C’est que l’enjeu de la discussion va bien au-delà de ce que Marlow en saisit, et Jewel au fond ne demande ni une garantie (« an assurance »), ni une affirmation (« a statement »), ni une promesse (« a promise »), ni une explication (« an explanation »). Ce qu’elle veut « n’a pas de nom » pour le narrateur, parce qu’elle attend une évaluation nietzschéenne de Jim, et que Marlow à son tour « had not the knowledge – not the skill perhaps » (p.313) pour lui en fournir une. Nommément, Jewel veut savoir si Jim est un specimen d’Übermensch,un « surhomme », un « overman » (Conrad 1901b, p.344), ou si elle doit craindre l’éternel retour du même Blanc de passage qui disparaît ensuite : « Is he better ? », « Is he more true ? », « More brave » (Conrad 1900, p.314). Ce que Marlow reprend : « Why should she fear ? She knew him to be strong, true, wise, brave. He was all that. Certainly. He was more. He was great – invincible » (Ibid., p.318). Mais ce faisant, il confond le ton philosophique qui sied aux questions sur l’Übermensch avec la grandiloquence épique qui ne l’a pas quitté depuis le chapitre 22 260 , ne sachant par ailleurs que répéter à Jewel qu’elle ne doit rien craindre parce qu’aux yeux du monde, Jim est un déchet, une honte, un Untermensch, un sous-homme : « the world did not want him, it had forgotten him, it would not even know him. […] ‘Because he is not good enough’, I said, brutally » (p.318)… ce qui n’est pas très éclairant.
Jewel en effet ne peut bien sûr pas concilier seule, sans autre développement, ces deux qualités d’Über- et d’Untermensch ! Toute référence à un Jim « sous-homme » ne peut qu’être par elle, d’abord révoqué en doute, puis progressivement qualifié de mensonge : « ‘No one’, she repeated in a tone of doubt » (p.317) ; « her stillness now was like the protest of an invincible unbelief » (Ibid.) ; « You lie ! » (p.318). Car Marlow n’est pas en mesure d’élaborer et de broder sur les concepts nietzschéens pour éclairer Jewel.
Autrement dit, l’incommunication entre Marlow et Jewel vient de leurs deux interprétations, incompatibles parce que sommaires, de la relation de Jim à l’Übermensch. Jewel tient que qui est par essence un « overman » ne peut pas avoir été moins ailleurs, tandis que Marlow admet que, dans certaines circonstances, un homme puisse se surpasser (comme dans d’autres, bien que « I only knew he was one of us » (p.224), il a pu se trouver très au-dessous de lui-même). Mais le narrateur n’est pas en cela plus matérialiste (en pensant que les conditions matérielles déterminent les « qualités ») que Jewel : il garde au fond la conviction que Jim est un individu moyen (« one of us »), fautif ou honorable selon les détours du destin (« his fate », p.391), mais dont l’essence humaine-trop-humaine est indubitable.
Jewel comme Marlow replacent donc les thèses nietzschéennes dans un cadre essentialiste, et ne s’affrontent (mais alors, sans conciliation possible) que sur la Valeur de Jim.
« He appeared like a creature not only of another kind but of another essence » (Conrad 1900, p.229).