Peu importe. Maintenant que nous savons où est Patusan (c’est-à-dire toujours au Sarawak), il s’agit de regarder de plus près ce qu’est ce lieu légendaire… et historique.
Mais à peine un problème est-il résolu (ou écarté) qu’un autre se pose : nous ne pouvons pas ignorer que l’histoire du Sarawak, et donc aussi de Patusan, est très controversée. Pour débrouiller l’écheveau emmêlé par des générations de commentateurs aux intentions souvent polémiques, un récapitulatif à nouveau s’impose.
L’histoire du Sarawak a d’abord été écrite par les occidentaux de l’entourage de James Brooke, et il est facile de mettre en doute leur impartialité, aujourd’hui :
‘The colonial protagonists had credited the colonial governments for advancing the socio-political climate of Sarawak. These works are almost all written in the foreign language which served their colonial purposes. (Voon 2000, p.549)’… comme il y a vingt ans :
‘This paper has sought to convey its author’s misgivings about the reliability of British historical sources and the image of certain parts of South-East Asia which they helped to create. (Bassett 1980, p.71)’Nous sommes même amenés parfois à douter de la qualité des observations rapportées par les témoins occidentaux. Si nous croyons aisément J. Hunt, esq., quand il affirme que « about one degree north of Sambas there is a country called Sarawan [sic], belonging to the raja of Borneo proper [= Brunei] » (Hunt 1812, p.20), il est gênant de se rappeler que ce même J. Hunt pouvait aussi déclarer que « the ornithology of Borneo [l’une des plus riches du monde] is somewhat limited [sic] » (Ibid., p.18). Certains voyageurs européens à l’évidence croyaient pouvoir émettre des opinions autorisées dès qu’ils avaient reconnu trois canards et deux poules !
Mais alors, qui serait mieux qualifié ? Les Malais du Sarawak, je le crains, ne sont guère plus impartiaux : les Brooke leur ont fait perdre le bénéfice de la fructueuse serah. « The local Malay chieftains were traditionally entitled to demand tribute from the Dyaks. But they carried their method of the serah, the system of forced trade [la « serra dagang » dont parle Spenser Saint-John (1879, p.51)] known in all Malay countries, to an intolerable extreme » (Runciman 1992, p.57) ; ce que le romancier William Rivière développe ainsi : « The Malay system of enforced trade, called serah, had been carried to extremes of brutal greed sufficient to make some communities retreat up the rivers into the hills […] and to make the less timid stand and fight. » (Rivière 1995, p.19) 251 .
D’ailleurs, la désignation récente de « héros » malais des plus discutables en dit long sur le négationnisme officiel 252 , récriture de l’histoire qui ne consiste pas à rétablir des faits mais se contente de réinterpréter (et donc de ratifier) dans une perspective idéologiquement orientée la version hâtive léguée par les Britanniques.
Les pages 86 à 96 de Heroes of the Land of Hornbill par exemple (Chang 1997) sont consacrées à Sherip Masahor : voilà donc qui est promu au rang de héros national !
Or, Sheri[f] Masahor n’est vu comme un « conspirateur » contre le raj de Charles Brooke que dans l’entourage immédiat du deuxième rajah blanc : seuls Charles Brooke, Spenser Saint-John, Baring-Gould et Bampfylde en effet ont jamais soupçonné Sherip Masahor de complicité dans le meurtre des deux officiers Fox et Steele en 1859 à Kanowit, sur le fleuve Rejang (Brooke 1866, pp.330 et sq. ; Saint-John 1879, pp.283 et sq. 253 ; Baring-Gould & Bampfylde 1909, pp.226 et sq.). Seuls ils croient à son implication dans le « grand plot to overthrow the Sarawak government by detaching Malays and Dayaks from their allegiance » (Bassett 1980, p.268).
