3. Le Wessex comme microcosme

Le monde de Jude se limite au Wessex, c’est-à-dire à cette région du sud-ouest de l’Angleterre dont Hardy s’est inspiré et dont il a réhabilité le nom oublié au fil des âges :

‘The word Wessex was, until the later quarter of the nineteenth century, a purely historical term defining the south-western region of the island of Britain that had been ruled by the West Saxons in the early Middle Ages. [...] Hardy unearthed the word and used it in his novels and poems 26 . ’

Des allusions sont faites à Londres où Sue et Arabella ont vécu, et où les deux protagonistes se rendent quelques jours pour faire croire à leur mariage ; cependant le narrataire n’y est jamais invité. D’une part, Londres reste un ailleurs extra-diégétique, hors représentation, et conserve son nom véritable comme si cette ville possédait, en elle-même, une dimension imaginaire. D’autre part, la capitale fait partie du macrocosme auquel Jude et Sue veulent échapper :

‘“[...] I am glad we have decided to go.”
“The question is where to?”
“It ought to be London. There one can live as one chooses.”
“No – not London, dear! I know it too well. We should be unhappy there.”
“Why?”
“Can’t you think?”
“Because Arabella is there?”
“That’s the chief reason.” (J 363-364)’

Londres apparaît en fin de compte comme un autre lieu ambivalent, ni totalement refuge, ni entièrement menaçant.

Arabella connaît Londres et l’Australie. Elle va « ailleurs », plus loin que Clym dans The Return of the Native ou Angel dans Tess . Avec Jude , Hardy semble évoquer un espace plus large, avec d’ailleurs l’utilisation du train et non pas exclusivement de la marche ou du cheval. Les progrès sont pris en compte : les avancées sociales sont mentionnées lorsque Jude assiste à la remise des diplômes à Christminster récompensant des jeunes hommes issus de familles modestes ; la photographie (J 85, 92, 168) est un autre exemple, avec le train, de l’intrusion de la technologie moderne dans le monde du roman.

Pourtant Arabella reviendra en Angleterre, tout comme Clym et Angel : personne ne parvient à sortir définitivement du microcosme qu’est le Wessex, même pas celle qui manipule et se joue des limites imposées. Jude offre une vision plus large du monde, d’un point de vue géographique, technique et moral, mais cela ne fait qu’accentuer le caractère tragique du récit.

Les personnages évoluent principalement dans un univers clos. Jude et Sue pensent pouvoir trouver le lieu qui les autorisera à vivre loin de la censure sociale, mais ils oublient que ce microcosme est à l’image de la société anglaise du dix-neuvième siècle qui condamne les relations extra-maritales. Ainsi, à Aldbrickham, ils obtiennent chacun leur divorce sur la présomption d’adultère alors qu’ils n’ont pas commis de faute.

Un peu plus tard ils seront forcés de quitter la ville à cause des commérages. Le passage qui suit montre comment les apparences peuvent être mal interprétées selon qu’on se place du côté des amants – comme le fait le narrateur qui peut comprendre – ou du côté de la communauté bien-pensante et légaliste :

‘The unnoticed lives that the pair had hitherto led began [...] to be observed and discussed by other persons than Arabella. The society of Spring Street and the neighbourhood generally did not understand, and probably could not have been made to understand, Sue and Jude’s private minds, emotions, positions, and fears. The curious facts of a child coming to them unexpectedly [...], and a hitch in a marriage ceremony [...], together with rumours of the undefended cases in the law-courts, bore only one translation to plain minds. (J 354)’

Cette interprétation de la vie du couple est celle qu’offrent les valeurs morales établies, qui ne permettent pas de concevoir une vie commune entre un homme et une femme en dehors de l’institution du mariage. Tandis que Jude et Sue rénovent l’inscription des Dix Commandements dans l’église près de Aldbrickham, ils doivent affronter les regards de quelques personnes du voisinage et entendre leur condamnation murmurée dans l’histoire racontée par l’une des observatrices. Selon elle, bien des années plus tôt, des ouvriers occupés à restaurer les plaques des Dix Commandements dans une église se seraient endormis avant d’avoir fini et, à leur réveil, ils auraient trouvé leur tâche achevée :

