6.2.4.1 Itinéraires

En effet, ce que l’on sait du chemin suivi par Jim pour rejoindre Patusan manque de précision : « A brigantine of Stein’s was leaving for the westward » (Conrad 1900, p.237) à partir de Semarang.

Jim s’embarque donc, mais pour quel détroit ? Celui de la Sonde ? de Bangka ? de Gaspar ? de Karimata ? Tous sont à l’ouest de Semarang, mais conduisent à des îles bien distinctes.

En revanche, le parcours de Gentleman Brown est plus détaillé. Partant de Zamboanga (Conrad 1900, p.354), il s’enfuit plein sud parce que « Brown’s idea was to make for Madagascar » (p.357). Il passe donc « down the Straits of Macassar » jusqu’à « Poulo Laut » et traverse « the Java Sea » (p.356). Après quelques frayeurs causées par « an English gunboat » (p.356) et « a Dutch corvette » (p.357), Brown parvient à traverser « the Sunda Straits » (Ibid.) : Batu Kring, à l’entrée du fleuve baignant Patusan, est à « less than a week » de ce détroit.

Si l’on suppose que Brown traverse la mer de Java d’est en ouest et franchit le détroit de la Sonde du nord au sud, il débouche dans l’Océan Indien en fin de parcours et n’a plus, à l’ouest (ainsi que le départ de Jim pour Patusan l’avait indiqué) de Semarang, c’est-à-dire de Java, que Sumatra comme ancrage possible. Quod erat demonstrandum.

Cela est clair, si l’on suppose que Brown traverse la mer de Java d’est en ouest et franchit le détroit de la Sonde du nord au sud.

Or, rien ne dit qu’il le fasse. Pressé de se rendre à Madagascar et craignant, à juste titre, les patrouilleurs de la mer de Java, il peut opter pour le plus court, qui consiste à traverser la Java Sea du nord au sud et à s’en échapper par le détroit de Lombok. Le texte de Conrad maintient admirablement l’ambiguïté en jouant sur la direction des vents : « three days of squally weather from the north-east shot the shooner across the Java Sea » (p.356), dans une direction par conséquent comprise quelque part entre… l’ouest et le sud !

Notons cependant que des courants s’ajoutent généralement aux vents dans cette région, « des courants d’une telle impétuosité qu’ils entraînent les bâtiments même contre la mousson de l’ouest [sic pour « du sud-ouest », c’est-à-dire contre la mousson d’été] » (Verne 1891, p.147) ; des courants qui poussent donc vers le sud puisqu’ils contrecarrent par exemple la course de la Dolly-Hope qui vise Singapour 245 . Cela rend plus probable encore le choix pour Brown d’un itinéraire aidant à parer au plus pressé.

Mais surtout, la traversée nord-sud de la mer de Java résoudrait un problème que les tenants de l’option Sumatra reconnaissent affronter sans succès.

‘The distance between the S point of Poulo Laut and the NE entrance to Sunda Straits is about 620 miles, a distance that Brown is reported to have logged in ‘three days of squally misty weather from the north-east’. That would call for an average speed of some 8.6 knots which in turn would involve fairly long spells at ten knots or more, simply to keep up the rate of speed. It seems most unlikely that a nineteenth-century schooner which is described as ‘stout’ and therefore heavy (as opposed to graceful and fast) could have maintained such speeds over three days, especially in squalls, which bring revolving winds. (Van Marle & Lefranc 1988, p.383)’

En revanche, si Brown ne va plus de Pulau Laut au détroit de la Sonde mais à celui de Lombok, la distance tombe de 620 milles marins à 280, et la vitesse moyenne nécessaire pour couvrir la distance en trois jours n’est plus que de 3,8 nœuds : toutes les difficultés disparaissent d’elles-mêmes.

Or, ce n’est qu’une fois réfugié en hâte du côté Océan Indien de l’île de Java que Brown se ravise : « Yet before he could face the long passage across the Indian Ocean food was wanted – water too » (Conrad 1900, p.357). C’est alors, et alors seulement, qu’il songe à Patusan (« Perhaps he had heard of Patusan » (Ibid.)). Il choisit de s’y rendre. Mais au lieu de revenir dans cette dangereuse mer de Java qu’il a fui si précipitamment, il a plutôt intérêt à longer Java par le sud et à rentrer dans l’archipel en franchissant le détroit de la Sonde du sud au nord.

La distance qui lui reste à parcourir n’est alors plus « between Point B[e]limbing (just SW of the Straits) and Teunom », soit « 840 miles » (Van Marle & Lefranc 1988, p.383), mais entre le détroit de la Sonde et le Sarawak via le détroit de Gaspar, soit 600 milles environ. De nouveau, le problème d’une navigation rapide s’atténue. « [It] would seem quite unlikely that Brown’s schooner succeeded in logging ten miles during each of th[e fourteen hours a day at best when winds give a sailing vessel a reasonably good push] over a six-day period » (Van Marle & Lefranc 1988, p.383). Mais peut-être une vitesse moyenne de 7 nœuds sur les 600 milles jusqu’à Patusan serait-elle plus vraisemblable !

En tout cas cela limiterait l’embarras des critiques qui s’empêtrent dans leurs conclusions : « Conrad, then, must in this instance be given the benefit of the doubt, and full allowance must of course be made for the fact that he has to get Brown and his men all the way from Poulo Laut to far-away Patusan in a minimum number of days, the food and water on board being scarce » (Van Marle & Lefranc 1988, p.383).

Car au lieu de « douter » (pour quel « bénéfice » exactement ?) des connaissances de Conrad sur la navigation dans l’archipel malais, il suffirait de douter que Patusan soit sur le Teunom.

Notes
245.

On aime généralement à dénier à Jules Verne toute qualité de marin. Mais son jeune frère Paul a fait carrière dans la marine et pouvait lui fournir ce genre de renseignements.