7.2 Créativité chronotopique

Or, Conrad justement ne cesse de jouer sur la géométrie variable des chronotopes de son corpus.

Non seulement retourne-t-il le rapport traditionnel entre temps et espace dans ses œuvres « marines » : le temps ralentit chez lui sur les mers assez démontées pour limiter l’espace à la vague qui approche, et s’accélère sur mer assez calme pour que l’espace s’étende à l’infini. Mais qui plus est, d’un roman ou d’une nouvelle à l’autre, il ouvre ou referme certaines courbes constitutives d’un chronotope déjà utilisé.

C’est ainsi que ‘A Smile of Fortune’ comme Lord Jim I se fondent sur le chronotope Océan-Indien. Et dans les deux cas, le texte s’achève sur un départ : Jim comme Marlow quittent l’Océan Indien, pour ne plus y revenir (Marlow, parce qu’il a pris l’île Maurice en aversion, Jim parce que sa réputation y est à jamais ruinée (voir supra, chapitre 3)). Mais ce qui change, c’est la perspective que dessine ce départ. Pour Marlow, après l’Océan Indien, il reste tous les autres océans et mers du monde ; pour Jim, après l’Océan Indien, il ne reste rien, aucun endroit au monde pour se cacher. Le départ de Marlow lui ouvre l’espace ; celui de Jim se ferme sur un point virtuel, que Patusan n’actualisera que par miracle... et dans une autre partie du roman.

Figure 12 : perspectives
Figure 12 : perspectives

De la même façon, Almayer’s Folly se construit sur la fermeture d’un chronotope traditionnel en vortex. En effet, quiconque, comme Almayer au début du roman, croit en un avenir déjà écrit, pense que, quelle que soit la route suivie, le point d’arrivée restera inchangé :

Figure 13 : Vortex (cf Morson 1994, p.65)
Figure 13 : Vortex (cf Morson 1994, p.65)

Que ce vortex se trouve enfermé dans un delta, dans un triangle relationnel où les Arabes, les soupirants et la progéniture s’entendent à couper toutes les voies qui mèneraient au point d’arrivée, et il ne reste qu’un éventail, emblème forcé du sideshadowing :

Figure 14 : pseudo-
Figure 14 : pseudo-sideshadowing
Figure 14 : pseudo-
Figure 14 : pseudo-sideshadowing

Sideshadowing qui déroute fort Almayer (voir supra, chapitre 5, 5.2.3).

Il est vrai que pour Willems dans An Outcast of the Islands, le sideshadowing est plus authentique après son arrivée à Sambir (voir supra, chapitre 5, 5.3.1).

Figure 15 :
Figure 15 : sideshadowing authentique

Mais la suite du roman revient cependant à enfermer ce sideshadowing même dans un triangle de plus en plus étroit, entre Almayer, Aïssa et Joanna.

Figure 16 : émergence de Willems
Figure 16 : émergence de Willems
Figure 16 : émergence de Willems
Figure 16 : émergence de Willems

Si bien que Willems est condamné à l’émergence perpétuelle faute de voie ouverte : il stagne au point nodal des avenirs possibles, parce que chacun de ces avenirs, actualisé, serait une horreur pour lui.

Ainsi, par un jeu d’ouverture-fermeture, Conrad démultiplie les chronotopes disponibles, en isole certains traits, en transfère d’autres dans des environnements différents, et déploie les mondes possibles qui résultent de ces manipulations. Il va sans dire que le nombre de ces mondes possibles s’en trouve singulièrement accru.