6.5.3 Lord Jim II investi par l’Übermensch

C’est qu’en effet, la question éclate entre Marlow et Jewel sur la possibilité pour Jim d’être un « overman » nietzschéen, mais le texte ne s’en tient pas là : la voix de Marlow ne peut que s’assourdir ensuite parce qu’il n’a rien de plus à dire sur cette question, mais déjà elle baissait d’un ton (« made me lower my voice » (Conrad 1900, p.216)) au chapitre 20, c’est-à-dire avant Patusan.

La question de l’Übermensch en effet commence à se profiler dès le chapitre 18, bien qu’elle ne puisse encore révéler toute son étendue.

Ainsi, quand Egström, le « Scandinavian » (Conrad 1900, p.191), fait l’éloge de Jim qui vient de démissionner parce que le Captain O’Brien a rappelé de l’abandon du Patna que « it’s a disgrace to human natur’ » (p.193), il rapporte surtout combien son « water-clerk » impressionnait les skippers, leur apparaissant « more like a demon than a man » (p.194). Déjà donc, sur un mode allusif accentué par le clin d’œil programmatique du « ‘Good-bye’, he says, nodding at me like a lord » (p.195), se posait le problème du classement de Jim parmi les hommes.

De même, Schomberg, the « Alsatian » (p.198), ne se contente pas de dire de Jim qu’il est « the nicest fellow you could meet » ; il se croit tenu de conclure sur une note elle aussi taxinomique : « quite superior » (Ibid.).

A l’inverse, quand Siegmund Yucker, « native of Switzerland » (p.198), juge Jim comme quelqu’un « of great gabasidy », on est très en-deçà des vertus humaines, puisque l’affirmation sonne comme si « it had been a mere question of cubic contents » (Ibid.).

Mais voici que Stein, « born in Bavaria » (p.205), fait son entrée. Ce n’est pas un hasard si « entomology was his special study » (p.203) : voilà pour Marlow un interlocuteur versé dans la taxinomie et les classements les plus subtils (« classing and arranging specimens […], writing up a descriptive catalogue of his treasures », p.207), ce qui en fait « an eminently suitable person to receive my confidences about Jim’s difficulties » (p.203), un sage jadis héroïque en mesure de jauger Jim à sa juste mesure.

Et de fait, Stein sait trop que rien dans la Nature n’est tranché (« And so fragile ! And so strong ! And so exact ! This is Nature – the balance of colossal forces » (p.208)) pour ne pas émettre sur Jim un jugement nuancé. Car qui peut saisir « this masterpiece of Nature » qu’est un papillon, n’est plus en peine de comprendre l’homme : « Man is amazing, but he is not a masterpiece » (p.208).

Or, c’est bien sur le terrain entomologique que Marlow place d’emblée sa description de Jim :

‘‘I came here to describe a specimen. . . .’ ‘‘Butterfly?’ he asked, with an unbelieving and humorous eagerness.’ ‘‘Nothing so perfect’, I answered, feeling suddenly dispirited with all sorts of doubts. ‘A man!’’ ‘‘Ach so!’ he murmured. (p.211-212)’

Après un bref résumé par Marlow de la situation de Jim, le verdict de Stein tombe donc, bien entendu sous la forme de l’attribution d’une place précise dans la nomenclature des groupes et sous-branches du genre humain : « he is romantic » (p.212).

C’est dire que trois chapitres avant le vrai début de Lord Jim II commence sous forme encore embryonnaire l’interrogation essentielle sur le sens à donner pour Jim à son déracinement imposé par la mésaventure du Patna et à son avenir dans l’humanité 269  : l’articulation des deux parties du roman n’est donc pas si rigide qu’il semblait.

Mais surtout, la problématique se recentre. Non seulement on cesse de tourner, de Scandinavie en Alsace et en Suisse, autour de l’Allemagne, et l’on rejoint avec Stein, né en Bavière, la patrie (sinon le Land) de Nietzsche ; mais la terminologie même se met en accord avec celle du philosophe saxon.

