6.5.1 L’Übermensch nietzschéen & l’émergence.

Or, tous deux ainsi se fourvoient, parce que tous deux ignorent la « fin de la métaphysique » (Vattimo 1985b, p.111) 261 que pourtant Nietzsche a annoncé : tous deux maintiennent une Valeur de référence ( le Code ou la Pureté), à partir de laquelle ils croient pouvoir estimer d’autres valeurs. Ils ignorent encore « la réduction de l’être à la valeur d’échange » (Vattimo 1985b, p.25, qui garde à la valeur d’échange « l’acception rigoureuse » (Ibid.) 262 qu’elle a chez Marx), laquelle implique la « dévalorisation des suprêmes valeurs » :

‘Pour Nietzsche, seules les suprêmes valeurs (condensées en Dieu comme la plus haute valeur), et non les valeurs tout court, ont disparu. Loin de retirer tout sens à la notion de valeur – comme l’a très bien souligné Heidegger –, tout cela la libère dans sa vertigineuse potentialité : ce n’est que là où il n’y a plus l’instance terminale et « interruptive », bloquante, de la valeur suprême-Dieu que les valeurs peuvent se déployer dans leur véritable nature de convertibilité et de transformabilité/processualité indéfinies (Vattimo 1985b, p.25) 263 .’

Ainsi par exemple une vie s’échange aisément contre une vie (« At any rate this was a life for a life » (Conrad 1900, p.386)), dans une loi dérivée de celle du Talion et qui s’imposera à Jim lui-même, après l’affrontement qui tourne mal entre le « Tuan » (Jim) et le « Gentleman » (Brown) 264 . C’est par ignorance de ce « nihilisme » fondamental que Marlow comme Jewel « mésinterprètent » (Miβverstehen : Vattimo 1985b, p.155) l’Übermensch : aucune de leurs voix ne domine l’autre, parce qu’en maintenant à Jim une essence, une valeur d’usage, ils révèlent qu’aucun d’eux n’est un nietzschéen accompli.

Un nietzshéen accompli ne poserait pas le problème de cette façon. Pour évaluer Jim, il se demanderait si ce dernier est esprit, chameau, lion ou enfant : « Je vous nomme trois métamorphoses de l’esprit [proclame Zarathoustra] : comment l’esprit se change en chameau, le chameau en lion, et finalement le lion en enfant » (Nietzsche 1883b, p.25) 265 .

Cornelius ne cesse d’attribuer à Jim la qualité la plus « achevée » selon Zarathoustra : celle d’enfant (« he knows no more than a child » (Conrad 1900, p.377) ; « He is like a little child » (p.378) ; « A little child » (p.397)). Ce que confirment à leur façon Marlow et Stein : « ‘Yes ; he is young’, Stein mused. ‘The youngest human being now in existence’, I affirmed » (p.219). Chaque personnage bien sûr donne à ce signifiant « enfant » un signifié spécifique. Il reste que Jim est en tout cas en lice pour ce statut zoroastrien.

Peut-être seulement en lice, car au stade où le surprend Brown, Jim pourrait bien n’être guère encore que chameau : « du règne évanoui de Dieu, il a gardé le goût de porter, d’assumer » (Quesnel & Autrand 1994, p.xxiv). Jim en effet assume pleinement la responsabilité de tout incident survenant à Patusan : « He was ready to answer with his life for any harm » (Conard 1900, p.392).

Autrement dit, Jim n’en est sans doute encore qu’au début du processus de sa « métamorphose », de sa Verwandlung : si une (ré)émergence est envisageable pour lui, elle ne fait encore que s’amorcer. Mais du moins la perspective est-elle offerte de la transformation du chameau en lion puis en enfant.

C’est cette émergence (au moins potentielle) qui échappe à Cornelius, à Jewel et à Marlow.

Cornelius, si on l’entend à la lettre, va trop vite : Jim, déjà enfant, n’a plus de devenir. Si on en entend le sarcasme, c’est pis encore : le statut d’enfant n’est nullement un achèvement pour l’immonde revanchard, c’est une régression.

Jewel, l’essentialiste de la Surhumanité, nie le concept même d’émergence : Jim pour elle ne peut qu’avoir toujours été Übermensch.

Et Marlow, l’essentialiste de l’humain-trop-humain, en nie la possibilité : Jim pour lui sera toujours « one of us ». En aucun cas il ne devient rien à long terme.

Tous ces points de vue fixistes finalement se valent donc, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien : la question d’une émergence nietzschéenne n’est pas même posée.