‘“[...] when they came to themselves there was a terrible thunderstorm a-raging, and they seemed to see in the gloom a dark figure with very thin legs and a curious voot, a-standing on the ladder, and finishing their work. [...] They went home, and the next thing they heard was that a great scandal had been caused in the church that Sunday morning, for when the people came and service began, all saw that the Ten Commandments wez painted with the “Nots” left out.” (J 359-360)’

Ces paroles se font l’écho de l’opinion publique selon laquelle Jude et Sue sont des transgresseurs de la loi sociale. La jeune femme est telle cette créature étrange qui défie l’ordre divin. Le petit monde de Aldbrickham n’est donc pas un refuge pour cette famille hors norme, mais simplement un prisme miniature qui offre une vision déformée et condamnable de la vie du couple.

A Stoke-Barehills lors de la Grande Foire Agricole du Wessex, Jude et Sue se heurtent encore une fois, mais sans le savoir, au jugement de ceux qui les observent. Ils sont anonymes dans cette foule venue de toute la région ; ils sont accompagnés de “Father Time”, le fils de Jude dont la présence est presque insoupçonnable, et agissent comme s’ils étaient seuls au monde :

‘[They] went along with that tender attention to each other which the shyest can scarcely disguise, and which these, among entire strangers as they imagined, took less trouble to disguise than they might have done at home. [...] That complete mutual understanding [...] made them almost the two parts of a single whole. (J 347)’

Mais ce sentiment d’isolement est illusoire. La cellule que forme le couple n’est pas plus à l’abri des lois sociales que le monde clos du Wessex ou que la foire de Stoke-Barehills. Alors qu’ils déambulent dans les allées, ils sont suivis des yeux par Arabella qui commente chacun de leurs gestes. Ainsi elle devine à les voir si amoureux qu’ils ne sont pas mariés – syllogisme qui revient régulièrement, comme la seule touche d’humour dans le roman. Leur vie commune est un texte (subversif) que les autres s’amusent à lire.

Le microcosme de la foire rassemble les personnages du passé et du futur, toujours les mêmes comme si le temps ne comptait pas : Arabella, son amie Annie, le médecin charlatan Vilbert. Tout y est annoncé : Arabella reprendra Jude mais elle aura aussi Vilbert, le destin séparera Sue et son tendre cousin. Nous apercevons déjà là le caractère prophétique de la narration et la structure circulaire du roman.

Aussi, même à chercher des endroits plus intimistes tel un foyer, le couple échoue-t-il à trouver un refuge. La maison de la tante de Jude retentit des mots que celle-ci y prononce contre le souhait de son neveu de se marier, puis contre son attirance pour Sue (J 133), et ils ne peuvent y dévoiler leurs émotions (J 228). S’ils le font c’est encore à travers un cadre : l’embrasure de la fenêtre chez Mrs Edlin (J 255), comme plus tôt à Shaston (J 244).

Ainsi, l’hôtel dans lequel ils passent leur première nuit après que Sue a quitté Phillotson est le même que celui où Jude et Arabella ont séjourné. A Aldbrickham, cette dernière parvient à trouver le lieu où ils habitent et leur rend une visite inopportune. Enfin, c’est à cause de leur recherche malheureuse d’un logement que la tragédie s’abat sur eux avec la mort des enfants à Christminster.

