6.6.2 Deux herméneutiques, deux espaces-temps

Or, de même que l’herméneutique de Marlow s’accompagnait d’un espace-temps continu, celle de Stein s’accompagne aussi d’un espace-temps, mais qui fait place à cette altérité qui fonde son « ontologie herméneutique » : c’est l’espace et le temps des ruptures.

Le Patusan de Stein est en effet un lieu radicalement « autre ». C’est un monde en soi, isolé : « The world (which is circumbscribed by lofty impassable mountains) » (Conrad 1900, p.228). Mais c’est aussi un lieu où l’on ne peut accéder qu’après une rupture du temps biologique : « The woman is dead now » (p.219). Ce que Marlow bien sûr ne peut comprendre : « ‘And the woman is dead now’, he added incomprehensibly » (Ibid.). Autrement dit, l’espace de Stein est également « temporalisé ». Mais il ne s’agit plus ici d’un temps subjectif, d’une mémoire, comme pour Marlow : il s’agit d’un temps organique, d’un âge : « ‘Yes ; he is young’, Stein mused. ‘The youngest human being now in existence’, I affirmed. ‘Schön. There’s Patusan’, he went on in the same tone. . . . » (Ibid.)

Certes, c’est une scie colonialiste que de représenter l’Occident comme plus « ancien » que la « jeune » Asie : cette « temporalisation » organique de l’espace n’est le propre, ni de Stein, ni de Conrad 282 . Mais c’est Marlow (et plus encore son « privileged man », mais nullement Stein) qui donne à cette différence d’âge une coloration raciste (par métaphysique de l’essence épidermique) : « In the midst of these dark-faced men, his stalwart figure in white apparel, the gleaning clusters of his fair hair, seemed to catch all the sunshine that trickled through the cracks in the closed shutters of that dim hall, with its walls of mats and a roof of thatch. He appeared like a creature not only of another kind but of another essence » (p.229), dit le narrateur, qui ajoutera que « [Dain Waris] was still one of them, while Jim was one of us. […] He had not Jim’s racial prestige » (p.361). Certes, le « privileged man » allait encore plus loin, et Marlow s’en souvient :

‘You said also – I call to mind – that ‘giving your life up to them’ (them meaning all of mankind with skins brown, yellow or black in colour) ‘was like selling your soul to a brute’. You contended that ‘that kind of thing’ was only endurable and enduring when based on a firm conviction in the truth of ideas racially your own, in whose name are established the order, the morality of an ethical progress. (Conrad 1900, p.339)’

Mais le narrateur ne réfute pas ce point de vue, lui qui conclut par un « Possibly ! You ought to know » (Ibid.) ratifiant la position colonialiste ; il se contente de le nuancer pour ce qui concerne Jim : « of all mankind Jim had no dealings but with himself » (Ibid.)

Son discours est en cela incommensurable à celui de Stein, qui ne méprise pas l’altérité, ne s’en effraie pas, mais ne la nie pas non plus : il l’accepte et « fait sa connaissance », « assimile le discours de l’autre ». C’est pourquoi il n’appelle pas Doramin « a dark-faced man », ni « one of them » : il le nomme seulement son « war-comrade » (p.233), soulignant plus le point de contact que les différences. C’est pourquoi aussi l’on passe si longtemps sur le passé de Stein (la moitié du chapitre 20, des pages 205 (« His history was curious ») à 210), alors que cela n’a aucune influence sur le récit : il s’agit toujours de montrer l’attention que Stein prête à l’Autre.

Ainsi, loin de rabaisser cet Autre, fût-ce par familiarité, il lui garde tous ses titres, et continue par exemple d’appeler sa femme « the ‘princess’ » (p.208), et de la classer parmi les femmes (toutes les femmes, « dark-faced » ou pas) : « She talked as women would talk » (p.209).

D’ailleurs, épouser une indigène est une idée qui ne viendrait pas à Marlow. En tout cas il n’y mêlerait aucun sentiment profond (« We have heard so many such stories, and the majority of us don’t believe them to be stories of love at all » (p.275)), lui qui attribue l’amour de Jim pour Jewel au romantisme du nouveau Lord :

‘There is in his espousal of memory and affection belonging to another human being something characteristic of his seriousness. He had a conscience, and it was a romantic conscience. (Conrad 1900, p.276)’

L’idée vient pourtant à Stein, qui s’attendrit encore sur le sort de sa « dear wife the princess […] by whom he had had a daughter.» (p.206-207).