Malgré cela, c’est cette seule version que reprirent les autorités malaises du Sarawak quand elles déclarèrent Sherip Masahor héros national le 27 juillet 1993. Le pauvre Sherif semble en réalité avoir été le plus zélé des collaborateurs, mais qu’à cela ne tienne : il paraît que les Malais ont sauvé le Sarawak d’un joug insupportable… du moins pour ceux qui perdaient le pouvoir d’exiger la « soumission », la « reddition », des populations indigènes : le panégyrique lui-même ne dit-il pas que Sherip Masahor « decided it was time to act against the Brooke Regime » quand, « in November 1853, James Brooke humiliated Gapur 254 before all the other Malay chiefs in Kuching for having levied heavy taxes on his people » (Chang 1997, p.87) ?
A qui se fier, donc ?
Monsieur Voon, cité plus haut, plaide, on s’y attendait, pour l’érudition des sinophones. Mais dire que « at the time of foreign rule in Sarawak, notably the 100 years of the Brooke Regime, the Japanese Occupation and the British Colonial period, anti-colonial elements were prevalent » (Voon 2000, p.548), c’est reprendre à son compte la propagande de Sœharto du temps où celui-ci rêvait d’une « Maphilindo » regroupant, évidemment sous son contrôle, la Malaisie, les Philippines et l’Indonésie. Or, on sait le rôle qu’ont tenté de jouer, pendant la « Konfrontasi » qui a résulté de cette mégalomanie, les « Chinois » du CCO (le Clandestine Communist Organisation) (Voir Andaya 1982, pp.273 & 274 et Dickens 1991).
Qu’un sieur Voon Jan Chan se fasse, en 2000, le chantre de l’idéologie d’Etat indonésienne de 1963-1966 est pour le moins suspect. De la soi-disant « révolte » de 1857 à la Confrontation qui a tourné court parce que les populations locales du Sabah et du Sarawak ont largement demandé la protection des Britanniques contre les Indonésiens (anti-colonialisme bien tiède !), le rôle des Chinois de cette contrée n’est pas des plus clair. En suivant la propre ligne de raisonnement de monsieur Voon, on le disqualifie sans appel pour partialité trop criante 255 .
Quant aux ouvrages écrits par des autochtones, ils sont peu nombreux. Ils existent toutefois, et le Sarawak Museum Journal par exemple consacre tout un numéro hors-série, soit 330 pages, aux ‘Sources of Iban Traditional History’ (Sandin 1994). Ce point de vue indigène promet d’être intéressant, puisque ce sont les Iban qui furent accusés de « piraterie » par James Brooke pour justifier ses raids sur le Batang Lupar et la Sekerang en 1844. Or, le croira-t-on ? Toute la période de 1839 à 1844 est traitée en exactement 11 lignes sur 330 pages par Benedict Sandin (Iban lui-même) :
‘When James Brooke was installed Rajah of Sarawak by Raja Muda Hashim and Pengiran Makota in 1841, the Dayaks of the Saribas and Skrang combined their forces and attacked settlements as far north as Bintulu and to the southeast [sic]as far as Pontianak. Due to the trouble caused by these attacks, the Rajah, with the help of a British Royal Navy contingent under Captain Henry Keppel, attacked the Saribas in June 1843, at first taking Padeh, then Paku and finally Rimbas.’ ‘For the same reason an expedition made up of the joint services of James Brooke and the Royal Navy under Captain Henry Keppel attacked the Batang Lupar Iban of the Undup and Skrang rivers. In 1844, in the Undup a large number of raiders were killed, including Lieutenant Ward, while in the Skrang a Malay Chief, Datu Patinggi Ali, and Mr. Steward suffered the same fate at Kerangan Peris. (Sandin 1994, p.183)’Et voilà tout. Ainsi, pas de développement des mobiles justifiant aux propres yeux des Iban leurs attaques sur les « settlements » étrangers. Pas un mot critique sur la riposte des Britanniques. Pas un commentaire sur le lien avec les véritables pirates qui existaient pourtant bien et continuent d’exister aujourd’hui 256 . Eluderait-on quelque chose ? Le non-dit historique a toujours un aspect louche.
Mais tel est le sort des « études » sur Brunei et le Sarawak : on n’en finit pas de monter en épingle tel événement pour mieux en enfouir un autre.
Peut-être alors les travaux de D. S. Ranjit Singh seront-ils mieux reçus, parce que ce lecturer de l’Universiti Malaya, comme son nom l’indique est d’origine Punjabi, et est donc censé échapper aux partis-pris britanniques, malais, chinois, iban, etc. 257 ?