Tout d’abord, juste après son diagnostic sur le « romantisme » de Jim, Stein parle comme lors d’une « medical consultation » : « There is only one remedy ! One thing alone can us from being ourselves cure ! » (Conrad 1900, p.212). Or, cela fait écho à la notion nietzschéenne de « convalescence » (Verwindung) développée dans sa « philosophie du matin » : il s’agit de « se remettre » (verwinden)des errances méta-physiques pour vivre pleinement, « to live » (Conrad 1900, p.212) ; « Ja ! ja !’ […] ‘How to be ! Ach ! How to be’ » (p.213).

‘C’est en ce sens qu’il faut comprendre ces allusions [de Nietzsche] extrêmement fréquentes à la santé, à la convalescence, qui, parcourant les écrits de cette période [ouverte par Humain, trop humain], sont aussi liées à des questions biographiques. Nous sommes toujours face à l’effort de penser la sortie hors de la métaphysique dans une forme qui ne soit pas liée au dépassement critique, comme c’était encore le cas pour la seconde Inactuelle ; depuis la radicalisation de l’analyse chimique, nous savons qu’il ne peut s’agir ici de recourir à des valeurs ‘suprahistoriques’ : mais de vivre à fond l’expérience de la nécessité de l’erreur, en s’élevant, ne serait-ce que l’espace d’un instant, au-dessus du processus ; ou encore, de vivre l’errance avec une attitude différente. Et surtout, nous savons que le contenu de la pensée du matin n’est rien d’autre que l’errance même de la métaphysique, envisagée simplement de ce point de vue différent qui caractérise ‘l’homme de bon tempérament’. (Vattimo 1985b, p.175) 270

Or, deux écueils attendent l’homme « de bon tempérament ». Il doit « se remettre » « d’une façon qui ne soit ni la pure acceptation de ses erreurs ni leur critique outrepassante qui ne ferait finalement que les perpétuer » (Vattimo 1985b, p.176) 271 . Il doit donc « se résigne[r comme] à une perte ou à une douleur » (Vattimo 1985b, p.177) 272  : « To the destructive element submit yourself » ; « In the destructive element immerse » (Conrad 1900, p.214). Mais il doit aussi vivre son errance « comme une chance, comme la possibilité d’un changement » (Vattimo 1985b, p.177 273 ) : « with the exertion of your hands and feet in the water make the deep, deep sea keep you up » (Conrad 1900, p.214) ; « To follow the dream, and again to follow the dream – and so – ewig/always – usque ad finem » (pp.215 & 334) ; « And do you know how many opportunities I let escape ; how many dreams I had lost that had come my way ? » (p.217).

Ainsi, bien que Marlow ironise parfois (« ‘Perhaps he is [romantic]’, I admitted with a slight laugh, whose unexpectedly loud reverberation made me lower my voice directly ; ‘but I am sure you are’ » (p.216)), tentant tant bien que mal de garder une voix dominante dans l’épisode, c’est Stein qui enseigne la philosophie nietzschéenne au narrateur et qui trouve l’application pratique pour Jim de sa magistrale analyse. C’est la voix de Stein qui domine philosophiquement, tandis que celle de Marlow s’efforce encore de dominer narrativement. Ces points marqués dans des jeux différents placent néanmoins les deux interlocuteurs à égalité, amorçant la polyphonie que le choc philosophique entre Marlow et Jewel prolongera.

Les chapitres 20 à 27, puis 33, instaurent donc une double polyphonie (entre Marlow et Stein ; entre Marlow et Jewel), qui culmine au chapitre 37 où les trois personnages se trouvent réunis, et où Marlow ne maîtrise plus rien que sa plume.

En effet, bien que ce dernier transcrive la conversation pour l’édification du « privileged man », il ne cesse tout au long de se plaindre de n’y rien entendre (« ‘No doubt’, I said, exasperated at being in the dark » (Conrad 1900, p.347)), ou de n’en pouvoir mais (« You felt that nothing you could say would reach the seat of the still and benumbing pain » (p.348)), si bien qu’il est conscient du peu de résonance de sa voix : « my own voice seemed to me muffled, lost in an irresponsive deaf immensity » (p.350). Ce n’est plus là la voix dominante du Marlow autoritaire de Lord Jim I !

