INTRODUCTION

Jude the Obscure 1 est une histoire d’amour qui soulève les tabous. Au contraire de The Return of the Native qui met en scène une fin plus heureuse pour satisfaire l’attente des éditeurs et des lecteurs, le dernier ouvrage de fiction de Thomas Hardy bouscule les normes narratives de l’époque : Sue est une femme trop libérée, la fin est trop tragique, la question du mariage frôle l’indécence… Lors de la publication du roman, nombre de critiques ont crié au scandale. Pourtant, selon Barbara Hardy, la forme de ce récit est dogmatique et l’auteur est l’un de ces romanciers qui se sert de son art pour défendre ses idées 2 . Les lectures de l’œuvre se contredisent au fil du temps en cherchant à en donner une interprétation morale. Dès 1896, et face à des points de vue si opposés sur l’univers dépeint dans Jude , Edmund Gosse rappelle que là n’est pourtant pas l’objet de la critique littéraire :

‘So much we note, but to censure it, if it calls for censure, is the duty of the moralist and not the critic. Criticism asks how the thing is done, whether the execution is fine and convincing. To tell so squalid and so abnormal a story in an interesting way is in itself a feat, and this, it must be universally admitted, Mr. Hardy has achieved 3 .’

Cette thèse tentera donc de démontrer que, au-delà de toute indécence ou de tout dogmatisme, le roman creuse le sillon d’une écriture moderne dont les grandes lignes ont été tracées par d’autres écrivains britanniques :

‘Carlyle and Ruskin perceived that they were part of a new historical situation which was alienating the relations of society 4 .’

Ces personnalités dénoncèrent très tôt la mécanisation qui modifia le lien unissant un ouvrier à son travail 5 et s’interrogèrent sur le bien-fondé de l’idéologie victorienne.

‘The aesthetics of alienated consciousness is most directly addressed to by Ruskin. He believed that enslaved and oppressed modern consciousness can only embody itself through distortion, not wholeness. The art which bests enacts such distortion, in his view, is the grotesque, a form of the gothic imagination [...] 6 .’

Hardy semble lui aussi croire que l’histoire peut être un refuge face aux difficultés du présent. Fort de sa formation d’architecte, il est sensible à la trace laissée par les générations passées sur les murs des églises ou derrière les barrières des vieilles universités. Le protagoniste de Jude est amoureux des constructions gothiques qu’il restaure. D’autre part, certains personnages se caractérisent par l’exagération de leurs traits. Un tel excès se remarque également dans l’action, notamment avec la scène de la mort des enfants. Ce mode de représentation, qui paraît s’inspirer du style gothique, renouvelle les modalités de l’écriture qui annonce alors la modernité et fait vaciller les repères jusque-là établis :

‘Texts in this tradition both reproduce the myths through which the nineteenth century operated and imagined itself (how it sees the past, how it views the fallen woman, how it defines love, how it rationalizes industrialism) and critique them at the same time. This is, I believe, the substance of Hardy’s literary project [...], a rather accurate enacting of [...] the Ruskinian grotesque 7 .’

Cependant Ruskin insista sur le contenu moral qui devait soutenir une œuvre : “Good art for Ruskin could not be separated from good morals 8 ”. Il se fit également le défenseur du mouvement des Pré-raphaëlites qui ouvrirent la voie à la peinture réaliste.

‘The Pre-Raphaelites reflect a mid-Victorian trend toward realism which appeared in every genre 9 .’

Hardy refusa, au contraire, d’adhérer aux principes réalistes et, dans cette mesure, il est plus proche de Walter Pater :

‘Unsettled by German rationalism, Walter Pater (1839-1894), tutor of Brasenose College, had decided against taking orders in the Church and was looking for something to replace his lost faith [...]. Accepting Arnold’s dictum that the aim of criticism is to see the object as it really is, the Aesthete must study the only view he can have of it, his own impressions of art, discriminating and analysing the pleasure it gives him. This was the opposite of Ruskin’s ethical view, and centered on the Renaissance, the period of licentious pleasure Ruskin most abhorred 10 .’

Pater et Hardy sont tous deux sensibles à la philosophie allemande et connaissent une crise spirituelle qui les conduit à remettre en question les fondements moraux et religieux qui sous-tendent l’ordre social. La peinture façonne leur style propre 11 . Chacun, dans un genre et un registre différents, chemine alors vers un art plus moderne.

Le regard critique que jette Hardy sur les dogmes victoriens l’amène à pratiquer une écriture romanesque d’un nouvel ordre, qui s’ouvre sur une structure dialogique telle que la définit Bakhtine et dans laquelle le texte renvoie à d’autres textes, les mots aux mots des autres:

‘Aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de la langue qui soient neutres, exempts des aspirations et des évaluations d’autrui, inhabités par la voix d’autrui. Non, il reçoit ce mot par la voix d’autrui, et ce mot en reste rempli 12 .’

