B. La mort du romantisme.

1. Comme un air romantique.

Au travers de l’étude des paysages dans le roman il apparaît clairement que l’on est loin avec Jude d’une poésie romantique idéalisant la nature ou lui attribuant quelque pouvoir divin. Chez Hardy, le romantisme – si romantisme il y a – se loge ailleurs : dans le traitement des thèmes et des personnages.

Les protagonistes sont deux êtres qui se veulent libres, deux ego qui pensent pouvoir n’être plus qu’un à cause de leur inhabituelle complicité. Ils veulent vivre à l’intérieur de leur microcosme et suivre la loi de la nature qui ne connaît pas d’autre contrainte que la recherche du bonheur :

‘“[...] it was Nature’s intention, Nature’s law and raison d’être that we should be joyful in what instincts she afforded us –” (J 405).’

Ils pêchent par hubris : artistes et non-conformistes, ils se croient indépendants de la loi imposée par le Dieu de l’Ancien Testament. Toutes ces caractéristiques font écho au moi valorisé par l’écriture romantique : l’anti-héros rebelle au cœur à vif.

Le choix de vie de Sue et Jude est contraire à la morale victorienne. Ils sont les précurseurs d’un futur mode d’existence. Jude le sait d’ailleurs : il a vécu trop tôt dans un monde qui n’était pas prêt à accepter sa différence, et il se voit dans l’immédiat (“at least in our time” J 390) comme un contre-exemple :

‘“I may [...] be a sort of frightful example of what not to do; and so illustrate a moral story.” (J 389)’

L’auteur se place lui aussi dans un avenir qui sait reconnaître la singularité et l’honnêteté du protagoniste. Il pourrait même paraître contemporain du lecteur du vingt-et-unième siècle : c’est un moderne qui prend subrepticement parti pour son personnage principal. Le récit est donc bien plus qu’une fable moralisante ; il est même tout le contraire : un appel à la réalisation de soi et à l’évolution des formes sociales. Jude est une victime, mais sa souffrance permet au lecteur d’oser critiquer l’univers auquel il appartient et dont il accepte les règles instinctivement.

La discrétion de l’instance narrative laisse la place à l’esprit du lecteur qui peut prendre possession de l’œuvre. Mais il est clair que le regard de Hardy diffère du regard social. Ainsi, comme nous le verrons plus loin, Jude est souvent présenté tel un enfant innocent et naïf que la vie trompera. Il vit dans son rêve et le roman revendique la beauté du rêve tout en dénonçant son caractère illusoire. Jude vit alors dans un chaos moral (“a chaos of principles” J390), mais cela parce que les normes en place sont aussi pourries que le Royaume du Danemark (“there is something wrong somewhere in our social formulas” J 390).

A plusieurs égards le texte fait donc écho à l’écriture romantique du début du dix-neuvième siècle. L’un des points essentiels des Lyrical Ballads était de rendre compte du langage ordinaire, “language really used by men”, “a plainer and more emphatic language 32 ”. Or voici ce qu’écrit Hardy dans sa préface aux Wessex Poems :

‘Whenever an ancient and legitimate word of the district, for which there was no equivalent in received English, suggested itself as the most natural, nearest, and often only expression of a thought, it has been made use of, on what seemed good grounds 33 .’

Les deux poètes montrent un réel attachement à une langue naturelle, libérée de toute sophistication et qui ne chercherait qu’à dire la vérité humaine, “the essential passions of the heart 34 ”. Tous deux choisirent de dépeindre les gens du peuple – “[l]ow and rusic life 35 ” – pour que l’œuvre gagne en force et simplicité.

En outre, Hardy choisit de ramener son personnage à Christminster à l’occasion du jour du souvenir (“Remembrance Day”). On se souvient que pour Wordsworth et les romantiques, le passé rapproche de l’enfance, de l’innocence, de cet état où l’on semble un avec la nature :

‘There was a time when meadow, grove, and stream,
The earth, and every common sight,
To me did seem
Apparelled in celestial light,
The glory and the freshness of a dream 36 .’

La mémoire est le lieu d’une révélation possible, d’un réveil de l’âme teinté de nostalgie liée à la perte de cet état idéal :

‘And now, with gleams of half-extinguished thought,
With many recognitions dim and faint,
And somewhat of a sad perplexity,
The picture of the mind revives again [...] 37 .’

