2. Leur signification

Les lieux ont toujours une valeur emblématique. Tel est le cas pour la Maison Brune, “the Brown House”. C’est de là que le protagoniste contemple Christminster, la cité de ses rêves : depuis le toit de la bâtisse il peut deviner les clochers et autres dômes de la ville universitaire (J 18-20). Site élevé offrant un vaste panorama, elle devient le symbole de son espoir d’aller un jour étudier à Christminster :

‘Whenever he could get away from the confines of the hamlet [...], he would steal off to the Brown House on the hill and strain his eyes persistently; sometimes to be rewarded by the sight of a dome or spire, at other times by a little smoke, which in his estimate had some of the mysticism of incense. (J 21)’

Mais la Maison Brune évoque aussi les ombres qui menacent le destin de Jude. Après avoir épousé Arabella il habite non loin de là, “a lonely roadside cottage between the Brown House and Marygreen” (J 67), où il ne connaîtra que la déchirure d’un couple uni par la loi en dépit de toute sincérité de sentiments.

D’autre part cet endroit a été le témoin de la violente rupture entre le père et la mère de Jude :

‘“It was coming home from market, when you were a baby – on the hill by the Brown House barn – that they had their last difference, and took leave of one another for the last time. Your mother soon afterwards died [...].” (J 82)’

Le protagoniste connaîtra le même sort : son mariage avec Arabella échouera, puis il se séparera de Sue peu avant de mourir. D’ailleurs la maison brune est également un lieu funeste car un gibet y avait été installé par le passé pour un condamné relié de près ou de loin à la famille de Jude. La première allusion à cet épisode est amenée par sa tante, après le départ d’Arabella, à la suite du récit cité ci-dessus :“A gibbet once stood there not onconnected [sic] with our history.” (J 83)

Plus tard, quand Jude et Sue souhaitent se marier, ils invitent Mrs. Edlin à être leur témoin : elle a pris la place de la tante comme mère de substitution, et va raconter cette histoire plus en détail. Il apparaît que la pendaison fait suite à un mariage échoué et à la perte d’un enfant : ces couples déchirés sont l’annonce de l’impossible union entre les deux protagonistes, et l’enfant mort semble creuser la tombe de la romance de nos deux amants.

D’une manière générale, tous les paysages sont chargés d’une signification qui peut fluctuer. On a vu la Maison Brune être signe tantôt d’espoir, tantôt de mort. Les sites entre Marygreen et Alfredstone verront aussi bien Jude chérir des espoirs de réussite à Christminster que les oublier en rêvant d’Arabella. Ainsi lors des promenades avec elle il oublie que depuis telle colline il pourrait apercevoir Christminster :

‘[...] the distant landscape around Christminster could be discerned from where they lay. But Jude did not think of that then. (J 60)’

De même, près de la Maison Brune, ses rêves semblent s’être envolés :

‘Then they bore off [...] at the Brown House aforesaid, the spot of his former fervid desires to behold Christminster. But he forgot them now. (J 50)’

La ville universitaire est d’ailleurs aussi ambivalente que la campagne que Jude vient de quitter : elle lui permettra de voir, de toucher même les universités, et de rencontrer Sue, mais elle sera aussi le lieu de sa désillusion et de sa mort.

Un dernier exemple que nous étudierons en détail est la ville de Shaston. Le narrateur suggère qu’elle est un lieu d’égarement où Jude commettra une erreur, où il écoutera un caprice : “the city of a dream” (J 237), “whimsical spot” (J 239). Ce lieu hors du commun à cause de son beau panorama est cependant délaissé, telle une ville fantôme où les marques de l’histoire ont été effacées :

‘With the destruction of the enormous abbey the whole place collapsed in a general ruin; [...] not a stone is now left to tell where [the Martyrs’ bones] lie.
The natural picturesqueness and singularity of the town still remain; but [...] one of the queerest and quaintest spots in England stands virtually unvisited to-day. (J 237-238)’

Si Christminster resplendit comme la Nouvelle Jérusalem, Shaston est faite d’ombres et de peu de lumière. La scène où Jude rend visite à Sue s’y déroule dans l’obscurité (“dark afternoon” J 240 ; “entirely in darkness” J 245), à la faible lueur d’un poêle et d’une lampe à alcool : “in the light of the stove, [...] assisted by the blue rays of a spirit lamp under the brass kettle” (J 242). Il ne distingue les traits de Sue que difficilement, mais cette pénombre semble faciliter l’effleurement des corps et l’expression de sentiments plus profonds :

