6.6.3 Herméneutique, de Shakespeare à Gœthe

Or, ce lien à la perception de l’espace-temps est décisif, car c’est probablement grâce à lui que Conrad parvenait à poser le problème que nous avons cerné ici par l’entremise de Schleiermacher et de Gadamer. Il va de soi que l’approche gadamérienne des questions herméneutiques ne pouvait qu’être étrangère à Conrad. C’est donc plutôt le « double Gœthe » (le Gœthe initial « romantique » contre le Gœthe tardif historiciste) qui l’a d’abord intéressé, d’autant qu’il faisait écho à son propre dédoublement : nous avons vu au chapitre 1 qu’il existe en effet un Conrad « romantique » qui, loin de s’en effrayer, espère des ruptures temporelles, des « phases » où l’on repart à zéro (c’est la voix de Stein qui prend sa source ici, laquelle s’oppose à celle du Gœthe tardif qui unifiait au contraire les différentes périodes en « distribuant la diversité » « in various stages (epochs) of development, that is, [diversity] acquired a temporal significance » (Bakhtine 1937, p.28)), en concurrence avec le Conrad qui ne cesse de parler, comme plus tard Marlow, de destin, de « fate ».

Mais si le « double Conrad » ne pouvait manquer de s’attacher au « double Gœthe », il ne pouvait non plus ignorer le « double Shakespeare ».

Et de fait, ce sont deux lectures incompatibles du dramaturge élizabéthain qui opposent aussi Jim et Marlow :

‘I saw […] a thick green-and-gold volume – a half-crown complete Shakespeare. ‘You read this ?’ I asked. ‘Yes. Best thing to cheer up a fellow’, he said, hastily. I was struck by this appreciation, but there was no time for Shakespearian talk. (Conrad 1900, p.237)’

C’est sans doute que Marlow et Jim ne lisent pas les mêmes pièces : alors que « to cheer up » fait penser aux pièces « optimistes » (s’achevant sur un « happy ending », comme les comédies, les « féeries » (Proust 1913, p.103), les tragi-comédies (qui se définissent justement comme « a play with tragic incidents but a happy ending » (Harrison 1937, p.10)) et même certaines « histories » comme on les nomme parfois 283 (Azincourt se termine plutôt bien… pour les Anglais et pour Henry V)), l’ébahissement de Marlow devant une telle « appréciation » laisse entendre qu’il songe plutôt quant à lui aux tragédies et aux « histories » sombres.

En particulier, on peut suggérer que Jim se réfère surtout à La Tempête, tandis que Marlow songe plus probablement à Hamlet.

On peut le suggérer, bien que Joseph Conrad ne nous encourage pas beaucoup à relire The Tempest (Shakespeare 1612) : « I fear it is a far cry from Prospero’s Island to Patusan » (Conrad 1902e, p.394).

Encore faut-il comprendre cette assertion : dire qu’il n’y a pas adéquation entre un lieu « féerique » et un lieu romanesque ne revient pas à nier toute relation dialogique entre deux textes. Un dialogue après tout se nourrit autant d’oppositions que d’adhésions. Et le nombre de ces oppositions n’y change rien : c’est la possibilité même de contrastes terme à terme qui forme l’indice du dialogisme textuel. Aussi les deux tableaux suivants mettent-ils en relief, d’abord les antinomies, puis les similitudes.

Antinomies
Lord Jim (Conrad 1900) The Tempest (Shakespeare 1612)
Le Patna est endommagé avant toute tempête : « suddenly, the calm sea, the sky without a cloud, appeared insecure in their immobility » (p.26). « you have put the wild water in this roar » ; « the sea, mounting to the welkin’s cheek, / Dashes the fire out » (I, 2).
Jim est le dernier des officiers à quitter le Patna : « Three voices together raised a yell. […] Jump ! Oh, jump ! » (p.110). « the king’s son, Ferdinand, […] Was the first man that leap’d » (I, 2).
 
Brown, l’ennemi de Jim, arrive par mauvaise fortune (pour lui comme pour Jim) à Patusan. « By accident most strange, bountiful Fortune / […] hath mine enemies / Brought to this shore » (I, 2).
Brown accoste à Patusan par manque de vivres. « How came we ashore ? […] By Providence divine, / Some food we had and some fresh water » (I, 2).

Or, ces oppositions elles-mêmes aident à comprendre comment The Tempest « cheer up a fellow » comme Jim, déjà au moment où il s’embarque pour Patusan : c’est qu’il y trouve, en regard de sa propre histoire, un contrepoint sans doute rassurant. Après tout, si le propre fils du roi de Naples est le premier à sauter du navire, et si personne ne l’en juge plus mal pour cela, l’acte I devient comme un baume pour l’amour propre blessé de Jim.