Elle mériterait pourtant de l’être, car la notion d’émergence chez Nietzsche fait effectivement problème : l’idée historiciste de dépassements successifs est justement ce contre quoi sa philosophie s’inscrit. Mais cela n’exclut pas l’émergence individuelle, ni même « sociale », si l’on ne pense pas celle-ci comme un progrès vers une Vérité ou une Valeur fondamentale, mais comme « errance »,

‘pour souligner qu’il ne s’agit pas là de penser le non-vrai [= l’erreur], mais de prêter attention au devenir des constructions « fausses » de la métaphysique, de la morale, de la religion et de l’art, comme tissu d’errements qui constituent seuls la richesse ou, plus simplement, l’être de la réalité. (Vattimo 1985b, p.174) 266 .’

Jim, même d’un point de vue nietzschéen, peut donc émerger, c’est-à-dire sortir de sa métaphysique du Code de conduite, en allant à Patusan, non pour expier sa faute (il ne se punit en aucune manière), ni pour la « dépasser », mais pour « vivre l’errance avec une attitude différente » (Vattimo 1985b, p.175) 267  : être chameau et assumer toutes les responsabilités c’est encore être très proche de la métaphysique du Code, mais en l’ayant déjà quittée, car à Patusan aucun « code » d’aucune sorte ne s’impose de l’extérieur. Pas plus que James Brooke, il n’impose de « nouveaux paradigmes » par « l’effet de coups de force (une révolution, la prise du pouvoir [comme] un envahisseur, etc.) » : il suit plutôt

‘le modèle esthétique des transformations historiques : car l’émergence d’un paradigme exige bien plus que son imposition de l’extérieur et par un coup de force ; cela réclame en fait un système complexe de persuasion, de participations actives, d’interprétations et de ripostes, qui ne sont jamais exclusivement ou principalement des effets de force et de violence, mais comportent une assimilation de type esthétique, herméneutique ou rhétorique. (Vattimo 1985b, p.97) 268

Si bien que la question de l’avenir de Jim, de sa ré-émergence potentielle à Patusan, se pose de bout en bout en termes nietzschéens, d’une façon cohérente et suffisamment forte pour permettre à une polyphonie authentique (pour l’instant observée entre Marlow et Jewel au chapitre 33, mais la voix de Stein mérite aussi qu’on l’écoute) de se faire entendre sur ce point, alors même que le statut narratif de Marlow la compromettait dangereusement.

Notes
261.

« la fine della metafisica » (Vattimo 1985a, p.114).

262.

« l’accezione rigorosa di valore di scambio. Il nichilismo, così, è la riduzione dell’essere a valore di scambio » (Vattimo 1985a, p.29).

263.

« Per Nietzsche non sono spariti i valori tout court, ma i valori supremi, riassunti appunto nel valore supremo per eccellenza, Dio. Tutto ciò però, lungi dal togliere senso alla nozione di valore – come ha ben visto Heidegger – la libera nella sua potenzialità vertiginosa : solo là dove non c’è l’istanza terminale e ‘interruttiva’, bloccante, del valore supremo-Dio, i valori si possono dispiegare nella loro vera natura, che è la convertibilità, e trasformabilità/processualità indefinita » (Vattimo 1985a, p.29).

264.

Si, dans la formule « Tuan-tuan dan Puan-puan », « tuan » s’adresse aux messieurs ordinaires, il est à noter que même alors il serait rendu en anglais par « Ladies and Gentlemen ». Les valeurs d’échange de « tuan » et de « gentleman » se rapprochent donc parfois.

265.

« Drei Verwandlungen nenne ich euch des Geistes : wie der Geist zum Kamele wird, und zum Löwen das Kamel, und zum Kinde zuletzt der Löwe » (Nietzsche 1883a, p.25).

266.

« per sottolineare che non si tratta di pensare il non-vero, ma di guardare al divenire delle costruzioni ‘false’ della metafisica, della morale, della religione, dell’arte – tutto quel tessuto di erramenti che soli costituiscono la ricchezza o, più semplicemente, l’essere della realtà » (Vattimo 1985a, p.177).

267.

« vivere l’erranza con un atteggiamento diverso » (Vattimo 1985a, p.179).

268.

« Anche se si volesse pensare l’imporsi di nuovi paradigmi come effetto di eventi di forza, per esempio una rivoluzione, la presa del potere da parte di un invasore ecc., [non si potrebbe non fare i conti, alla fine, con] il modello ‘estetico’ delle trasformazioni storiche : giacché il sorgere di un paradigma esige ben più che una imposizione di esso dall’esterno e mediante la forza ; richiede infatti un complesso sistema di persuasioni, di partecipazioni attive, di interpretazioni e risposte che non sono mai esclusivamente o principalmente effetti di forza e di violenza, ma comportano una assimilazione di tipo estetico, ermeneutico o retorico » (Vattimo 1985a, p.100).