7.1 L’imagination à l’œuvre

Du propre aveu de l’écrivain, l’imagination de Joseph Conrad a ses limites. En particulier, elle n’étend pas les mondes possibles qu’elle crée au-delà de ce qui est compatible avec les observations attestées sur la Nature : « This story », rappelait-il à propos de The Shadow-Line, « was not intended to touch on the supernatural ». La raison en est que « My imagination is not made of stuff so elastic as all that » (Conrad 1920b, p.207).

Cette imagination cependant reste assez « élastique » pour explorer de la nature humaine bien des bassesses et des fonds obscurs. C’est-à-dire pour révéler bien des désirs (d’inceste, par exemple, dans ‘The End of the Tether’), bien des plaisirs (et donc bien des homéostases, comme dans ‘Youth’), bien des pulsions (de mort, chez Almayer notamment) et bien des schizes (du Nigger of the ‘Narcissus’ à The Rescue). C’est assez dire que le lecteur d’aujourd’hui, qui ne peut plus s’en tenir aux exposés de Charcot, ne peut guère se dispenser des éclaircissements apportés depuis par Freud et par Lacan sur ces questions.

Pour autant, cela ne signifie pas que Conrad ait jamais écrit de roman ou de nouvelle « psychologique ». Bien plutôt ces forces et ces fractures placent-elles ses personnages dans une posture tragique. Cela a été souligné à propos de Lord Jim I, puisque le moment du saut n’était pas vu comme le moment psychologique d’un Jim hésitant entre héroïsme et lâcheté, mais comme le moment où il « assiste impuissant au torrent » de terreur qu’il « ne parvient pas à contenir » (Quignard 1994, p.176). Cela s’applique aussi bien au MacWhirr de ‘Typhoon’ ou aux marins du Nigger.

Ce qui fait que la psychologie cède le pas au tragique, c’est que l’individu chez Conrad est montré dans son rapport à des puissances extérieures, dont la moindre n’est pas l’Histoire. L’individu conradien n’est pas qu’un sujet au sens lacanien, structuré par ses pulsions, ses désirs, ses inerties et sa Spaltung ; il est aussi sujet au sens althussérien, interpellé par une idéologie, une vision du monde, une Weltanschauung. Les forces qui l’agissent sont toujours à la fois intimes et sociales ; les voix qui le parlent sont toujours à la fois idio- et idéo-lectales.

C’est pourquoi Bakhtine reste pertinent. S’il a fallu parfois écouter les idiolectes, à l’aide de Peirce pour mieux les entendre, à l’aide de Lacan pour mieux y déceler les voix qui le composent, il a toujours fallu prêter attention aussi aux idéolectes, à l’empreinte que laissent les idéologies dans les discours même individuels : l’imagination conradienne ne peut, semble-t-il, se dispenser d’un appui géopolitique et historique. La créativité chez Conrad a besoin des chronotopes comme la créativité linguistique selon Bakhtine a besoin des genres : il faut dans les deux cas un corpus avec lequel entrer en relation dialogique, il faut pouvoir transférer des éléments de ce corpus d’un genre, ou d’un chronotope, à l’autre.