Où qu’ils aillent, Jude et Sue devront faire face aux regards et aux rumeurs qui les marginalisent ; ils sont emprisonnés dans chaque lieu où ils s’arrêtent. Car même la nature de cette fin de siècle n’offre plus d’abri 27 comme c’était encore possible quelques années plus tôt, dans Jane Eyre par exemple : Jane savait trouver les réponses à ses doutes et le réconfort pour ses peines dans la nature qui s’offrait à elle. Dans Jude elle est entièrement conquise par l’homme et socialisée, incluse dans le macrocosme socioculturel. Les évocations de la nature sont le plus souvent inséparables du langage : quand Jude s’émerveille devant la lune, il s’exprime par les mots empruntés à l’un des poèmes latins qu’il garde en mémoire, et l’astre n’apparaît pas simplement comme une planète mais telle une déesse inspirant diverses croyances :

‘The sun was going down, and the full moon was rising simultaneously behind the woods in the opposite quarter [...]. He turned first to the shiny goddess, who seemed to look so softly and critically at his doings, then to the disappearing luminary on the other hand, as he began :
“Phoebe silvarumque potens Diana!” (J 36).’

La lune semble même capable de poser son regard sur le protagoniste. Elle est personnifiée, humanisée – socialisée.

La société est le seul référent accepté, tout le reste étant interdit ou scandaleux. Réel et naturel ne sont que rebuts. Ainsi, les oiseaux que Jude doit chasser du champ de Mr. Troutham sont frappés du sceau de l’interdit. Le monde animal n’échappe pas aux lois imposées aux hommes (J 11-12). Les personnages se trouvent donc pris au piège dans cet univers où rien n’échappe au regard de l’autre ni au langage social. La narration ne fait qu’accentuer la sensation d’emprisonnement dans le texte.

‘Regional fiction is based on the tenet that people are conditioned by their dwelling-place. Its characters derive their behaviour and expression from the fact that they belong to a particular countryside which differs from all others in weather and seasons, in traditional occupations, speech, customs and values. Thus, the place which shapes their lives plays a major role in the story 28 .’

Les lieux du roman se révèlent alors comme l’une des facettes du tragique dans Jude , en accentuant le déterminisme qui pèse sur la vie des personnages. Ceci est d’autant plus évident que Hardy acheva la géographie de ses romans au temps où il rédigeait ses trois derniers romans et plus particulièrement lorsque fut publiée une collection de ses œuvres en plusieurs volumes au cours des années 1895-1896 29 . C’est de cette manière que le Wessex est devenu peu à peu la toile de fond de chacune des histoires dont certaines durent être en partie réécrites. L’étau imaginaire formé par les frontières du Wessex s’est alors refermé sur les personnages, l’espace s’est quadrillé de chemins de fer 30 tels les barreaux d’une prison rappelant la chambre de Jude (ou le cachot de Tess) – clôture qui marque aussi la fin de l’écriture romanesque pour l’auteur :

‘But the sense he had of the closure of Wessex as a living culture was central to his slow decision to end his career as a creator of fiction 31 .’

Jude , dernier roman de Hardy, augure non seulement cet abandon d’un genre littéraire pour Hardy, mais aussi la disparition annoncée d’un mouvement artistique : le romantisme.

Notes
26.

Simon Gatrell, “Wessex”, in Kramer, p. 19.

27.

Pour Penelope Vigar, l'opposition entre illusion et réalité se trouve renforcée par la séparation entre le monde intérieur aux protagonistes et leur environnement : “[…] the surrounding countryside and the towns of the novel's setting are viewed with detachement as scenes, places only dimly connected with human existence. In Jude the Obscure, Hardy concentrates on examining the world of each individual mind, with its own ideals and dreams, and on highlighting its intricate subtleties against the starkness of physical reality.” (Vigar, p. 192). Cependant, cette opposition ne signifie pas autonomie, et il y a bien interaction entre les deux univers.

28.

Castex, p. 119.

29.

Gatrell, in Kramer, p. 19.

30.

Ibid., p. 28 : “[…] railways are irrelevant to Wessex – or at least to Old Wessex, to use the formulation; indeed they are an instrument of the destruction of Old Wessex.”

31.

Ibid., p. 32.