Les similitudes avec une histoire qui se termine bien pour Prospero ne peuvent alors manquer de renforcer l’optimisme du futur « Lord », surtout au moment où son volume des œuvres de Shakespeare est mentionné, c’est-à-dire avant la rencontre de Cornelius et l’affrontement avec Brown.

Similitudes
Lord Jim (Conrad 1900) The Tempest (Shakespeare 1612)
« I expected to see the iron open out as I stood there and the rush of water going over them as they lay » (p.84). « the ship w[as] no stronger than a nutshell and as leaky as an unstanched wench » (I, 1).
Tous les officiers du Patna quittent l’épave. Seuls les marins malais restent à bord : «  He had a knowledge of some evil thing befalling the ship, but there had been no order ; he could not remember an order ; why should he leave the helm ? » (p.98). « All but mariners / Plunged in the foaming brine, and quit the vessel » (I, 2)
Les fuyards croient que le Patna a sombré : « he believed, as any other man would have done in his place, that the ship would go down at any moment » (p.86) ; « She was going down, down, head first under me » (p.110) ; « I saw her go down » (p.113). « Poor souls, they perish’d » ; « the rest o’ the fleet […] / Bound sadly home for Naples, / Supposing that they saw the king’s ship wreck’d » (I, 2)
Tous les pèlerins sont rescapés : « And still she floated ! These sleeping pilgrims were destined to accomplish their whole pilgrimage » (p.97). « There is no harm done » ; « there is no soul […] which thou heard’st cry, which thou saw’st sink » (I, 2).
Jim se croit insulté : « look at that wretched cur » (p.70). « Hang, cur ! » (I, 1).
Le chapitre 23 ne s’occupe que du langage : celui de Stein, et du capitaine de sa brigantine. « You taught me language » (I, 2) ; « My language ! heavens ! / I am the best of them that speak this speech » (I, 2) ; « Where the devil should he learn our language ? » (II, 2)
Les « germanismes » de Stein renvoient le verbe en fin de phrase : « One thing alone can us from being ourselves cure ! » (p.212). La « licence poétique » amène parfois le verbe en fin de vers : « If you but knew how you the purpose cherish » (II, 1).
Le capitaine de la brigantine de Stein se perd dans les paronymes et les assonances. « Sebastian. A dollar. / Gonzalo. Dolour comes to him » (II, 1) ; « O, widow Dido ! » (II, 1).
Stein collectionne, outre les papillons, les « Buprestidæ and Longicorns – beetles all – horrible miniature monsters, looking malevolent in death and immobility » (p.203). « All the charms / of Sycorax, toads, beetles, bats » (I, 2).
 
Cornelius est immonde. « He reminded me of everything that is unsavoury. His slow laborious walk resembled the creeping of a repulsive beetle » (p.285). « Caliban […] / A freckled whelp hag-born – not honour’d with human shape. […] Dull thing » (I, 2).
Cornelius se plaint que Jim lui a tout pris : « He came here and robbed me » (p.397) ; « He stole everything I had » (p.399). « Caliban. […] thou takest from me » (I, 2) ; « I am subject to a tyrant […] that […] hath cheated me of the island » (III, 2)
Cornelius utilise Brown pour sa propre vengeance : « All you have to do is to kill him and then you are king here » (p.368). « If thy greatness will / Revenge it on him […] / Thou shalt be lord of it and I’ll serve thee » (III, 2)

Ainsi, la pièce tardive de Shakespeare, lue et relue par Jim, ne peut que le séduire par le point d’appui qu’elle lui offre pour repenser sa vie.

Mais surtout, il y trouve un temps qui est pour le rassurer : celui de toutes les ruptures, le temps des nouveaux départs qu’il espère tant et dont Stein affirme la possibilité.

En effet, non seulement la continuité des règnes instaurée par le droit d’aînesse est brisée quand Prospero, le prince légitime (« the right Duke of Milan », comme il est décrit dans le ‘Dramatis Personæ’) est supplanté par son propre frère Antonio, mais le parti d’Antonio même est divisé par la tempête : Stephano et Trinculo d’une part, Alonso, Sebastian, Antonio et leurs conseillers d’autre part, abordent en deux endroits distincts de l’île, chacun des deux groupes tenant l’autre pour perdu (« The king, / His brother and yours, abide all three distracted / And the remainder mourning over them » (V)). Même le lien parallèle que Prospero se propose de nouer entre sa fille Miranda et Ferdinand, le fils du roi de Naples (en souhaitant que « All sanctimonious ceremonies may / With full and holy rite be minister’d » (IV)), est annoncé prématurément : c’est compter sans les interruptions de Caliban, qui complote lui aussi pour nuir à Prospero (« I had forgot that foul conspiracy / Of the beast Caliban and his confederates / Against my life » (IV)), et c’est surtout anticiper le retour à Naples.