Jude ressent bien de la tristesse à se souvenir de son rêve échoué. Cependant ses souvenirs sont encore vifs et non pas incertains. Il ressent vivement la honte qui le touche d’avoir perdu ses ambitions, d’abord à cause d’une femme de basse vertu, puis par résignation devant les contraintes sociales. Ainsi son regret n’est pas la nostalgie d’une vision perdue comme pour Wordsworth :

‘The things which I have seen I now can see no more.
Whither is fled the visionary gleam ?
Where is it now, the glory and the dream 38 ?’

La déception est ancrée dans les réalités de l’existence en société. Un poème de Hardy, intitulé “The Voice of Things”, évoque ce retour sur le passé, un retour qui oscille entre nostalgie pour ce qui n’est plus et lucidité face aux réalités présentes :

‘Forty Augusts – aye, and several more – ago,
When I paced the headlands loosed from dull employ,
The waves huzz’d like a multitude below
In the sway of an all-including joy
Without cloy.’ ‘Blankly I walked there a double decade after,
When thwarts had flung their toil in front of me,
And I heard the waters wagging in a long ironic laughter,
At the lot of men, and all the vapoury
Things that be.’ ‘Wheeling change has set me again standing where
Once I heard the waves huzza at Lammas-tide ;
But they supplicate now – like a congregation there
Who murmur the Confession – I outside,
Prayer denied 39 .’

Le terme “all-including” semble être un écho furtif à “There was a Boy” de Worsdworth où le poète écoute et regarde comme dans “The Voice of Things” :

‘[…] a gentle shock of mild surprise
Has carried far into his heart the voice
Of mountain-torrents; or the visible scene
Would enter unawares into his mind 40 […].’

Cependant cet idéal qui tendait à mettre un cœur romantique en toute chose, se trouve barré dans le poème de Hardy par l’inscription des chiffres, c’est-à-dire l’irruption d’une organisation qui fait entrer le sujet regardant dans la chaîne signifiante. Cet accès au statut de sujet se fait par la dénégation, mais fonctionne cependant : c’est l’interdit (“denied”, “outside”) qui joue ici son rôle de barrière au réel, de barrière aux murmures qui voudraient engloutir le sujet, et qui positionne ce dernier sur une frontière entre son et parole, sur la frontière de la voix qui « en appelle [...] aux limites du lieu d’où elle vient, aussi bien que du lieu où elle va 41  ». Jude recherche une fusion avec la chose, à l’image des romantiques, mais la chose est désormais fragmentée, anéantissant tout processus d’identification. Remarquons enfin que la nature est à nouveau présentée comme une entité sociale (“toils”, “ironic laughter”) et religieuse (loin de la vision mystique et idéalisante des romantiques) dont les murmures s’articulent en prière.

La défaite n’est pas celle de l’homme vieillissant, mais de l’être social à qui la loi de la nature est interdite :

‘“There is something external to us which says, “You shan’t!” First it said, “You shan’t learn!” Then it said, “You shan’t labour!” Now it says, “You shan’t love!” ” (J 403)’

Jude vit le jour du souvenir comme celui de l’humiliation (“Humiliation Day” J 386) et n’en retire aucune joie, aussi éphémère soit-elle. Le protagoniste ne perd jamais sa vision de Christminster comme cité idéale mais doit se rendre à l’évidence qu’elle sera toujours inaccessible.

Chez Hardy donc, l’idéalisation est synonyme de souffrance. Jude idéalise Sue et en meurt : le réel fait retour dans le roman si on veut échapper à la loi, aimer sans passer par les défilés du mariage, hors obligation sociale, hors langage. Le protagoniste est donc une figure tragique plus que romantique. Cette impossibilité du rêve est d’ailleurs inscrite dans un renversement qu’opère l’écrivain : Jude, nous l’avons déjà noté, a un caractère enfantin et naïf. En tant que personnage, il ressemble à l’enfant de “There was a boy”. Il est écrit qu’il meurt avant ses trente ans (J 488) et a conservé une beauté enfantine (“beautiful”, J 488) ; le garçon du poème n’a pas atteint douze ans, et il est associé au silence (“in that silence”) et à la beauté (“Pre-eminent in beauty is the vale”) de la vallée 42 . Comme le petit de “Intimations Ode”, il garde toujours près de lui un fragment de son rêve (il ne s’est jamais séparé de certains livres par exemple, J 489) et découvre le monde et la culture par lui-même 43 .

