6.5.4 Jim Übermensch potentiel quand même

Pas tout à fait cependant. Jewel une fois laissée à son veuvage, les points de vue de Marlow et de Stein sur la fin de Jim, s’ils ne se rejoignent pas, cessent d’être mutuellement insaisissables. Marlow n’avait pas tort, si l’on s’en tient à la surface des faits, de persister à attribuer à la Faute de Jim une importance décisive ; tandis qu’à Stein, les événements examinés à la loupe donnent raison de considérer le Tuan comme un cas d’Übermensch potentiel : la polyphonie, quand elle se réduit à ces deux voix, reprend des couleurs musicales.

Ainsi, Marlow n’a pas tort, mais sa voix ne domine pas pour autant : il tient la fin de l’histoire « mainly from Brown, in Brown’s own words » (Conrad 1900, p.370), ce qui atténue sa position de narrateur tout-puissant ; mais surtout, son point de vue ne se défend que dans une lecture instantanée, sans perspective, du face à face entre Jim et Brown qui s’étend sur les chapitres 41 et 42.

Tout le mouvement de ce duel verbal en effet consiste à assimiler progressivement Jim à Brown.

Bien sûr, l’opposition est radicale au début : « Brown hated Jim at first sight » (Conrad 1900, p.380), parce qu’il comprend que Jim et lui « [are] standing on the opposite poles of that conception of life which includes all mankind » (p.381). Mais au fur et à mesure que Brown raconte son histoire, des points communs entre son passé et celui de Jim frappent de plus en plus ce dernier. Cela commence par cet aveu de Brown : « I was afraid once in my life » (p.383), et cela culmine par sa justification du meurtre d’un natif de Patusan : « when ‘it came to saving one’s life in the dark, one didn’t care who else went – three, thirty, three hundred people’ » (p.386). Certes, Brown ne compte pas jusqu’à 800, jusqu’aux huit cents pèlerins abandonnés sur le Patna, parce qu’il ignore que son vis-à-vis les a sacrifiés pour sauver sa propre vie, mais cela ne peut manquer de faire mouche dans l’esprit de Jim : « it was as if a demon had been whispering advice in his ear. ‘I made him wince’, boasted Brown to me » (p.387). Si bien que désormais « there ran through the rough talk a vein of subtle reference to their common blood, an assumption of common experience ; a sickening suggestion of common guilt, of secret knowledge that was like a bond of their minds and of their hearts » (Ibid.). Marlow, le sachant, ne peut qu’interpréter comme liées par un enchaînement de cause à effet la honte ressurgie dont Brown observe les « signes » sans les comprendre (« He [Jim] just stood there with nothing to say, and looking as black as thunder – not at me – on the ground » (p.387)), et la clémence de Jim à son égard (« There’s no doubt his mind was made up that Brown should have his way clear back to sea » (p.391)). Et ainsi conclut-il qu’il y a pour Jim un « destin » qui le pousse (« His fate, revolted, was forcing his hand » (Ibid.)) à commettre une seconde faute (laisser partir Brown au lieu de le réduire à merci) parce qu’il en a jadis commis une première (le saut hors du Patna).

A ne lire que ces deux chapitres, on ne peut prendre Marlow vraiment en défaut : tout lecteur sait aussi que Brown frappe trop juste sans le savoir, tout lecteur voit aussi que la tête baissée de Jim révèle qu’il accuse le coup, tout lecteur peut se laisser aller à attribuer la clémence de Jim à sa « fraternité » (au sens de « Frère de la côte ») avec Brown. Rien ne donne radicalement tort à celui qui maîtrise toujours la narration : sa voix, qui assure que Jim échoue, pèse indubitablement.

Mais un lecteur qui prendrait du recul ne manquerait pas non plus de reconnaître à Stein une certaine clairvoyance. Un tel lecteur se souviendrait en effet que Brown n’est pas le premier que Jim « gracie » aussi généreusement ! Tunku Allang également, au chapitre 28, craint d’abord pour sa vie après la victoire de Jim et de Dain Waris sur le camp retranché de Sherif Ali : « After Sherif Ali his turn would come, and who could resist an attack led by such a devil ? » (Conrad 1900, p.273). Mais Jim en décide autrement, « and indeed he [Allang] owed his life and such authority as he still possessed at the time of my visit to Jim’s idea of what is fair alone » (Ibid.). De même, l’immonde Cornelius, au chapitre 29, aurait bien mérité les foudres de Jim. Mais là encore, Jim le laisse libre, et Marlow s’en étonne : « That he seemed free of the place demonstrated Jim’s absurd carelessness or else his infinite disdain, for Cornelius had played a very dubious part (to say the least of it) in a certain episode which might have ended fatally for Jim » (p.285). Or, ni Allang, ni Cornelius, n’ont gagné la clémence de Jim par un quelconque chantage sur son passé, ni même par un effleurement involontaire du point sensible : à la différence de Brown, aucun d’eux n’a jamais mentionné de vie qu’on sauve au mépris de trois cents autres, ou de peur irrésistible qu’on pût avoir ! Pourquoi la clémence envers Brown aurait-elle besoin d’une telle cause, quand Allang et Cornelius en ont bénéficié sans motif ? On peut aussi bien admettre que les trois acquittements sont l’effet du « bon tempérament » de Jim, c’est-à-dire de son statut d’Übermensch administrant la justice (« fair ») et se montrant supérieur (« infinite disdain »), tout comme il cherche à éviter un affrontement « ending perhaps in collision and bloodshed » (p.394), ne se faisant en cela que l’écho des préoccupations villageoises : « It would be a good thing if they went away » (p.390).