Il en va de même avec l’auteur dont l’écriture a pour cadre la société à laquelle il appartient  et dont le langage se trouve façonné par ce milieu qu’il répugne à cautionner. Le pessimisme dont Hardy est souvent taxé n’est qu’une forme d’écriture qui lui permet d’exprimer sa conception du monde :

‘[...] language constructs our world for us. The context is as much in language as it is outside language 13 .’

La langue de l’auteur est l’outil avec lequel il tisse une toile qui nous renvoie sa vision et qui cependant ménage un lieu dans ses textes pour ce qui leur est étranger. En laissant des voix étrangères s’immiscer dans l’espace textuel, Jude questionne alors la validité de ces écrits ou de ces dires qui font loi.

C’est bien par le biais de la voix que surgissent dans le roman les images, le sens, la beauté qui constituent l’œuvre hardienne. Car la voix peut être narrative ; parfois elle se fait instrument syntaxique ou grammatical. Elle est aussi matérialité phonique comme c’est le cas dans la musique ou dans la poésie à laquelle Hardy finit d’ailleurs par se consacrer. La voix poétique touche à l’entre-deux de l’objet vocal qui, lorsqu’il chute, cesse d’être sonore. La voix est silence qui laisse tant de choses se dire qui ne sauraient être formulées ou écrites ; la voix est question :

‘La voix, cet effet de présence et d’accent, les voix qui parlent en elle deviennent, aussitôt, [...] une « question ». L’écart de soi à soi qui s’y marque ouvre l’espace d’un questionnement dans et sur le langage, où les frontières du littéral et du métaphorique vacillent 14 .’

La voix et le silence en appellent aussi au regard, lorsque les yeux et les images parlent mieux que les mots et que le réel scintille derrière les lettres sur la page ou résonne au-delà de l’énonciation narrative :

‘It is as if the novelist, like the astronomer gazing at the image in the object glass, at the photograph of things that no one has ever seen – meets there the look of things themselves, in the double sense of look, whereby the star, the lighthouse, Lacan’s sardine can in the sea, flash back, like so many mirrors, the now disembodied look of the observer. [...] This vision, this sensation is blind, insensible, silent, unconscious 15 [...].’

Ainsi, la voix qui ondule et vacille plutôt que la lettre qui ordonne et qui fige, ainsi que le regard qui se fait absence, ouvrent à Hardy le champ de la modernité.

Irving Howe soutient que ce dernier évolue entre deux traditions, à la croisée du réalisme et de la modernité :

‘Hardy comes at the end of one tradition, that of the solid extroverted novel originating mostly with Henry Fielding; but he also comes at the beginning of another tradition, that of the literary “modernism” which would dominate the twentieth century. [...] this last of Hardy’s novels cannot be fully apprehended if read as a conventional realistic work. Not by its fullness or probability as a rendering of common life, but by its coherence as a vision of modern deracination – so must the book be judged 16 .’

Jude annonce l’entrée de l’écriture dans le vingtième siècle – quelques années avant la publication du roman résolument moderne de Conrad, Lord Jim et le choix pour Hardy de se tourner vers la poésie : “Here, in its first stirrings, is the gray poetry of modern loneliness 17 .”

L’homme hardien est comme exilé dans un monde qui n’est pas fait pour lui. Les valeurs stables de la prospérité victorienne s’effritent au contact de la plume. L’auteur préfère se tourner vers des modèles plus anciens, et choisit par exemple d’orienter son œuvre vers une évocation de la tragédie selon Aristote.

‘Cette modernité-là est le refus de l’esclavage de l’histoire, du sens de l’histoire, de l’histoire comme sens. Sa métaphore : la ruine [...], qui symbolise à la fois l’éphémère du présent et fait signe vers l’antique en lui 18 .’

Voici une modernité à la Baudelaire par laquelle le poète cherche un refuge dans le présent qui n’est supportable que parce qu’il porte les traces du passé, telles les églises gothiques que Jude restaure.

Qualifier Hardy de victorien ne se justifie donc que de manière partielle car il instaure avant tout un « dialogue avec les époques 19  ». Il s’entretient en effet aussi bien avec le passé que le présent, ainsi qu’on peut le percevoir dans l’évolution, voire le « bouleversement 20  », de son art entre la production de Tess et de Jude notamment. La mise en perspective de ces deux romans sera un premier pas dans l’initiation du dialogue. Car la modernité, perceptible à la source de son œuvre, surgit de façon plus remarquable encore lorsque l’auteur de Jude est confronté à d’autres écritures. C’est donc par un dialogue avec les textes de Joseph Conrad, auteur emblématique de la modernité, que nous espérons suivre un peu plus avant la piste de la modernité naissante qui pénètre les mots de ces écrivains.

