2. “Hardy’s pessimistic vision 47 ” : une écriture naturaliste ?

Parfois donc le romantisme éclate comme une bulle de savon à la manière du rêve de Jude (J 138) alors que pointe le naturalisme. Certains passages sont présentés par un narrateur qui se veut observateur, se refusant à tout commentaire. Le regard qui circule alors est celui du scientifique. Or Zola, figure de proue du naturalisme, revendiquait le statut scientifique de son œuvre, comme le suggère cette évocation de son art :

‘Le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui donne les faits tels qu’il les a observés [...]. Puis l’expérimentation paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude 48 .’

Tout d’abord, la description des enfants morts s’attarde sur les petits corps et sur les yeux éteints du garçon :

‘[...] the forms of the two youngest children were suspended, by a piece of box-cord round each of their necks, while from a nail a few yards off the body of the little Jude was hanging in a similar manner. An overturned chair was near the elder boy, and his glazed eyes were slanted into the room; those of the girl and the baby boy were closed. (J 401)’

La maladie et la disparition de Jude sont également détaillées : l’action est ici résumée plutôt que mise en scène, elle est observée et commentée par un narrateur qui connaît la nature humaine et cherche à limiter l’empathie du narrataire.

‘His face was quite white, and gradually becoming rigid. She touched his fingers; they were cold, though his body was still warm. She listened at his chest. All was still within. (J 486)’

Hardy n’est pourtant pas plus un auteur naturaliste qu’il n’est un romantique ou un simple régionaliste. Il aspire moins à être sociologiquement objectif et précis, qu’à sonder les profondeurs de ses personnages. Cette caractéristique est manifeste si l’on se penche sur les quelques scènes du roman à la tonalité naturaliste.

L’évocation de la douleur est mise en œuvre par le biais d’un narrateur distant, mais l’œil de l’observateur s’approche peu à peu jusqu’à effleurer le personnage et évoquer la torture qui se devine sous ce corps :

‘A man with a shovel in his hands was attempting to earth in the common grave of the three children, but his arm was held back by an expostulating woman who stood in the half-filled hole. It was Sue, whose coloured clothing, which she had never thought of changing for the mourning he had bought, suggested to the eye a deeper grief than the conventional garb of bereavement could express. (J 407)’

Dans un registre quelque peu différent, la mort du cochon est décrite à l’aide de détails sordides. L’attitude d’Arabella et la cruauté de l’abattage ne sont pas épargnées, mais l’on est cependant bien loin de la scène du dépècement du veau dans La Terre de Zola 49 . En effet, les sentiments de Jude se mêlent nettement à l’angoisse de la bête :

‘The blood flowed out in a torrent instead of the trickling she had desired. The dying animal’s cry assumed its third and final tone, the shriek of agony; his glazing eyes riveting themselves on Arabella with the eloquently keen reproach of a creature recognizing at last the treachery of those who had seemed his only friends. (J 75-76)’

Jude est le focalisateur de la scène ; il est l’un de ceux qui voient dans cet abattage autre chose qu’une façon d’obtenir de la nourriture : “a dismal, sordid, ugly spectacle – to those who saw it as other than an ordinary obtaining of meat” (J 76). Il plaint l’animal (“Poor creature” J 74) tout comme il avait compati à la vue des oiseaux affamés étant enfant. Hardy n’est pas de ces romanciers qui seraient « les juges d’instruction des hommes et de leurs passions 50  ». Son narrateur n’est pas seulement observateur extérieur, mais il pénètre à l’intérieur de la conscience des personnages pour en dévoiler ombres et lumières 51 .

L'auteur affirme lui-même que les moments les plus sordides du texte ont avant tout pour fonction de mettre en relief le caractère idéaliste de Jude :

‘The "grimy" features of the story go to show the contrast between the ideal life a man wished to lead, and the squalid real life he was fated to lead. The throwing of the pizzle, at the supreme moment of this young dream, is to sharply initiate this contrast 52 .’

Hardy plonge dans les profondeurs de l’âme humaine plus qu’il ne décortique les phénomènes sociaux. Le narrateur donne libre cours à la voix intime des personnages et s’éclipse parfois pour laisser place à leur regard. Le naturalisme dans Jude perd peu à peu toute teneur scientifique ; le sentiment et la pensée des protagonistes emplissent alors la page.

