6.6.1 Deux herméneutes, une épistémologue

Or, à y regarder de près, ces nuances entre herméneutique et épistémologie sont lisibles dans Lord Jim II. Jewel, qui en sa qualité de témoin d’une partie de l’histoire de Jim tient déjà une place à part, est aussi celle qui traduit le plus les discours des autres dans son langage propre. Non seulement, si elle maîtrise assez l’anglais (« she had learned a good bit of English from Jim » (Conrad 1900, p.283)), elle le parle comme le langage d’un autre (« she spoke it most amusingly, with his [Jim’s] own clipping, boyish intonation » (Ibid.)) et ne le fait donc pas tout à fait sien, ne se l’approprie pas (quand elle écoute « our talk, her big clear eyes would remain fastened on our lips, as though each pronounced word had a visible shape » (Ibid.)), mais elle donne de la mort de Jim une version que nul autre ne partage. En effet, alors que Jim et Marlow ne pensaient qu’à un éloignement géographique quand ils juraient à Jewel que jamais son Tuan ne repartirait vers « the world beyond the forests » (p.318), elle en veut à Jim de s’être sacrifié et ne retient de cette apothéose tragique que ce qu’elle peut en codifier : « He has left me » (p.348). Ce n’est même pas là « l’interprétant » peircéen d’un signe premier, c’est une réduction marquée de toute une fabula à un schéma, un « langage-base » (Vattimo 1985b, p.154) supposé être « le reflet des faits » (Ibid., p.155) 278  : Jewel est épistémologue, nullement herméneute.

Heureusement Marlow, en revanche, s’efforce-t-il de « faire la connaissance » de Jim. Il utilise certes ses propres « interprétants », il filtre certes les discours de Jim au tamis de la Faute qu’il sait avoir été commise sur le Patna, mais du moins interprétants peircéens et tamis lui viennent-ils de son interlocuteur même. Ce que Marlow introduit de sa seule initiative propre est la notion de « destin » (« his fate » (Conrad 1900, p.391), « the fatal destiny » (p.410)), mais cela en fait un herméneute seulement un peu rigide, trop avide de cohérence et d’unité dans le discours de l’autre, nullement un épistémologue. Il est comme à l’aube de sa discipline, quand, « d’un point de vue historique, […] la théorie herméneutique s’est caractérisée comme discipline spécifique de la culture européenne au moment même où la rupture de l’unité catholique de l’Europe […] a pris des proportions décisives, tant au niveau de la société que de la culture (un processus parallèle et conjoint touchant le rapport à la tradition classique) » (Vattimo 1985b, p.155 279 ) : Marlow est un herméneute de style Renaissance, un de ceux qui reconnaîtraient la Miβverstehen de Schleiermacher comme toujours centrale, parce qu’elle évite de nommer les ruptures. En expliquant les difficultés herméneutiques (et les débats religieux et artistiques) par la « mésinterprétation » en effet, on maintient une continuité que mettraient à mal les notions de schisme, de « nouvelletés » (comme dit Montaigne), ou d’altérité radicale. Or, Marlow, dans son traitement historiciste du temps et de l’espace (voir 6.4.3.2), comme dans sa recherche de cohérence et d’unité dans le discours de l’autre, est un tenant de la continuité, et donc du Miβverstehen.

Evidemment, il est en cela très au-dessous de Stein sur le terrain herméneutique aussi, tant il est vrai que la polyphonie ne s’instaure dans Lord Jim II qu’en compensant la supériorité narrative de Marlow par son infériorité philosophique. Stein en effet est celui qui accepte pleinement l’incommensurabilité des discours. Il est celui qui forge un langage pour s’adapter au discours de l’autre. Il est celui qui « appear benevolently ready to lend you his ear » (Conrad 1900, p.203) ; il est celui qui intègre jusqu’aux discours malveillants d’un Brierly (« I quoted poor Brierly’s remark : ‘Let him creep twenty feet underground and stay there’. He [Stein] looked up at me with interested attention […]. ‘This could be done, too’, he remarked » (p.219)) ; il est celui qui ne songe « Schön. There’s Patusan’ » qu’après avoir soupesé la situation de Jim et « seeing what he is » (Ibid.). Mais surtout, il est celui qui s’est si bien approprié l’anglais (appris « in Celebes – of all places ! », mais « didn’t Mr. Stein speak English wonderfully well ? » (p.233)) qu’on cite ses expressions comme personnelles, soit, mais aussi comme remarquablement adaptées : « Mr. Stein called him [Doramin] ‘war-comrade’. War-comrade was good. Wasn’t it ? » (p.233) ; « so as to avoid ‘vain expense’. He did make use of funny expressions – Stein did. ‘Vain expense’ was good. » (p.236). Tous jugements positifs sur l’anglais personnel de Stein qui contrastent avec ceux portés sur celui du capitaine de la brigantine sur laquelle Jim s’embarque pour Patusan : « His flowing English seemed to be derived from a dictionary compiled by a lunatic » (p.238). Ainsi, le capitaine refuse « to ‘ascend’ » le fleuve (p.238), au point qu’il eût, si Stein lui avait ordonné de le remonter, « ‘reverentially made objects for the safety of properties’ » et eût même « presented ‘resignation to quit’ » (p.239) ; alors s’enchaînent sur deux pleines pages (pp.239-240) les sarcasmes à propos de la confusion des paronymes (« ‘propitiated many offertories’ » ; « ‘a snare and ashes in the mouth’ 280  ») ; des redondances (« ‘plenty too much enough of Patusan’ ») ou des circonlocutions (« ‘in the similitude of a corpse’ » ; « ‘Already like the body of one deported’ ») dont se compose le sabir du capitaine. Nul doute qu’on ne passe tout le chapitre 23 sur ces questions linguistiques que pour marquer la différence entre celui qui s’approprie le langage de l’autre (Stein s’approprie le langage des Britanniques) et celui qui, comme Jewel, le re-traduit dans un idiome non reconnu.

Stein est donc cet herméneute qui admet « l’altérité radicale » (Vattimo 1985b, p.155) et tend vers une « ‘assimilation’ au discours de l’autre » (Ibid.) 281 . Il suit donc plus la démarche de l’ontologie herméneutique de Gadamer que celle de la Miβverstehen de Schleiermacher.

Notes
278.

« un linguaggio base, quello del rispecchiamento dei fatti » (Vattimo 1985a, p.157).

279.

« Anche storicamente [...] la teoria ermeneutica si individua come disciplina specifica nella cultura europea proprio quando [...] la rottura dell’unità cattolica dell’Europa [...] assume proporzioni decisive anche sul piano della società e della cultura (un processo parallelo, e interconnesso, tocca il rapporto con la tradizione classica) » (Vattimo 1985a, p.158).

280.

Dans la bouche, on attendrait plutôt « sore and aches » (et non pas « a snake and asps » (Bordenave 1982, p.1384 (note 1 à la page 1042 de son édition de Lord Jim)) ! Et la série continue : « ‘irresponsive parties’ » ; « ‘from exposure to limb to remain silent in hidings’ » ; « ‘would have been perishable beyond the act of man’ » ; « ‘laughable hyæna’ » ; « ‘weapons of a crocodile’ », « ‘cage of beasts made ravenous by long impenitence’ » ; « ‘exhibit himself to be made attached purposefully to robbery’ ».

281.

« un ‘assimilarsi’ al discorso dell’altro » (Vattimo 1985a, p.157), effet de « questa insistenza sulla alterità radicale » (Vattimo 1985a, p.158).