‘“Sue, I sometimes think you are a flirt,” said he abruptly.
[...] and to his surprise he saw by the kettle-flame that her face was flushed. (J 243)’

Un peu plus loin, il observe Sue qui le croit parti, et malgré le manque de lumière par cette soirée nuageuse (“a cloudy evening” J 278), il discerne parfaitement les gestes et les émotions de sa bien-aimée :

‘A glimmering candle-light shone from a front-window, the shutters being yet unclosed. He could see the interior clearly [...].
Then becoming aware that she had not obscured the windows she came forward to do so, candle in hand. It was too dark for her to see Jude without, but he could see her face distinctly, and there was an unmistakeable tearfulness about the dark, long-lashed eyes. (J 245-246)’

De même, Sue réside avec Phillotson à “Old Grove Place”, endroit triste et déprimant : “It is so antique and dismal that it depresses me” (J 241). Et c’est à la nuit tombée (“Some time in the night” J 263) que Sue cherche à fuir son époux lorsqu’elle s’enferme dans le cagibi ou qu’elle saute par la fenêtre (“it was nearly two o’clock” J 270). Loin de la vie diurne et sociale les personnages osent soudain dévoiler leurs pensées, mais paradoxalement leurs révélations se trouvent assombries par la pénombre qui les entoure.

Shaston va marquer un tournant dans l’action. C’est là que Sue décide de quitter son mari pour rejoindre Jude ; et c’est là aussi que Phillotson écoute son instinct plutôt que les conseils bien-pensants de son ami Gillingham. Shaston est un lieu de perdition, propice à l’erreur – celle de Phillotson qui permet qu’un interdit soit enfreint. La ville a connu la corruption et a parfois abandonné la religion ; on n’y vit pas d’eau mais de bière (J 238). Structurellement, elle révèle dans l’univers du roman un système boiteux où surgit la transgression, où le réel se manifeste comme lorsque le sang coule sur le visage du recteur, représentant de la loi par excellence (J 296).

Le bourg est aujourd’hui investi par les gens du voyage excentriques et disparates (J 239 et 296), c’est-à-dire par ceux qui vivent en marge, au bord du tissu social. Cette ville de passage, de changement et d’instabilité a connu aussi bien splendeur et sainteté, que corruption et impiété. En ce lieu les garanties s’effondrent, la censure, dont le recteur est l’émissaire et qui devrait être une barre à la jouissance, ne fonctionne plus et le désir s’ensuit du passage à l’acte ; c’est même à travers la voix du père – Phillotson dans le cas de Jude et Sue (J 205) – que l’interdit s’installe.

Le non-conformisme du couple Sue / Jude y semble acceptable, l’irréalité du couple Sue / Phillotson y est mise en relief. Un espoir paraît naître pour les deux protagonistes comme si le monde n’était plus légaliste. Ainsi les excentriques hausseront la voix pour soutenir Phillotson. Malheureusement il perdra tout de même sa situation. Les ombres qui pèsent sur cette ville hors-norme disent déjà l’impossibilité du bonheur pour Jude et Sue car leur union n’est pensable que dans cet univers instable où la loi et l’ordre font défaut, où surgit le réel, où aucun semblant ne masque l’absence de l’Autre.

En effet, l’environnement des protagonistes joue un rôle essentiel dans le roman, car le monde alentour n’est jamais simplement un paysage, mais il est peuplé d’individus qui posent les yeux sur Jude et Sue et qui leur font porter le poids de leurs mots chargés de préjugés. Les décors, la nature dans Jude sont toujours socialisés, traversés par le langage et la loi. Ils sont plus que des paysages symboliques :

‘in which every detail is endowed with emblematic significance by the perspective of a central narrator or strong poetic “I” who acts as the repository of sure, omniscient, and omnipresent wisdom. Here, instead, the narrator very much stresses every point of view as equally noteworthy and limited 25 .’

Le monde de Jude n’est qu’une image réduite et incomplète du grand monde, ne révélant que certains aspects de la vie humaine. Le Wessex, qui semblait faire office de symbole à valeur universelle, redevient l’artefact construit par Hardy au fil de ses années d’écriture.

Notes
25.

Kramer, in Kramer, p. 146.