Mais la voix de Stein n’est guère plus sonore. Certes, il confirme le statut d’Übermensch de Jim (« No ! no ! Not false ! True ! true ! true ! » (p.350)), mais cela n’a aucun effet sur Jewel (« You don’t understand. Ach ! Why you do not understand ? » (Ibid.)), et ne fait qu’irriter Marlow : « ‘Terrible’, he said to me. ‘Some day she shall understand’. ‘Will you explain ?’ I asked, looking hard at him » (Ibid.). Le même mot prononcé par Stein, « terrible » (Schrecklich), avait déjà manqué son effet peu auparavant : « He [Stein] seemed to be appealing to me, but her youth, the length of the days suspended over her head, appealed to me more » (Ibid.). Stein prêche désormais dans le désert.

Quant à Jewel, son opinion est faite : Jim a refusé de se défendre après le fiasco de la grâce accordée à Brown ; elle considère donc qu’il l’a quittée volontairement pour l’au-delà : « He has left me » (p.348). Aucune voix ne l’atteint, mais sa voix n’atteint personne non plus, Stein comme Marlow concluant qu’elle ne comprend rien, et n’insistant guère : le « You don’t understand » de Stein était anticipé par l’observation silencieuse de la part de Marlow d’une Jewel « giving up the incomprehensible » (p.348).

Ainsi, la discordance des voix atteint ici son comble et rend les trois personnages présents si sourds les uns aux autres que toute tentative de domination (par statut narratif, par compétence philosophique ou par deuil inconsolable) est d’avance vouée à l’échec. La polyphonie se radicalise presque en cacophonie.

Notes
269.

Questions au centre de l’expressionnisme poétique allemand comme le révèle le recueil publié par Kurt Pinthus en 1919, Menschheitsdämmerung, ou « crépuscule de l’humanité », mais qui « contient de nombreux textes dans lesquels circule […] le souffle d’une aurore […]. Le cri qui parvient à résonner, précisément parce que le déracinement de la modernité produit l’effondrement du caractère défini des formes, n’est pas seulement le cri de douleur d’une ‘vie mutilée’ […] ; c’est aussi l’expression du ‘spirituel’, qui s’ouvre un chemin au milieu des formes en ruine » (Vattimo 1985b, p.40). « [La classica raccolta di poesia espressionista pubblicata da Kurt Pinthus nel 1919 si intitolava Menscheitsdämmerung [sic]], crepuscolo dell’umanità, ma contiene numerosi testi in cui circola un’aria che è quella di un’aurora[ piuttosto che d’un tramonto]. [...] L’urlo che riesce a risuonare proprio perché lo sradicamento della modernità ha fatto crollare le definitezze delle forme non è solo grido di dolore di una ‘vita offesa’ [...] ; è anche espressione dello ‘spirituale’ che si fa strada attraverso le rovine delle forme » (Vattimo 1985a, p.44-45).

270.

« Lo stesso senso hanno le allusioni, assai frequenti anche per ragioni biografiche, alla salute, alla convalescenza, che riempiono le pagine degli scritti di questo stesso periodo. Siamo ancora una volta di fronte a uno sforzo di pensare l’uscita dalla metafisica in una forma non legata al superamento critico, come nella seconda inattuale ; ma qui, in conseguenza della radicalizzazione dell’analisi chimica, sappiamo che non si tratta di ricorrere a valori ‘soprastorici’, ma di vivere fino in fondo l’esperienza della necessità dell’errore, di innalzarsi per un istante al di sopra del processo ; ossia, di vivere l’erranza con un atteggiamento diverso. Sopratutto, sappiamo che il contenuto del pensiero del mattino non è null’altro che la stessa erranza della metafisica, solo vista da un punto di vista diverso, quello dell’uomo di ‘buon temperamento’ » (Vattimo 1985a, p.178-179).

271.

« in un modo che non sia né la pura accettazione dei suoi errori né la critica oltrepassante che in realtà li prosegue » (Vattimo 1985a, p.179).

272.

« si verwindet anche una perdita, un dolore » (Vattimo 1985a, p.180).

273.

« come una chance, come la possibilità di un cambiamento » (Vattimo 1985a, p.181).