Certes, ce retour devient envisageable à la fin de la pièce, et la continuité temporelle semble rétablie après que Prospero retrouve son « dukedom ». Mais les forces qu’il a fallu mobiliser pour parvenir à un tel dénouement (qui reste virtuel) le montrent justement comme surnaturel. Il faut en effet que Prospero soit à la fois Neptune et Jupiter pour commander à l’océan et au tonnerre, il faut qu’il soit le maître des lutins et autres esprits comme Ariel, il faut donc qu’il soit un dieu païen ; mais il faut aussi, tout en restant jupitérien, en mesure de déclencher la tourmente d’un froncement de sourcils (« a frown » (V)), qu’il pratique le pardon chrétien : « the rarer action is / In virtue than in vengeance ; they being penitent, / The sole drift of my purpose doth extend / Not a frown further » ; « I do forgive / Thy rankest fault » (V). Encore toutes ces forces païennes et chrétiennes combinées n’aboutissent-elles qu’à la promesse de restauration de son trône : l’épilogue subordonne le passage de ce dénouement virtuel au happy ending réel à l’assentiment d’une suprême instance (« I must be here confined by you, / Or sent to Naples »). C’est dire que le temps continu, même lorsqu’il apparaît, est montré dans la féerie « rather like a dream than an assurance » (I, 2).

A l’inverse, il est incontesté dans une tragédie comme celle d’Hamlet (Shakespeare 1603).

Or, la « relation dialogique » à cette pièce est plus explicite encore que pour The Tempest.

Il est vrai que celui qui la « cite » n’est pas Marlow, mais Stein : « ‘In general, adapting the words of your great poet : That is the question. . . .’ He went on nodding sympathetically. . . . ‘How to be ! Ach ! How to be.’ » (Conrad 1900, p.213).

Mais il est à noter qu’il s’agit plus chez Stein d’un détournement que d’une citation. En effet, la « question » de l’entomologiste est sensiblement plus pragmatique que celle d’Hamlet : « To be, or not to be » interrogeait l’avenir possible du protagoniste en ce monde, tandis que Stein n’envisage pas un instant la mort de quiconque : « Stein rightly feels that ‘how to be’, how to continue to live, is the central preoccupation » (Batchelor 1994, p.108).

Celui qui se rapproche le plus du monologue d’Hamlet (Shakespeare 1603, III, 1), qui envisage le plus ouvertement sa propre fin, ce n’est donc pas Stein, mais le « privileged man ». John Batchelor y insiste en 1998 (Batchelor 1998, p.56) : parler du « Ever-undiscovered Country » (Conrad 1900, p.338), c’est faire écho à l’évocation de la mort par Hamlet, de cette « death, / The undiscover’d country from whose bourn / No traveller returns » (Shakespeare 1603, III, 1). Le véritable Hamlet apparaît donc chez le destinataire privilégié du récit de Marlow, au chapitre même où ce dernier lui apprend la mort de Jim : il reflète, au moins à ce moment, l’état d’esprit des deux partenaires narratifs.

Car Marlow aussi se réfère plus fidèlement à Hamlet que ne le fait Stein. Hamlet, séparé des autres hommes, n’émet de critique en effet (« man delights not me ») qu’après avoir reconnu du genre humain qu’il était « a piece of work » :

‘What a piece of work is a man ! how noble in reason ! how infinite in faculty ! in form and moving how express and admirable ! in action how like an angel ! in apprehension how like a god ! the beauty of the world ! the paragon of animals ! (Shakespeare 1603, II, 2).’

Un tel lyrisme, chez Stein, ne s’applique qu’aux papillons : « Look ! The beauty […] look at the accuracy, the harmony » (Conrad 1900, p.208). Sur l’homme, Stein n’émet qu’un jugement fort réservé : « Man is amazing, but he is not a masterpiece » (Ibid.). Celui qui est prêt à reprendre à son compte l’appréciation d’Hamlet, c’est Marlow, et nullement Stein : « Masterpiece ! And what of man ? » (Ibid.).

