6.2.4.2 Sumatra, entre Aceh et les Batak

A l’insouciance surprenante dont certains critiques font montre sur les questions de navigation quand il s’agit d’une œuvre de l’ex-capitaine Joseph Conrad (!), s’ajoute d’ailleurs une ignorance coupable de la situation ethno-politique du Sumatra de 1900.

S’il n’est pas assuré, même dans l’hypothèse Sumatra, que le fleuve de Jim soit exactement le Teunom (pourquoi pas le Woyla puisque Van Marle & Lefranc eux-mêmes descendent jusqu’à Meulab[o]h (voir supra) ; ou même le Teripa ?), au moins les adeptes de cette théorie le situent-ils tous dans la province d’Aceh (« Achin », comme diraient Van Marle & Lefranc (1988, p.383)), ou au pis dans la région des Batak (le « Bataklanden » des gazettes néerlandaises) juste au sud, à la hauteur de Medan. Jamais plus bas.

Or, chacune à sa façon, ces deux provinces sont lourdement marquées à l’époque de Lord Jim par des réputations dont on ne voit guère la pertinence pour le Patusan fictif.

Il est vrai pourtant qu’Aceh a longtemps été « a native-ruled State » (Conrad 1900, p.220), dominé par « a dynasty of Bugis origin established in 1727 when the Maharaja Lela Melayu, a Bugis, was appointed ruler by the powerful orang kaya (merchant-officials) and ulubalang (territorial chiefs) » (Lee 1995, p.1). Ceci expliquerait que les Bugis soient si souvent mentionnés dans Lord Jim II 246 .

Ce qui s’explique moins, c’est l’état de guerre perpétuel dans lequel s’est trouvé le sultanat d’Aceh depuis le XVIe siècle, quand les Portugais occupaient encore Melaka (1511-1640) : « Over a period of more than a century, the Portuguese in Malacca fought several major wars with Aceh » (Lee 1995, p.2).

Car il n’a pas suffi que les Néerlandais délogent les Portugais de leur comptoir malais.

Non seulement Aceh se battait aussi contre les Batak (voir le compte rendu à ce sujet dès les Voyages de Fernão Mendès Pinto (Mendès Pinto 1539)), mais le changement de colons à Malacca a simplement signifié un changement d’ennemis européens pour le sultanat. Et l’Indonésie d’aujourd’hui doit encore affronter le GAM (Free Aceh Movement) dont les « rebels » ne désarment que le temps d’un « ceasefire » jamais bien long : « Thousands have been killed in Aceh in the past 10 years, mostly during the 1990s under autocratic ruler Suharto » (AFP, Sarawak Tribune, 26-09-2000, p.10).

Quel rapport donc entre ce petit sultanat à velléités indépendantistes et islamistes, et le Patusan de Lord Jim ? Autant reconnaître que les Bugis sont sur toutes les côtes d’Asie du Sud-Est, et que le choix d’Aceh pour la ré-émergence de Jim serait d’autant plus mal inspiré que Conrad savait de quoi il retournait. Ne mentionne-t-il pas en effet « the last Acheen war » dans Almayer’s Folly (Conrad 1895a) et dans ‘The End of the Tether’ (Conrad 1902c, p.245) ? Or, la « guerre d’Atjèh » comme la nomme monsieur Jean-Pierre Vernier (« ou Atchin, ou Achin »), « fut une série de rébellions menées par les tribus de cet Etat indépendant, alors appelé Achech [sic], contre les Hollandais [sic], de 1873 à 1903 » (Vernier 1985, p.1304, note 1 à la page 256 de ‘Au bout du rouleau’). Ces rébellions faisaient donc encore rage au moment où Conrad écrivait Lord Jim.

Cependant, il serait pis encore de placer Patusan au pays des Batak. Car ce ne sont pas seulement les guerres qui en défraient la chronique : c’est aussi le cannibalisme.

Un cannibalisme dont on discute fort, depuis le début du XIXe siècle jusqu’à l’époque de Conrad. On réplique par exemple en 1827 à ce qui s’est dit en 1823 :

‘The reviewer [Mr. Anderson, ‘A Mission to the East Coast of Sumatra in the Year 1823’] seems to have confounded the tribes of that singular nation, inhabiting the districts above Delli and Langkat [= the ‘Battak’], who are cultivators of pepper, with the more barbarous and indolent tribes who are found considerably further to the southward, in the interior of Batubara, Assahan, Beelah and Panei (Moor 1837 (collector), p.114).’

Car c’est en 1822 que les « ‘Proofs of Cannibalism among the Battas’ » ont été apportées par une lettre du révérend Burton (Burton 1822) à T. S. Raffles.

