6.4.3.2 Extrapolations

Qu’à cela ne tienne : l’épisode glorieux de Jim (comme celui de James Brooke) est sans cesse interrogé : la question de l’avenir du nouveau Tuan traverse tout Lord Jim II, et occupe même un chapitre entier de discussion entre Marlow et Jewel (chapitre 33). Placer les actions de Jim en perspective pour mesurer leur vraie grandeur est donc une préoccupation manifeste du texte.

Evidemment, pour Marlow comme pour Jewel, la mise en perspective consiste d’abord à se référer au passé : Marlow en particulier s’est trop inquiété des répercussions du saut de Jim sur la suite de sa vie (« I was concerned as to the way he would go out. It would have hurt me if, for instance, he had taken to drink » (Conrad 1900, p.223)) pour ne pas fonder là-dessus son discours. Aussi, quand Jewel insiste sur sa propre extrapolation qui prévoit le départ de Jim, Marlow lui oppose-t-il la sienne, fondée sur ce qu’il croit savoir de Jim et que Jewel ignore (« I was immensely touched : her youth, her ignorance […] and her ignorance made the unknown infinitely vast » (Conrad 1900, p.309)).

Marlow comme Jewel tracent donc du temps une ligne continue, établissent une unité entre le passé et l’avenir, en faisant dépendre la suite des actes de Jim, tantôt de la faute aoristique commise jadis par lui, tantôt des abandons itératifs par des Blancs arrogants.

Mais Marlow, qui plus est, en extrapolant ainsi perd sa voix pour prendre celle de Jim : « Jim’s voice, suddenly raised with a stern intonation, carried across the courtyard » (Conrad 1900, p.316) ; « He [Jim] told me so » (p.317) ; « This is the very thing he [Jim] said » (p.318)). Il perd sa voix, parce que, comme Jim lui-même, il ne cesse d’affirmer l’impossibilité du retour vers « the world beyond the forests » (Ibid.) :

‘Nothing – I said, speaking in a distinct murmur – there could be nothing, in that unknown world she fancied so eager to rob her of her happiness, there was nothing neither living nor dead, there was no face, no voice, no power, that could tear Jim from her side. […] No one wants him […] ‘No one’, I affirmed, feeling myself swayed by some strange excitement. […] What I had to tell her was that in the whole world there was no one who ever would need his heart, his mind, his hand. […] From all the multitudes that peopled the vastness of that unknown there would come, I assured her, as long as he lived, neither a call nor a sign for him. Never. I was carried away. Never ! Never ! (Conrad 1900, pp.316-318)’

Cependant, si le temps unifié est un point commun entre Marlow et Jewel, le Passé auquel ils se réfèrent est radicalement différent (aspect aoristique contre aspect itératif) et explique leur incompréhension mutuelle totale. Totale, parce que non seulement aucun des deux ne comprend les conclusions de l’autre (Marlow ne comprend pas plus les doutes de Jewel (« And is it possible that you – you ! do not believe him ? » (p.313)), que Jewel ne saisit les explications de Marlow (« She listened without a word, and her stillness now was like the protest of an invincible disbelief » (p.317-318))), mais parce qu’aucun des deux même ne peut concevoir les prémisses de l’autre. A Jewel en effet échappe totalement la notion d’un Jim méprisé, tandis qu’à Marlow échappe la motivation même de Jewel :

‘It is hard to tell you what it was precisely she wanted to wrest from me. Obviously it would be something very simple – the simplest impossibility in the world; as, for instance, the exact description of the form of a cloud. She wanted an assurance, a statement, a promise, an explanation – I don’t know how to call it: the thing has no name. (Conrad 1900, p.307)’

