6.4.2 La clean slate de James Brooke

Mais si Jim repart sur les traces de James Brooke, comme tous ces points communs nous autorisent à le soupçonner, alors la question se pose de la divergence fondamentale : tandis que le passé de Jim est sur-documenté et représente la moitié de son histoire, celui de James Brooke avant 1839 en revanche est évasif. Loin d’occuper la moitié des biographies qui lui sont consacrées, la « early life of James Brooke : 1803-1839 » tient par exemple tout entière dans 12 pages d’introduction, sur les 405 que compte l’ouvrage de Spenser Saint-John (1879). Encore cela suffit-il à le présenter, comme Jim, en rêveur d’une « over-sensitiveness and shyness » cachée qui « made him delight in the thought of wild adventure » (p.8).

On justifiera sans doute l’ellipse des 36 premières années de James Brooke par le fait que sa vie ne devient intéressante qu’en 1839. Mais Charles Chaplin ne devient intéressant qu’en 1914, ce qui ne l’empêche pas de consacrer dix chapitres aux années 1889-1913 dans son autobiographie, sur les 31 qu’elle compte, alors même qu’il n’a rien de vraiment positif à remémorer : « Joseph Conrad wrote to a friend to this effect : that life made him feel like a cornered blind rat waiting to be clubbed. This simile could well describe the appalling circumstances of us all » (Chaplin 1964, p.76).

Si bien que l’on finit par soupçonner autre chose : les biographes semblent éluder plus que résumer les années d’avant la gloire. Pourquoi ? Sont-elles moins glorieuses ? On s’y attend. Seraient-elles… honteuses ? « His reticence about his past was of that kind which starts a lot of mysterious stories about a man » (J. Conrad 1923a, p.3) ; « A transgression, a crime, entering a man’s existence, eats it up like a malignant growth, consumes it like a fever » (J. Conrad 1904a, p.492). Or,

‘St. John also indicated that ‘one judicious friend had advised me to say nothing disagreeable about Templer and the young Rajah : I would carry out that wish as far as possible’. Templer, who sailed with Brooke to China in 1830, had been his closest friend and confidant, and the enigmatic reference may suggest that their relationship was at least latently homosexual. Although James proposed marriage to a young woman at Bath and subsequently claimed an illegitimate son, his real affinity was for the young men with whom he surrounded himself in Sarawak. This is not a subject a nineteenth-century writer could have been expected to broach, but it is a pity that James Brooke’s most recent biographer, Professor Nicholas Tarling, has not seriously addressed it. (Reece 1994, p.xxviii).’

Sharifah Al-Attas donne une autre version du désintérêt de James pour les femmes, qui évite le soupçon sur l’immoralité telle qu’elle se concevait en 1830 et qui préserve le statut guerrier du jeune homme, mais porte néanmoins atteinte à sa virilité : « reputed to be not uninterested in women, but impotent as a result of a wound received in the First Burma War 259 , Sarawak’s first White Rajah died a bachelor in 1868 » (Sharifah Al-Attas 2000, p.7).

Les silences des premiers biographes en tout cas sont bien compris comme diplomatiques.

Or, Lord Jim II joue aussi sur ce vide biographique. James Brooke est un héros international, soit. Mais avant de devenir si célèbre, par quels déboires n’est-il pas passé ? Comme Jim devenant « Tuan », James devenant « Rajah » n’a-t-il pas expié quelque faute ?

L’homosexualité a été suffisamment longtemps (dans les insultes en particulier) la métaphore de la lâcheté pour qu’on lise comme un trope la « lâcheté » de Jim sur le Patna : Jim aussi serait une « femmelette », à sa façon.

Si bien que nous sommes ici comme en plein « mot d’esprit » freudien. En effet, la portée historique d’une attaque trop précise sur l’un des plus mythiques représentants de l’Angleterre coloniale en ferait hésiter plus d’un, surtout s’il n’est citoyen anglais que par faveur spéciale. Mais l’ex-sujet polonais ne peut non plus rester silencieux, non seulement dans le débat sur l’impérialisme en général, mais dans la controverse qui s’est développée du vivant même du premier rajah blanc sur son traitement des « pirates » : « Mr. Gladstone’s queries » en 1849 sur le comportement européen au Sarawak occupe chez Spenser Saint-John (1879, pp.193-211) presque deux fois plus de place que les 36 premières années de James Brooke, car « public criticism […] was […] taken up as a radical cause by Joseph Hume, who had attacked the expense of the Labuan establishment in 1848, Richard Cobden, and others » (Tarling 1971, p.77).

Nul doute alors que la figure de James Brooke n’eût paru emblématique à Conrad, qui pouvait jouer sur les deux facettes d’un personnage complexe pour laisser entendre ce qu’il avait à vociférer.

Notes
259.

La blessure de James Brooke durant la « Burmese war » de 1825 est située bien plus haut par Spenser Saint-John : « he hovered for weeks between life and death, as the bullet lodged in one lung could not then be removed » (Saint-John 1879, p.6).