Le Bidayuh Peter Minos persiste à redire que « The Malays […], too, used to victimise them [= the ‘Dayak Bidayuhs’] », même s’il précise diplomatiquement « The Malays (presumably under the Brunei rulers’ direction) […] » (Minos 2000, p.10).
Niant l’existence de la serah comme d’autres nient holocauste ou nettoyage ethnique. Nous ne parlerons pas de « révisionnisme » car nous n’employons ce mot que dans son sens dreyfusard. Né sous l’affaire Dreyfus en effet, le vocable désignait les partisans de la révision du procès, c’est-à-dire ceux qui se plaçaient du bon côté de l’Histoire (cf Proust 1920, p.927 ; 1923, p.1780 ; & 1927, pp.2154 & 2200).
Ce qui n’empêche pas le professeur Nicholas Tarling, lui-même auteur d’une biographie de James Brooke (The Burthen, the Risk and the Glory, 1982), de prendre la peine, après avoir retracé la tendance générale des biographies victoriennes, de dire que « the best of the nineteenth-century biographies is that by Spenser Saint-John » (Tarling 1990, p.256).
« In 1851, [Sherip Masahor’s] brother, Sherip Bujang, married the daughter of one of Brooke’s Malay chiefs, Datu Patinggi Gapur. This brought Masahor and Gapur into close contact » (Chang 1997, p.87).
La fable de l’anticolonialisme prévalent au Sarawak est toujours entretenue par certains Malais locaux. Bien que « Bapa Malaysia » lui-même, le « père de l’indépendance » malaisienne, Tunku Abdul Rahman (1986, p.247), parle de « the independence handed to us by the colonial masters », confirmant ainsi que les Britanniques en péninsule, comme les rajah Brooke au Sarawak, arrivèrent « when a comparatively enlightened period of British history was dawning » (Sidaway 1969, p.149), le directeur du Sarawak Museum écrivait en 1998 que Rosli Dhobi, pendu pour sa tentative d’assassinat du 2 mars 1950 contre le second gouverneur colonial nommé en 1949, Duncan Stewart, devait être considéré comme un martyr et un héros national (Sanib Said 1998, p.6). Monsieur le directeur rappelle les funérailles nationales de Rosli en 1993 et lui consacre une exposition dans son musée, tout en s’embarrassant bien un peu de cette mise en valeur de la « violence and bloodshed », et tout en avouant que Rosli appartenait au Rukun 13, cellule secrète du Pergerakan Pumuda Melayu (PPM, « Mouvement de la Jeunesse Malaise »), ainsi nommée parce qu’elle se composait de 13 (treize !) membres, et dont les « leaders » Awang Rambli Amat et Bujang Suntong ont également été pendus le 22 mars 1950, devenant martyrs à leur tour (on les célèbre régulièrement à Sibu : « 100 attend prayers for State heroes », lit-on dans le Sarawak Tribune du 23 mai 2001, p.10). Cet aveu que la « Résistance » locale contre l’insupportable joug britannique avait réussi à enroler jusqu’à treize citoyens, et que cent autres s’en souviennent, en dit long sur la « prévalence » des éléments anti-coloniaux et explique assez le fiasco de la Konfrontasi. Même les remous de la « cession » en 1946 (Brooke 1983) furent plutôt modérés.
Voir la pleine page consacrée, le 19 mars 2000 encore, dans The Borneo Post, à « Mr. Many Names », arrêté en 1998 (Vasoo 2000, p.4).
Les Bidayūh, victimes principales de la serah, n’ont a priori aucune raison d’être impartiaux non plus. Mais du moins les commentaires de Peter Minos font-ils plus calmement la part des choses. « On the political side, the Bidayuhs saw the Brookes, especially Rajah James Brooke, as a ruler [sic] who rescued them from the Brunei oppression and suppression » (Minos 2000, p.12) ; cependant, « in the field of education, the British rulers unfortunately did very little. They left the Bidayuhs very much to themselves and to their own devices » (Ibid., p.13).