Pourtant, Jewel aussi, en un sens, se fonde sur un savoir (« these were the things she knew » (p.314)). Elle se fonde sur ce qu’elle sait des Blancs qui passent à Patusan : « I didn’t want to die weeping » dit-elle (p.312) parce que sa mère « had wept bitterly before she died » (Ibid.) ; elle ne croit pas Jim quand « he swore he would never leave me » (p.313) parce que « other men had sworn the same thing. […] My father did. […] Her [Jewel’s mother’s] father too » (p.314). Mais ce savoir, de première main, diffère de celui de Marlow en ce qu’il est un savoir général sur les Blancs (d’où l’aspect itératif du Passé pour Jewel) et non sur Jim en particulier. Il est vrai que la description que Marlow donne de la situation de Jim, dont personne ne veut plus ailleurs, tend aussi à la généralisation : « It was a common fate, and yet it seemed an awful thing to say of any man » (p.317). Mais il n’en demeure pas moins que la connaissance personnelle sur Jim fait toute la différence, car elle fonde l’aoriste et interdit l’itération.

Or, ce passé aoristique amène aussi une représentation de l’espace radicalement étrangère à celle de Jewel. En effet, Jewel garde aux deux mondes qu’elle devine (celui des Blancs et le sien) une commensurabilité certaine : on passe sans plus de formalité de l’un à l’autre, aller et retour, moyennant seulement une réadaptation minime. Il n’y a rien d’inconcevable pour elle à ce que Jim reparte. Pour Marlow en revanche, les deux mondes sont incommensurables et le passage de l’un à l’autre ne peut se faire que dans un sens : le retour est impossible. C’est là une vision « historiciste » de l’espace, en ce sens que le mouvement spatial est alors lui-même orienté, comme le temps, par une nécessité. Si bien que, comme le temps subjectif (tout historicisme est subjectif), l’espace de Jim selon Marlow est une affaire de mémoire : « This was, indeed, one of the lost, forgotten, unknown places of the earth ; I had looked under its obscure surface ; and I felt that when to-morrow I had left it for ever, it would slip out of existence, to live only in my memory till I myself passed to oblivion » (p.323).

Ainsi, ce n’est pas par pur scepticisme pyrrhonien que Marlow ne reconnaît d’existence au monde de Patusan que dans sa mémoire (« it is only through me that he [Jim] exists for you » (p.224)), comme il doutait que le monde occidental existât pour Jewel (« I ask myself whether she were sure that anything else existed. What notions she may have formed of the outside world is to me inconceivable » (p.307)). C’est par « temporalisation » de l’espace : Marlow ne peut « revenir » de Patusan que s’il n’y entre jamais tout à fait, que s’il « perçoit » ce lieu sans s’y fondre ; et Jewel, qui s’y fond depuis toujours, ne peut même rien percevoir du monde des Blancs.

Certes, on pourrait rapprocher l’attitude de Marlow, qui garde ses distances par crainte de ne plus pouvoir revenir, de l’anti-colonialisme conservateur qui avait coutume de craindre l’absorption de la race blanche par les contrées sauvages (« all these things that made him master had made him a captive » (Conrad 1900, p.247) ; « Jim the leader was a captive in every sense » (p.262)). Mais dire cela, ce serait ramener la position de Marlow à un discours général, comme celui de Jewel. Or, le passé aoristique de Marlow ne peut s’appliquer qu’à un unique individu, et l’orientation irréversible de l’ouest vers l’Asie, la « captivité » dans un temps qu’on ne remonte jamais, ne sont l’effet que d’un destin particulier.

Les voix de Jewel et de Marlow s’opposent donc comme le pluriel s’opposerait au singulier, le commensurable à l’incommensurabilité, la réversibilité à l’historicisme, l’imparfait au passé simple.

Deux voix données ne sauraient donc être plus discordantes. Et comme Marlow, par son aveu d’impuissance, suivi du récit de son dialogue de sourds avec Jewel, perd cette autorité narrative dont il ne sauve que les jugements péremptoires sur l’ignorance (p.309, et passim), la peur (p.309 (« She feared the unknown »), et passim), voire l’amour de Jewel (dans une envolée anti-proustienne avant la lettre : « Wherefore this craving for incertitude, this clinging to fear, as if incertitude and fear had been the safeguards of her love [Proust passera toute La Prisonnière (1923) et une bonne partie d’Albertine disparue (1925) à affirmer ce que Jewel pressent]. It was monstrous » (p.313)), nous sommes en présence d’une polyphonie caractérisée.