Nombre de points communs entre Hardy et Conrad ont été perçus par les critiques. Ian Watt s’est, par exemple, intéressé à ces deux auteurs, et son Conrad in the Nineteenth Century rappelle élégamment que cet auteur moderne écrivit lui aussi à la fin de l’ère victorienne. Françoise Grellet, dans son ouvrage sur la littérature anglaise, classe d’ailleurs Conrad parmi les auteurs dits « victoriens », au même titre que Hardy, plutôt qu’avec les modernes. Nous pouvons également citer ces lignes qui reprennent la célèbre préface à The Nigger of the “Narcissus”  :

‘We know from the popularity of literary illustration that the Victorian audience liked to “see” its fiction, and novelists catered to the same taste by providing abundant visual description. Conrad was only reiterating a commonplace of Victorian aesthetics when he said that the “task I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel – it is, before all, to make you see 21 ”.’

Hardy et Conrad s’appuient tous deux sur cette attente des victoriens, friands de paysages évocateurs et de descriptions soignées. Cependant, l’un est le plus souvent qualifié d’écrivain régionaliste tandis que l’autre, l’exilé, dépeint des terres lointaines aux noms exotiques. Le premier demande à être redécouvert et lu sous un angle plus moderne, quand la réputation du second en tant que figure de proue de la littérature moderne est déjà bien établie.

Nous essaierons, par notre travail, de mettre en lumière le fil d’Ariane que suit la modernité pour lui permettre de faire sens au tournant du siècle dernier, sans être entraînée dans l’effondrement des certitudes sur lequel elle se fonde. Au cœur même du doute jaillit l’étincelle qui met le feu aux poudres et fragments de la littérature du passé, embrasant l’écriture qui, désormais « moderne », renaît encore couverte de ses cendres. La tragédie est un de ces voiles de poussière. Mais tandis que Hardy, dans son grand respect pour le modèle aristotélicien, en fait l’un des ingrédients essentiels de ses œuvres, elle se dépose sur le texte conradien comme les retombées volcaniques, à la fois terrifiantes et signes du calme revenu.

C’est donc à travers les prismes du tragique, mais aussi de la voix et du regard, que nous allons nous aventurer plus au cœur de l’écriture de la modernité par ces deux grands romanciers. Notre étude commencera par une lecture de Jude the Obscure, avant d’amorcer un dialogue avec d’autres textes. Tess of the D’Urbervilles 22 nous permettra de mieux explorer l’univers de Hardy. Puis Lord Jim et Under Western Eyes nous entraîneront vers une autre vision, un autre style : celui de Conrad.

Notes
1.

Nous appellerons désormais le roman Jude .

2.

Barbara Hardy, The Appropriate Form, p. 51 : “novelists who use their art to embody an ideology”.

3.

Edmund Gosse, in Jude , Norton, p. 387.

4.

Dale Kramer, “Hardy and readers: Jude the Obscure”, in Kramer, p. 160.

5.

En 1847, Communist Manifesto de Karl Marx fut publié en Angleterre, puis Das Kapital en 1867. Le Marxisme eut cependant un impact limité en Grande-Bretagne. C’est plutôt la Fabian Society, un groupement d’intellectuels issus de la bourgeoisie, qui influença le Parti Travailliste qui, lors de sa création, conserva dans son manifeste la devise réformiste de ce mouvement, à savoir : “the inevitability of gradualness” (Harrison, p. 145).

6.

Linda M. Shires, “The radical aesthetic of Tess of the D’Urbervilles”, in Kramer, pp. 160-161.

7.

Ibid., p. 161.

8.

Haight, p. xxxvii.

9.

Ibid., p. XXXIX.

10.

Ibid., p. XL. Hardy s’en tient lui aussi avant tout aux « impressions » qu’il reçoit pour ensuite tisser la toile de ses romans (voir infra, pp. 99-100).

11.

Pour une étude de l’influence de la pensée de Pater sur Hardy, voir Bullen.

12.

Todorov, Le Principe Dialogique, p. 77.

13.

Hasan, in Fabb, p. 120.

14.

Rabaté, p. 7.

15.

Fabb, 279.

16.

Howe, in Watt, The Victorian Novel, p. 439.

17.

Ibid., p. 445.

18.

Nouss, p. 16. 

19.

Nouss, p. 18.

20.

Ibid., p. 21. Un tel dialogue constitue l’un des traits distinctifs de la modernité et la différencie du modernisme caractérisé, selon Alexis Nouss, par sa rigidité et une tendance à la périodisation (Nouss, pp. 50-53).

21.

Bullen, p. 5, cite Hugh Witemeyer, George Eliot and the Visual Arts, pp. 1-2.

22.

Nous appellerons désormais le roman Tess .