C’est donc un grave contresens que de dire :

‘En livrant à Brown « sa » rivière, Jim a renouvelé le pacte avec la bassesse dont l’épisode du Patna lui avait révélé l’existence à blanc. Par le biais de la compassion, Brown l’a ramené dans la communauté du cynisme et de la peur.’ ‘Cette rechute prouve que, depuis son arrivée à Patusan, Jim campe dans l’entre-deux. Entre deux races, entre deux peuples, entre deux cultures, travaillé par le besoin d’être reconnu des deux côtés. (Rozenberg 1997, p.106)’

Car la clémence systématique n’est pas plus un « pacte avec la bassesse » de Brown qu’elle ne l’était avec celle d’Allang ou de Cornelius : on ne gracie au contraire qu’en étant très au-dessus du ressentiment, du désir de vengeance ou de la peur des révélations compromettantes. Et comment la « compassion » (même dans son acception laïque) ramènerait-elle « dans la communauté du cynisme et de la peur » ? L’oxymoron « compassion/cynisme » demande à tout le moins une explication ! Enfin, le désir de double reconnaissance supposerait que Jim ne libère Brown que pour s’en faire respecter (et non plus par crainte, cynisme ou compassion)… Ainsi, à trop prendre les thèses de Marlow à la lettre (« rechute »), on finit par se contredire de ligne en ligne : l’idée initiale, telle qu’elle apparaît chez Daniel R. Schwarz (« Once Jim recognises a mirror image in Gentleman Brown, the social fabric that he has woven on Patusan collapses [sic] » (Schwarz 1980, p.82)) est déjà fautive dans son raccourci saisissant ; copiée sans guillemets et poussée à son extrême, elle devient délirante.

Du reste, au coup d’œil en amont qui replace Brown parmi ses co-acquittés Allang et Cornelius, peut se joindre une lecture des chapitres 43 et suivants, qui montrent un Jim parant à toute surprise, en s’assurant que « inland on the outskirts of town » « small parties of men kept guard in the fields » (Conrad 1900, p.395), en utilisant les palissades disponibles (« The stockade commanded the mouth of the creek, and Jim meant to remain there till Brown had passed below » (Ibid.)), et en plaçant « Dain Waris’s armed party down the river » (p.397), bref, en gardant « every armed man from one end of Patusan to the other […] on the alert » (p.398). Quel stratège aurait fait plus ? Où est la « faute » commise par Jim ? Où est cet « embryon de traître à jamais suspendu dans le cri de sa médiocre horreur » dont parle, dans un style discutable, M. Paul Rozenberg (1997, p.107) ?

Il n’y a en réalité de faute que par ignorance du fait que « there was another way out of the river » (p.397). Mais même ceux qui connaissaient cet autre chemin ne s’en sont pas inquiété : « Nobody even dreamed that the white men could have any knowledge of the narrow channel at the back of the island » (p.403). Jim ne fut donc pas le seul à négliger ce détail et à surestimer la probité de Cornelius : Dain Waris et tous les habitants de Patusan ont commis la même erreur. Le blame, s’il pèse sur Jim seul et s’il suggère que le saut du Patna a quelque chose à voir avec tout ce gâchis, est plus qu’injuste : c’est un acte de mauvaise foi. C’est parler comme le Williams de Henry V : « the King himself hath a heavy reckoning to make, when all those legs, and arms, and heads, chopped off in a battle, shall join together at the latter day ». Or, ce verdict n’est pas acceptable : « the King is not bound to answer the particular endings of his soldiers […] for [he] purpose[s] not their death, when they purpose their services », se défend Henry… qui ainsi convainc Williams : « ’Tis certain, every man that dies ill, the ill upon his own head, the King is not to answer it » (Shakespeare 1600, IV, 1).

Mais alors, si Jim n’est coupable d’aucune négligence tactique ni d’aucune indulgence complice, son sacrifice final à la peine de Doramin, son « unflinching glance » (p.416) après le coup de feu du chef bugis, est tout simplement grandiose 274  ! Il a marché vers son idéal d’un pas digne de tout Übermensch, et Stein a eu raison de bout en bout ! Marlow aura beau réduire la portée du geste à un « exalted egoism » (p.416), son « he is one of us » (Ibid.) sonne soudain, non plus comme une absolution, mais comme une vantardise : one of us, ce surhomme ? Nous prendrions-nous pour des « overmen », nous aussi ?

Le plus clair, c’est donc qu’entre les voix de Stein et de Marlow, le lecteur a le choix. Il discréditera l’un pour « romantisme » (Stein) ou l’autre pour sécheresse intellectuelle (Marlow), mais le texte ne lui impose pas ses sympathies. Libre à lui de croire à une émergence définitive (et superbe) de Jim, ou à un sursaut seulement temporaire et destiné à l’échec : comme les personnages, le lecteur est laissé à ses propres interprétations, non pas de signes disséminés (la sémiotique est de peu de secours ici), mais de la fabula même, de ce monde (possible) qu’il a visité en 200 pages, interprétations qui relèvent donc de l’herméneutique.

Notes
274.

« Agnus Dei ? » se demande Paul Rozenberg à propos de « He came ! […] He hath taken it upon his own head » (Conrad 1900, p.415). « Conrad ne se prive pas des grandes orgues de la symbolique chrétienne. Mais si Lord Jim est Notre-Seigneur, cela ne va pas sans ironie » (Rozenberg 1997, p.96). Soit : le « pardon » refusé par Jewel cadre mal avec la figure christique. En revanche, rien n’indique d’ironie sur l’Übermensch nietzschéen.