Figure inverse du protagoniste, l’enfant-vieillard recueilli par le couple rappelle à l’esprit du lecteur le poète Wordsworth qui voyait en tout enfant le père de l’homme : “The Child is Father of the Man 44 ”. Mais cela semble pris littéralement dans le roman de Hardy, la métaphore ne fonctionne plus. Le garçon est surnommé “Little Father Time”. Agé de douze ans aussi peut-être, il a l’âme et les yeux d’un vieil homme :

‘A ground swell from ancient years of night seemed now and then to lift the child in his morning-life [...]. (J 328)’

Le petit paraît empli de sagesse et d’expérience malgré son jeune âge : il est trop réfléchi (J 398) et n’exprime jamais aucune surprise ni aucune joie ; il s’inquiète en apprenant que Sue attend son troisième bébé malgré les difficultés financières du couple. L’avenir l’effraie et il n’attend que la mort 45 .

Cet homme-enfant ne sait ce qu’est l’innocence puisqu’il sera capable d’assassiner ses deux frères d’adoption avant de se donner la mort. Il est l’illustration du temps qui passe et tue en laissant la mort approcher. Si jeune, il est déjà comme l’homme mûr de Wordsworth qui a connu la souffrance, la perte de ses illusions. Le personnage de l’ode, tel le poète se tenant devant Tintern Abbey ou sur la plage près de Calais, trouve du réconfort dans ses souvenirs :

‘What though the radiance which was once so bright
Be now for ever taken from my sight,
[...]
We will grieve not, rather find
Strength in what remains behind;
[...]
In the soothing thoughts that spring
Out of human suffering;
In the faith that looks through death, in years that bring the philosophic mind 46 .’

Au contraire “Time” ne laisse rien derrière lui, il est entouré de néant en dépit de la présence aimante de ses parents. Il est né vieux, et il ne lui reste plus rien à vivre. Dénué de sentiments, petit philosophe pessimiste, il est sans cesse perdu dans ses pensées. Sa mémoire est morte, tout comme son avenir. Il n’est finalement pas tout à fait un personnage, mais plutôt l’emblème du temps qui s’écoule, l’ombre de la mort qui s’immisce dans la vie de Sue et Jude.

L’univers dépeint par Hardy a perdu son potentiel paradisiaque car la nature n’est plus une entité capable d’offrir un espace de liberté à l’homme, un lieu d’exaltation du moi et des passions. Elle est elle-même prise au piège de la civilisation et codifiée. La chose romantique n’offre plus une image unifiée mais subit l’assaut de la modernité. L’être humain n’est plus qu’une bête en cage qui n’a d’autres possibilités que de faire avec cette captivité.

Notes
32.

Wordsworth, Preface to Lyrical Ballads, p. 869.

33.

Morrison, p. 108.

34.

Wordsworth, Preface to Lyrical Ballads, p. 869.

35.

Ibid., p. 869.

36.

Wordsworth, “Ode : Intimations of Immortality”, pp. 523-4, vers 4 à 9.

37.

Wordsworth, “Tintern Abbey”, p.359, vers 58 à 61.

38.

Wordsworth, “Ode : Intimations of Immortality”, p. 523, vers 9 et p. 525, 56-57.

39.

Hardy, The Collected Poems , p. 350.

40.

Wordsworth, “There Was a Boy”, pp. 362, vers 19-22.

41.

Vasse, p. 186.

42.

Wordsworth, “There Was a Boy”, pp. 362-363, vers 18 et 28.

43.

Ibid., “Ode : Intimations of Immortality”, p. 526, vers 92-93 :

“Some fragment from his dream of human life,

Shaped by himself with newly-learned art;”

44.

Wordsworth, “Ode : Intimations of Immortality”, p. 523, vers 1 à 3.

45.

“ “I ought not to be born, ought I?” said the boy with misgiving.” (J396).

46.

Wordsworth, “Ode : Intimations of Immortality”, p. 523, vers 176 à 187.