De même, le souvenir de son précédent « war-comrade », ce beau-frère « assassinated at the gate of his own royal residence » (p.206), ne le quitte pas, et rien dans l’expression « ‘my poor Mohammed Bonso’ » (pp.206 & 208) ne connote autre chose qu’un respect de type provençal (où l’adjectif « pauvre » s’applique systématiquement à tous les défunts) pour feu son parent. C’est là un trait d’autant plus frappant pour le lecteur anglais de 1900 que le prénom Mohammed indique une foi sarrasine que l’Europe n’a jamais vraiment vue autrement qu’en ennemie. Mais Stein n’y voit pas obstacle et accepte cette altérité-là comme il a accepté les altérités linguistiques, culturelles et géographiques.

Pour autant, cela ne signifie pas que Stein ait coupé tous les ponts avec sa culture d’origine : le prétendu « culture shock » dont on fait désormais le thème de guides pour touristes n’a eu aucun effet sur lui. Il cite notamment encore Gœthe (p.211), ou songe à léguer sa collection d’insectes à sa ville natale : « To my small native town this my collection I shall bequeath » (p.205). Simplement, ce lien conservé avec le passé n’est pas une tentative d’unifier le temps, de maintenir une continuité : il fait ce que le Gœthe tardif eût rejeté justement au nom de la compréhension de « the necessary place of this past in the unbroken line of historical development » (Bakhtine 1937, p.33) ; nommément, il cite le premier Gœthe (celui de Torquato Tasso) et il lègue sa collection à ce qui ne peut être qu’un musée, et un musée d’histoire naturelle qui plus est. Or, non seulement « [le] Gœthe [tardif] did not like ‘ruinlike’, antiquated, museumlike external coverings of the naked past. He called them ghosts (Gespenster) and drove them away » (Bakhtine 1937, p.32), mais « [he] was deeply opposed to this practice [ :] to bring wild nature, virgin and inaccessible to man, primordial landscape, into both literature and painting », bien que ce fût « typical of this epoch » (Bakhtine 1937, p.34). Stein quant à lui ne s’inquiète pas de ces solutions de continuité : peu lui importe que des papillons exotiques ne soient rien aux Bavarois qu’une curiosité a-historique ; peu lui importe le Gœthe de Wilhelm Meister. Celui qu’il cite se situe dans la « early period », quand il ne refusait pas encore les ruptures temporelles et les Gespenster du passé, même s’il s’en effrayait parfois :

‘Cologne was a place where antiquity had such an incalculable effect upon me. The ruins of the cathedral (for an unfinished work is like one destroyed) called up the emotions to which I had been accustomed in Strasbourg. (Gœthe’s Autobiography, vol.2, p.258, citée in Bakhtine 1937, p.35).’

Torquato Tasso (1789) en effet, c’était le temps où « [Gœthe’s feeling] included also a romantic (as we shall arbitrarily call it), ‘ghostly’ component » (Bakhtine 1937, p.35). C’était le temps où Gœthe était aussi « romantique » que Stein et Jim et ne cherchait pas encore, à l’instar de Marlow, à maintenir à tout prix cette continuité temporelle qui constitue la « realistic component (as we shall call it, also arbitrarily) » (Bakhtine 1937, p.36)) de sa perception.

‘The evolution of the sense of time in Gœthe, which can be reduced to a consistent surmounting of the romantic component and the total victory of the realistic, could be traced in those works that served a transition from the early period to the late one, primarily in Faust [1808] and partially in Egmont.’ ‘In the process of developing a sense of time, Gœthe overcomes the ghostly (Gespenstermässiges), the terrifying (Unerfreuliches) & the unaccountable (Unzuberechnendes), which were strong in his initial feeling of a merged past and present. (Bakhtine 1937, p.36)’

La polyphonie entre Stein et Marlow s’entend donc aussi à propos de leurs chronotopes personnels respectifs : autant le narrateur de Lord Jim est historiciste et « réaliste », autant Stein est « romantique » et éventualiste. Précisons d’ailleurs : il se sépare ainsi de Marlow en ce sens qu’il ne considère jamais son retour vers l’Europe comme impossible (sa compromission dans « the revolutionary movement of 1848 » quand il était « a youth of twenty-two » (Conrad 1900, p.205) doit être bien oubliée), mais il se sépare tout autant de Jewel en ce sens qu’il n’envisage jamais ce retour comme nécessaire non plus (sa collection entomologique, léguée à sa ville natale, sera le seul « something of me » (p.205) qu’il songe à ré-expédier vers l’Ouest). Il évolue dans un espace-temps qui exclut les déterminismes de toutes sortes.

Notes
282.

« Cet autre monde ne faira qu’entrer en lumiere quand le nostre en sortira » (Montaigne 1588, III, p.887).