Ainsi, rien ne dit que Jim relise jamais Hamlet pendant son exil. Seuls Marlow et le « privileged man » prennent explicitement la tragédie pour référence. Jim probablement serait plus abattu que « cheered up » par le parallèle entre son histoire et celle du prince danois.

‘There are many verbal coincidences between the play and the novel. […] Hamlet says that for right action ‘the readiness is all’ [Shakespeare 1603, V, 2] and Jim refers to this at the opening of his confession to Marlow: ‘It is all in being ready’ [Conrad 1900, p.81]. Hamlet is recalling his earlier failure to act, to avenge his father’s murder, and recognizing that a decisive test of his personality, through action, is approaching; Jim is saying that his disastrous failure, his jump from the Patna, happened because he was caught off guard but next time he will be prepared. The stories of Hamlet and Jim are contrasted, of course, in that Hamlet is dishonoured by a shameful inaction – failure to avenge his father’s murder – while Jim is dishonoured by a shameful action, the jump from the Patna. […] But in the execution they are closer to each other than one would expect. Hamlet fails to act, Jim acts, but in his account of his action he stresses his passivity. (Batchelor 1994, p.108)’

Toutes les raisons en somme pour que Marlow ne cesse de tirer Jim vers Hamlet, en particulier en lisant le dernier acte du « Lord » comme le suicide si longtemps contemplé par le personnage shakespearien : une « opportunity » (Conrad 1900, p.416). Mais ce sont ces raisons mêmes, y compris l’annonce de la mort générale à la fin de la pièce, qui ne peuvent qu’empêcher Jim de se délecter (sauf à le faire sur le mode morbide) de cette histoire de fiasco absolu.

Avec une incompatibilité supplémentaire : tandis que le temps historiciste de Marlow s’accommode fort bien du temps continu d’Hamlet, le temps fragmenté de Jim n’y trouve aucun écho.

La continuité temporelle dans Hamlet en effet ne s’inscrit pas seulement dans les allusions au « fate » si cher à Marlow (Shakespeare 1603, I, 1), ni au « foreknowing » qu’il permet (Ibid.). Elle fonde l’éternel retour du Même, dans l’histoire, de Rome à Elsinore, et chez Shakespeare lui-même, de Jules César à Hamlet : « In the most high and palmy state of Rome, / A little ere the mightiest Julius fell, / The graves stood tenantless and the sheeted dead / Did squeak and gibber in the Roman streets » (Ibid.). Les spectres, selon Horatio, apparaissent donc toujours à la mort des grands, surtout quand cette mort est suspecte. Car ils sont compatibles avec ce temps continu qui permet les présages (« omen », ibid.).

Ils sont compatibles aussi avec le temps continu cyclique des saisons, qui brouille les frontières entre vie et mort par la re-naissance périodique : ce temps est celui de la vie agricole et partant du grotesque (voir évidemment Bakhtine 1940), qui fait que Pantagruel à la fois pleure la mort de sa femme et rit de la naissance de Gargantua (Rabelais 1534) : « Therefore our sometime sister […] / Have we, as ’twere with a defeated joy, – / With an auspicious and a dropping eye, / With mirth in funeral and with dirge in marriage, / In equal scale weighing delight and dole, – / Taken to wife » (Shakespeare 1603, I, 2). Sur quoi on insiste avec le rituel « all that lives must die » (Ibid.) : « your father lost a father ; / That father lost, lost his », qui établit le cycle continu des générations.

Or, c’est cette continuité même qui écrase Hamlet. Car la vengeance n’est pas sienne : seul le deuil lui appartient en propre. La vengeance est celle de son père, à lui transmise par le spectre : « I find thee apt » ; « Hamlet, remember me » (Shakespeare 1603, I, 5).

Autrement dit, Hamlet est placé par le Ghost en position d’herméneute « Renaissance » par excellence : il ne doit pas faire autre chose que s’approprier le discours de son père, mais avec tout ce que la distance spectrale impose de Miβverstehen, et donc d’échec, à cause de quelques interférences avec des considérations parasites venues du discours propre d’Hamlet.

Ainsi, la lecture par Conrad de La Tempête et de Hamlet lui permet-elle de penser les questions temporelles et herméneutiques aussi bien que sa lecture de Gœthe. Le jeu, bien plus subtil qu’on ne s’en avise généralement, des références et de l’intertextualité, donne à Lord Jim une dimension philosophique qui, loin d’appesantir la fiction, la fonde.

Notes
283.

The Histories’ est le volume 3 de l’édition Smithmark en trois tomes (Hong Kong, 2000).