Aussi, en 1891 encore, un von Brenner écrit-il sa Besuch bei den Kannibalen Sumatra’s, qui sera citée jusqu’en 1921 par H. F. Tillema, bien que ce dernier, en tant que pharmacien (« apotheker »), s’intéresse surtout à la santé des indigènes :

‘Parmi les maladies, qui se distinguent par leur prolifération et leurs nombreuses occurrences imprévues, la variole s’est déclarée dans un premier foyer, dit von Brenner. (Tillema 1921, p.28a) 247

Il est vrai qu’en 1933 déjà le silence commence à se faire sur cette question. Jacob Vergouwen n’en dit mot (Vergouwen 1933), et depuis, il semble convenu de ne plus y revenir : Jane Drakard dans A Kingdom of Words (Drakard 1999) ne mentionne jamais le soupçon qui a pesé sur les Batak, et Kerry B. Collison, dont un personnage avoue qu’il « disliked Bataks » (Collison 1998, p.238), se garde bien d’expliquer pourquoi.

Il reste que Lord Jim paraît au moment où les esprits étaient encore échauffés à ce sujet, si bien que Conrad ne pouvait placer dans une telle contrée son Patusan où l’anthropophagie n’a aucune pertinence.

On objectera sans doute qu’un débat similaire se menait à la même époque à propos d’une tribu du Sarawak, les Kayan.

L’explorateur Robert Burns s’indigne :

‘That we have heard so much of the imputed horrors of head-hunting, and still know so little of the people of the interior of Borneo, might be accounted for by their having been maligned by foreigners, by the atrocious Malays of the coast, who have described them as being head hunters and cannibals (Burns 1849, p.142).’

Spenser Saint-John nie :

‘Whilst in Baram I could hear nothing to confirm the account that any of the Kayans were cannibals (Saint-John 1862, vol.1, ch.3, p.123).’

Le naturaliste William T. Hornaday précise :

‘One of the Kyan sub-tribes of Kotei, the Trings, some members of which were interviewed by Mr. Carl Bock, has the reputation of being not only head-hunters, but cannibals (Hornaday 1885, p.157).’

Mais le problème persiste : un Bidayūh de Kampung Stabūt que j’interrogeais sur le nombre de tribus que comptent les « Land » Dayak 248 , a cru bon, en en dressant la liste, de préciser spontanément que les Bitinguōn et les Biratak 249 , vivant près de la frontière du Kalimantan, étaient cannibales…

Ce qui ressort en tout cas de tous ces témoignages et commentaires, c’est que ces rites sont très localisés, et si des Kayan de Kutei ou des Bidayūh de Kalimantan s’y adonnent, cela ne signifie pas que le reste du Sarawak soit concerné, et surtout pas la région Iban de Patusan : Sibuyau n’est pas Kerumuk, pas plus qu’Aceh n’était Bataklanden. Le Patusan historique peut donc très bien convenir comme site policé, alors même que le choix de Sumatra nord semblerait peu judicieux.

Notes
246.

(Conrad 1900, pp.257, 258, 261, 267, 287, 295, 296, 346, 351, 364, 366, 372, 375, 389, 390, 397, 398, 403, 405 & 414).

247.

« Onder de ziekten, die door hun uitbreiding en hun veel voorkomen opvallen, neemt de pokken de eerste plaats in, zegt von Brenner. »

248.

C’est à James Brooke que nous devons l’orthographe « D[a]yak » pour un nom qu’il croyait désigner deux groupes, les Iban (« Sea Dayak ») et les Bidayūh (« Land » Dayak). Ici encore, précisons : comme d’habitude, les Bidayūh, interrogés par les occidentaux, ont répondu à la question rituelle « Comment vous désignez-vous ? » par la réplique non moins rituelle : « Et qu’est-ce que vous croyez qu’on est ? On est des gens ! ». Sur quoi les explorateurs on noté que ces gens, ces dayah, s’appelaient les Dayak. Les Bidayūh sont donc des dayah. Les Iban n’en sont pas : aucun mot chez eux ne s’épèle ainsi. Quant au nom « Dayak » appliqué aux autres tribus indigènes de Bornéo dans les recensements indonésiens, c’est l’effet d’une homonymie approximative : une note manuscrite (Hewett 1923, p.163) conservée au Sarawak Museum précise : « Note 1. The word ‘daya’ also denotes ‘country’ as opposed to town [en langue Dusun]. 2. The name ‘Dusun’ is a descriptive term rather than a racial designation. The word means a ‘village’. (See Marodius’ Dict[ionary] : p.137). Orang Dusun = villagers ; Orang Dusun Daya = People of the country villages. Doubtless they were so called because they group their houses together in villages, which distinguishes them from all the Bornean tribes, who adhere to the long or communal house. » (cf Annexe C).

249.

M. Philip Langus énumère ainsi les Bidayūh : Jagoi, Singgai, Tenggang, Selako, Biatah, Prasuōn, Pinyawah, Braang, Bianaah, Tibiyaah, Bitinguōn, Bisikang, Biratak, Bukar et Bisadung, soit 15 tribus.