6.5.2 1899, Nietzsche, Conrad & Lord Jim

Ce Conrad entrant en « relation dialogique » avec Nietzsche est cependant suffisamment inattendu pour que l’on s’interroge : que s’est-il passé à l’époque de la rédaction de Lord Jim qui a pu ainsi ranimer pour son auteur le débat sur l’Übermensch ?

En fait, il n’est pas interdit de penser que l’actualité d’un tel débat est la raison d’être même du développement de la deuxième section du roman, à partir de la nouvelle initiale Tuan Jim : A Sketch.

Certes, cette seconde partie apparaît en germe très tôt dans la genèse du texte : le titre initial montre assez que Jim se refaisait un titre de Lord dans un contexte malais (Tuan), déjà en 1898. Et bien que Conrad affirme en 1917 que « the truth of the matter is, that my first thought was of a short story concerned only with the pilgrim ship episode ; nothing more » (Conrad 1917e, p.xxxi), cette première idée en tout cas débouche très tôt sur ce qui n’est peut-être encore qu’un point d’orgue, mais qui, en affectant le titre même, se fait insistant.

Car c’est sur les premières pages du manuscrit, et non sur les dernières, que s’inscrit la trame de ce qui deviendra une moitié de roman :

‘Afterwards when his […]’ ‘[………………………..]’ ‘perception of the intolerable’ ‘drove him away from’ ‘the haunt of white men, the’ ‘Malays of the village where he’ ‘[has fancied himself free from’ ‘the intolerable] without exercising’ ‘his perceptive faculty added [called]’ ‘him Tuan Jim – as one might’ ‘Lord Jim. (Verso de la page 14, page initiale du manuscrit dans l’album utilisé comme cahier en 1898. Reproduit in Janta 1960, p.283. Les mots ou les lignes entre crochets droits ont été biffés par Conrad.) ’

Cependant, c’est aller trop vite en besogne que d’affirmer : « As indicated by the addition of the word Tuan to the first version of the title Jim : A Sketch, that ‘first thought’ was immediately expanded into a much broader concept, the full scope of Lord Jim » (Janta 1960, p.281). Car l’idée, deux fois inscrite dans ce court extrait du manuscrit, que Jim s’est réfugié dans un village malais pour « fuir l’intolérable », n’est qu’un résumé très partiel de ce qui décidera Jim à se rendre à Patusan. En partant, Jim bien sûr « left his earthly failings behind him and that sort of reputation he had », mais aussi « there was a totally new set of conditions for his imaginative faculty to work upon » (Conrad 1900, p.218). De même, rien n’indique que l’appellation « Tuan Jim » soit pensée en 1898 comme le résultat du « remarkable way [Jim] got hold of the[se new conditions] » (Ibid.) : les Kurtz de toute sorte se font appeler « Bwana » en Afrique, sans pour autant mériter ces marques de respect. A tout le moins serait-il hâtif, sur ces quelques lignes uniquement, de faire de Lord Jim une œuvre sans genèse, sortie toute armée du crâne de son auteur.

Car par ailleurs, la correspondance de Conrad indique une progression autrement plus chaotique. Le 28 mai (ou le 4 juin ?) 1898, Conrad prévoyait : « I think Jim (20.000) » (Conrad 1898d, p.62) ; mais le 6 juillet 1899, il annonce : « I trust the end of the month will come together with the end of the story. […] The story will be fully 40000 words » (Conrad 1899c, p.184). En dépit des retards, il garde un certain optimisme jusqu’au 22 août (« I am going straight ahead with Jim and am rather pleased with him so far » (Conrad 1899d, p.192)), pour s’essouffler le 2 septembre (« Jim will be finished end this month », mais « I am unutterably weary of thinking, of writing, of seeing of feeling of living […] I plod without much faith. It[’]s money. That[’]s all ») parce que « I think I am too late in writing. The days dropped by so fast, so fast ! » (Conrad 1899e, p.197)… ce qui ne remet rien encore vraiment en question. C’est le 12 octobre que le signe avant-coureur d’une crise apparaît : « Oh ! dear Ted – it is a fool’s business to write fiction for a living. It is indeed. […] A strange state, a trying experience, a kind of fiery trial of untruthfulness. And one goes through it with an exaltation as false as all the rest of it. One goes through it – and there’s nothing to show at the end. Nothing ! Nothing ! Nothing ! » (Conrad 1899f, p.205). Et le 26 octobre, rien ne va plus : « Ah my dear fellow. If you knew how ambitious I am, how my ambition checks my pen at every turn. Doubts assail me from every side. The doubt of form – the doubt of tendency – a mistrust of my own conceptions – and scruples of the moral order » (Conrad 1899h, p.212). Certes, le 8 novembre encore, Conrad pouvait écrire : « the March issue will see the end of the story – and of the Vol : » (Conrad 1899i, p.217), comme s’il songeait encore à Jim sous forme de nouvelle, et confirmer le 25 novembre : « The story will be finished of course this year. I trust they will give me as much space as possible in the Jan. Febr. & Mch numbers » (Conrad 1899j, p.223). Mais c’était à son éditeur William Blackwood, ou au conseiller littéraire de celui-ci, David Meldrum, qu’il s’adressait, avec tout ce que cela peut impliquer de ton faussement rassurant pour ceux qui tiennent les cordons de la bourse.Or, le 26 décembre 1899, Conrad laisse enfin entrevoir que l’idée d’un roman complet l’a au moins effleuré, en déplorant que « Lord Jim would have hardly the leng[th] and certainly has not the sub[s]tance to stand alone » (Conrad 1899k, p.231).

Il est clair, à la lecture des extraits ci-dessus, qu’on ne peut pas dater chez l’écrivain un revirement du jour au lendemain ; mais il est non moins clair qu’aux alentours d’octobre 1899 les retards dus à la lenteur d’écriture s’aggravent de ceux qu’impose une remise en question par « ambition » renouvelée sur la portée de Lord Jim.

Or, non seulement le 8 juillet 1899 paraît (et Conrad lit), dans Outlook, l’article d’Edward Garnett sur Nietzsche, mais le 6 octobre Joseph Conrad reçoit de Ford Madox Hueffer les premiers chapitres des Inheritors (ce qui indique que le travail sur ce roman co-écrit avait commencé vers l’époque où Jim s’enlisait), ces Inheritors à propos desquels Conrad écrira à F. M. Hueffer en juillet 1901 : « The other hare it seems is to be a philosophical hare. That’s what Niet[z]sche’s phil phy leads to – here’s your overman – I said » (Conrad 1901b, p.344), faisant allusion à l’article du Daily Chronicle du 11 juillet qui rapprochait les « Fourth Dimensionists » de l’Übermensch, comme le rappellent Frederick Karl & Laurence Davies dans leur note 4 au passage cité.

C’est dire que les questions soulevées par la philosophie nietzschéenne, et en particulier celle de l’Übermensch, ne cessent de croître en importance dans l’esprit de Conrad justement pendant la période où Lord Jim se cherche un second souffle.

Il a donc fort bien pu aborder son projet sur Tuan Jim : A Sketch en 1898 en n’ayant en vue que la ligne tragique d’un revers de fortune sur le Patna affectant un marin qui n’est pourtant pas un « complete rogue », et ne réviser à la hausse ses « ambitions » sur l’épisode final, situé dès lors à Patusan, qu’en mûrissant l’apport nietzschéen que le dernier semestre 1899 lui remit en mémoire. D’où le chapitre 33, et les nombreux passages où apparaît cette thématique.