7.4 Perspectives

L’étude des six romans et six nouvelles choisis ici aura donc confirmé l’importance des chronotopes chez Joseph Conrad (cf annexe E pour un tableau récapitulatif). C’était là le point le plus attendu.

Elle aura en outre mis en relief l’un des procédés créatifs de l’écrivain, qui procède beaucoup par questionnement du corpus littéraire antérieur : celui des autres quand il s’agit des chronotopes « marins », voire le sien propre quand il s’agit d’explorer d’autres possibilités pour des chronotopes très similaires. C’est là un trait plus spécifique, qui était par conséquent moins prévisible.

L’inattendu (qui « arrive toujours »), ce que Bakhtine lui-même ne dit nulle part explicitement, c’est qu’il est envisageable de jouer sur de légères distorsions pour articuler plusieurs chronotopes, parfois fort différents. Cette combinatoire chronotopique est sans doute le mode de création le plus personnel de Joseph Conrad.

Un mode de création si particulier qu’il faudrait bien sûr pouvoir mieux l’observer. Cela supposerait d’étudier d’autres textes de Conrad, à commencer, puisque Bornéo il y a, par les textes situés dans ce Malay Archipelago 285 qui pourrait bien cacher, sous cette appellation commode, une variété insoupçonnée de chronotopes incompatibles.

Du moins, incompatibles en l’état. Car, à quelques distorsions près, qui sait s’ils ne s’articuleraient pas aussi entre eux, ou aux chronotopes bornéens ? Le cadre imposé par l’exercice académique qu’est une thèse doctorale ne permet pas de pousser les investigations de ce côté. Mais ce qui a été observé jusqu’ici fait escompter que le cas de Lord Jim, écrit très tôt dans la carrière de Conrad, n’est pas unique.

En effet, pour ne prendre qu’un (ultime) exemple, il se pourrait que le chronotope W de ‘The Lagoon’ (Conrad 1897c) s’articule au chronotope D de An Outcast of the Islands (Conrad 1896a). Car Willems et Arsat vivent, chacun à sa façon, un épisode qui est comme une parenthèse dans leur vie : Willems à la fin d’An Outcast est sur le point de reprendre avec Joanna la vie qu’il menait avant de venir à Sambir, bien près de renouer avec sa ligne droite temporelle après une interruption qui en ce cas serait réduite à une simple incartade ; Arsat dans ‘The Lagoon’ reprend effectivement où il en était resté, c’est-à-dire renoue avec sa vie de combattant, après un épisode passionné. Willems comme Arsat sont près de suivre une ligne temporelle qui ressemble à ceci :

Tandis que pour Arsat, la béance reste un vide et n’a d’effet véritable que sur son entourage. L’épisode de sa passion en effet se vit dans un espace terminal, un bout (une fin) du monde, un blanc topographique qui autorise à donner à l’oméga retenu ici pour nommer le chronotope du ‘Lagoon’ son sens apocalyptique :

‘And the white man’s canoe, advancing upstream in the short-lived disturbance of its own making, seemed to enter the portals of a land from which the very memory of motion had forever departed. (Conrad 1897c, p.24)’

C’est dire que le temps se referme, se boucle sur ce fragment de vie hors de la ligne continue des combats. Dans l’intervalle tombera un frère, tué avant d’avoir pu rejoindre Arsat ; dans ce lagon s’éteindra la Femme ; mais Arsat lui-même se retrouve de l’autre côté de ce time loop à peine diminué et tout aussi agressif qu’avant. Sa ligne temporelle dessine un W majuscule :

Ainsi, une ligne (droite, interrompue), qui servait déjà d’axe dans un roman (An Outcast of the Islands), se trouve réutilisée dans une nouvelle (‘The Lagoon’), mais affublée d’une excroissance de nature différente : la ligne divergente fait place à une boucle. Le chronotope qui en résulte est bien sûr différent aussi, mais comme une variante diffère d’une autre variante : Conrad semble ne jamais abandonner une équation avant d’en avoir fait varier tous les paramètres et dessiné les courbes que ce changement impose de tracer.

L’investigation chronotopique conradienne semble par conséquent sans relâche. A qui ne prêterait qu’une attention distraite aux questions de variations temporelles, il pourrait a priori paraître vain d’escompter une grande diversité de figures : hormis la vitesse d’écoulement et la position des points que joint une ligne plus ou moins lisse, on ne voit guère ce qui pourrait donner au temps un « profil » différent. Conrad pourtant ne cesse de malmener cette géométrie attendue : de même que l’espace chez lui se découpe de plus en plus finement (sans que jamais ne se rejoignent le Berau, Sukadana et le Sarawak, pourtant tous situés à Bornéo, ou sans que jamais ne se confondent deux îles, mêmes situées toutes deux dans l’archipel malais), le temps varie à l’infini. Pour aborder un tel auteur, l’approche chronotopique tentée ici se révèle donc être parmi les plus fructueuses.

Notes
285.

‘The Lagoon’ (1897c) ; ‘Karain : A Memory’ (1897e) ; ‘Falk : A Reminiscence’ (1903a) ; ‘Freya of the 7 Isles : A Story of Shallow Waters’ (1912b) ; ‘The Planter of Malata’ (1914a) ; ‘Because of the Dollars’ (1914b) ; Victory : An Island Tale (1915).