que Kurtz, le Blanc qui règne sur les travailleurs nègres, est un Olmeijer revisité et que le fleuve Congo coule en réalité en Indonésie ? Le mythe colonialiste (au sens freudien, où un seul individu condense ce que tout un groupe a en réalité accompli) du Blanc gouvernant des sauvages n’a pas besoin de s’ancrer dans une quelconque biographie. Quant à l’histoire, la grande (James Brooke) ou la petite (Olmeijer et Lingard à Tanjung Redeb), elle se répète à travers le monde du XIXe siècle. La fiction là-dessus fait ce qu’elle veut : L’Adieu au roi montre aussi un Blanc régnant sur des indigènes (Schöndörfer 1964), sauf que cette fois nous sommes au Sabah, à la source du fleuve Sembakung qui s’écoule vers Kalimantan…

Ainsi, avec quelques descriptions et quelques anecdotes dans sa besace, on est paré pour entrer dans toutes les auberges espagnoles de la littérature, et pour placer entre autres, si l’on y tient, le Damas de Saint Paul à Qumran (Baigent & Leigh 1992) !

Les pires manœuvres ont toujours été exécutées chaque fois que la « nouveauté » d’une thèse pouvait s’en trouver établie, et s’engager encore sur ce terrain est décidément téméraire.

On ne s’étonnera pas par conséquent de relever des modaux de l’incertitude à chaque détour de paragraphe chez Norman Sherry. « Much of this is relevant to Conrad’s portrait of Lingard, and perhaps of Stein in Lord Jim » (Sherry 1966, ch.5, p.93) ; « The connection between Lingard and Stein is less certainly proved, but remains, I think, a strong probability » (Ibid.) ; « The situation appears in Almayer’s Folly and An Outcast of the Islands, and it is present to some extent in the second part of Lord Jim » (ch.6, p.131) ; « So far as I can gather, Jim Lingard lived with a Sea Dyak » (p.136) ; « Tamb’ Itam may have had his origin in Lias » (Ibid.).

Si bien qu’au bout du compte, les seuls éléments qui ne soient pas révoqués en doute par le critique lui-même sont au nombre de deux : le « settlement » est à « about forty miles from the sea » (Conrad 1900, p.220) et on aperçoit des « twin hills » du fort de Jim.

Arrêtons-nous sur chacun de ces éléments.

‘Conrad’s settlement has, therefore, certain distinctive features – the situation of the village forty miles from the sea, the junction of two rivers near the settlement, the bend in the river which shuts the view of the settlement. (Sherry 1966, p.122)’

Cela convient tout à fait au comptoir de Tanjung Redeb, puisque « In the Eastern Archipelago Pilot I found confirmation of Conrad’s statement that the settlement was ‘about forty miles from the sea’ », nous apprend Norman Sherry (Ibid.).

Mais cela laisse rêveur. Les coordonnées de Patusan, telles qu’on peut les relever sur l’Operational Navigation Chart du ministère britannique de la Défense (1978), sont : 1°16’N et 111°24’E. Celles de l’embouchure du Batang Lupar, que l’on peut situer, disons, à Pulau Terisau, sont : 1°31’N et 110°58’E. A vol d’oiseau, la distance entre les deux est donc l’hypoténuse d’un triangle rectangle mesurant 15’ (soit 15 milles marins) sur le petit côté et 26’ (26 milles marins) sur le grand côté : Pythagore nous confirme que Patusan est à 30 milles à vol d’oiseau de l’embouchure du fleuve (« Patusan town ‘being situated internally’, he remarked, ‘thirty miles’ » (Conrad 1900, p.240)), ce qui, compte tenu des méandres du Batang Lupar, n’a aucun mal à le placer à « about forty miles from the sea » également ! Ce serait en tout cas dans l’ordre de grandeur des distances communément mentionnées, qui ne poussent guère que jusqu’à « fifty miles up the Batang Lupar » (Rutter 1930, p.113).

Mais alors, tout y est : la distance, « the junction of two rivers near the settlement » (la rivière Gran rejoint le Batang Lupar à Patusan : « At Patusan there is a small river, the Grāhu [sic] »(Saint-John 1879, p.92)), « the bend of the river »… La description de Tanjung Redeb pourrait à la virgule près être celle de Patusan. Nous ne sommes pas plus avancés.

Restent les deux collines. Que n’a-t-on pas glosé sur ces « two steep hills » qui s’élèvent « above the level of the forest » (Conrad 1900, p.220) ! Si Norman Sherry les mentionne par deux fois (Sherry 1966, pp.120 & 154), c’est évidemment parce qu’il les retrouve à Tanjung Redeb. Henriette Bordenave ne se fait pas faute d’y insister : « Cette agglomération [Tandjong Redeb], telle que put la voir Conrad, était, en effet, comme Patusan [je suppose que la commentatrice entend par-là le Patusan fictif conradien], dominée par des collines jumelles » (Bordenave 1982, p.1350). Et depuis, les visiteurs ne manquent pas de confirmer la pérennité de ce double tertre (voir Visser 1993, recopiant des passages de Young 1991).

Mais à Bornéo, ces formations jumelles de roches calcaires ou de grès sont légion. Dans ce que Conrad a pu lire, on trouve chez Spenser Saint-John cette remarque de 1862 sur « the entrance of the Batang Lupar, which is marked by two conical hills – one the island of Trisauh [sic], in the centre of the river, the other on the right bank » (Saint-John 1862, vol.1, ch.1, p.16). Le même auteur y reviendra dix-sept ans plus tard : « Its entrance is marked by two hills, one on either bank [sic], with the island of Trisan [sic] in the centre » (Saint-John 1879, ch.8, p.90).

Point n’est besoin d’ailleurs de se cantonner à ces deux embouchures. Loin vers l’intérieur, vers les sources de deux fleuves (Limbang et Trusan), on trouve un Batu Lawi que Harwant Singh, l’auteur du cliché ci-dessous (Figure 5), décrit comme « a striking feature with two peaks aligned in a north-south direction » (Harwant Singh 1998, p.15).

Figure 5 (Harwant-Singh 1998, p.16)
Figure 5 (Harwant-Singh 1998, p.16)

Il est vrai que Spenser Saint-John n’a pas réussi à voir, ni par conséquent à décrire, ce roc qu’il appelle Lawi, à cause de la brume. Mais cela ne l’a pas empêché de dépeindre ainsi les deux « frères » dont Batu Lawi est le « père » : « two mountains next to us looked very high, perhaps between 7,000 and 8,000 feet » (Saint-John 1862, vol.2, ‘Limbang Journal’, ch.5, p.128).

Tout cela pour dire combien la présence de deux collines jumelles à Tanjung Redeb pèse peu, et pèse d’autant moins qu’aucun des deux romans conradiens situés explicitement sur le Berau (Almayer’s Folly et An Outcast of the Islands) n’en fait mention. En effet, quand le deuil revient en écho à Almayer, il lui est renvoyé par des collines banales, dont rien ne dit qu’elles fussent jumelles ou quintuplées : « From the hills far away the echo came back like a long drawn and mournful sigh » (Conrad 1895a, p.81, ll.17-18).

D’ailleurs, dans Lord Jim, il ne suffit pas que les collines soient jumelles. Il faut encore que leur « appearance from the settlement [be] of one irregularly conical hill split in two » (Conrad 1900, p.220). Qui prétendra que ce trait vient d’une observation sur le site du Berau ? Bien plutôt est-ce un écho de ce que Conrad a pu lire sur le Bornéo de James Brooke, et en particulier de cet extrait du journal de 1845 de Hugh Low que l’auteur fournit à la fin de son livre sur le Sarawak (Low 1848, p.396) :

‘We reached Si Budah, a temporary farm village of the Sempro Dyaks, situated at the foot of the mountain of the same name, which, like the others [along the Sarawak Kiri River banks], is limestone and precipitous. It appears higher than either Sebayet or Si Gigi, peaked on the face, towards the north, and appearing to be a narrow ridge on the top, as, through a large hole, which pierces the limestone, the sky can be seen.’

Voilà donc un exemple de colline unique mais fracturée…

Cependant on peut dire mieux encore. Cet accident du relief qui borne l’univers de Lord Jim mais qui par sa brêche laisse espérer l’accès à un autre espace est une métaphore connue du tournant de la vie ou du destin, métaphore soulignée encore par cette lune qui se lève en suivant juste la fissure : comme le franchissement du Rubicon, la faille propice est un cliché littéraire, depuis Pyrame & Thisbé (surtout traité par les comédiens du Midsummer Night’s Dream 244 ) jusqu’aux tours new-yorkaises entre lesquelles se lève à la verticale cette autre lune (de néon) qu’est l’enseigne du Moon Palace (Auster 1989, p.16-17).

Ainsi les traits les plus remarquables des environs du Berau se révèlent-ils banals, répandus sur toute l’île de Bornéo, ou métaphoriques, et ne prouvent rien.

C’est pourquoi une autre hypothèse a pu être avancée, qui se fonde non seulement sur des éléments de description négligés (!) par Norman Sherry et qui contredisent sa supposition kalimantanaise, mais aussi sur l’étude de l’itinéraire suivi par Gentleman Brown.

Notes
243.

« J’ai relu les livres cinquième et sixième des Misérables. Victor Hugo y décrit la traversée nocturne de Paris que font Cosette et Jean Valjean, traqués par Javert, depuis le quartier de la barrière Saint-Jacques jusqu’au Petit Picpus. On peut suivre sur un plan une partie de leur itinéraire […]. Et soudain, on éprouve une sensation de vertige, comme si Cosette et Jean Valjean, pour échapper à Javert et à ses policiers, basculaient dans le vide : jusque-là, ils traversaient les vraies rues du Paris réel, et brusquement ils sont projetés dans le quartier d’un Paris imaginaire que Victor Hugo nomme le Petit Picpus. »

244.

« And through Wall’s chink, poor souls, they are content

To whisper. At the which let no man wonder.

This man, with lanthorn, dog, and bush of thorn,

Presenteth Moonshine. For if you will know,

By moonshine did these lovers think no scorn

To greet at Ninus’ tomb, there, to woo » (Shakespeare 1595, V, 1).