Un autre élément clef du naturalisme mentionné dans la première citation de Zola reste à traiter : il s’agit du déterminisme qui va engendrer certains « phénomènes » – terme cher au grand naturaliste français. Le rôle attribué à certaines forces naturelles et à l’environnement social 53 est non négligeable dans Jude . Les décisions que prennent les protagonistes sont souvent le fruit de coïncidences, si bien qu’ils se révèlent jouets du destin plutôt que maîtres du jeu : “But other forces and laws than theirs were in operation” (J 247). Ces forces semblent souvent extérieures aux personnages. Ainsi la maladie de la tante réunira Sue et Jude à son chevet bien qu’ils soient conscients de l’attirance mutuelle et défendue qui les pousse l’un vers l’autre. Plus tôt, la tristesse de Sue avait convaincu Jude de la rejoindre à Melchester tout en sachant que leur idylle était interdite : le cours des événements les entraîne vers un destin qu’ils ne connaissent ni ne maîtrisent.

Mais ces forces sont également ancrées dans le cœur et l’âme des personnages. Ainsi la tragédie familiale des Fawley, qui ressemble fort aux tares familiales partagées par les Rougon-Macquart de génération en génération, s’inscrit d’abord dans la chronologie, puis s’immisce à l’intérieur de l’histoire des protagonistes au point de peser sur chaque décision prise et de délimiter les interdits. Jude ne peut échapper au malheur dès lors qu’il accepte d’épouser Arabella, puisque le mariage chez les Fawley est synonyme de déchirure :

‘“The Fawleys were not made for wedlock : it never seemed to sit well upon us. There’s sommat in our blood that won’t take kindly to the notion of being bound to do what we do readily enough if not bound.” (J 82)’

Si Jude est soumis aux forces extérieures du déterminisme, c’est qu’elles font écho à son désir propre. Il s’égare donc sans cesse à ne pas écouter la voix de la raison et de la loi, car un autre chant le séduit tel le chant des sirènes : aussi voyons-nous Jude céder à Arabella comme Phillotson cédera à la demande de son épouse 54 .

Ces personnages paraissent faibles car ils suivent un code qui ne s’inscrit pas dans la société. Ils sont à l’écoute de leurs sentiments, de leurs intuitions qui les trahissent en fin de compte. L’instance narrative nous présente leurs intentions comme saines et courageuses mais ils sont les victimes de la pratique sociale : cette réalité est particulièrement mise en relief par l’échec de Jude qui, bien que suivant les conseils de son instituteur et se fiant à ses aptitudes intellectuelles, se trouve marginalisé par le monde universitaire et bien-pensant de Christminster.

Ne serions-nous pas là invités à nous souvenir d’Etienne Lantier dans Germinal, rejeté lui aussi, ses rêves anéantis ? Zola sait bien que « [l]’homme n’est pas seul, il vit dans une société » et qu’il faut étudier « le travail réciproque de la société sur l’individu et de l’individu sur la société 55  ». Pourtant il se garde de laisser place dans son œuvre à l’empathie. Dans Germinal, la Maheude refuse de céder à la fatalité et ne garde pas de rancune contre Etienne ; ce dernier quitte la fosse, bercé par l’espoir :

‘Le soleil paraissait à l’horizon glorieux, c’était un réveil d’allégresse, dans la campagne entière. Un flot d’or roulait de l’orient à l’occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s’étendait, en un frisson de jeunesse, où vibraient les soupirs de la terre [...]. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore 56 .’

La vie continue, « la germination 57  » des mineurs porterait bientôt ses fruits. De même, dans La Terre, Jean se lève pour défendre « la vielle terre de France 58  ! » L’ombre de la mort avance avec la guerre, mais la vie reste indestructible. Avec Jude , bien au contraire, la mort gagne et dévore même les vivants : Sue se meurt symboliquement en étouffant le moindre sentiment qui ferait d’elle un sujet mu par des désirs ; ceux qui survivent y parviennent en optant pour le discours social autoritaire qui absorbe l’individu.

Aussi Jude est-il empreint de fatalisme plus que de déterminisme. La nuance est non négligeable si l’on s’en réfère à une parole de Zola citant Claude Bernard :

‘Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d’un phénomène indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée 59 .’

Le naturalisme insiste sur le caractère déterminé des comportements humains mais souligne aussi la possibilité d’agir sur les conditions qui causent la venue d’un phénomène ; ainsi il est envisageable de modifier les milieux dans lesquels évoluent les individus. Au contraire, le fatalisme marque l’impossibilité d’échapper au destin, quel que soit le contexte : Jude aura beau changer de lieux, il retrouvera sans cesse Arabella sur son chemin pour lui rappeler son erreur originelle et sa faiblesse, et ce jusqu’à sa mort. Le roman de Hardy dévoile un sujet pris dans la tourmente d’une tragédie personnelle et d’une société inhumaine.

Zola propose enfin une distinction essentielle entre les deux mouvements littéraires que nous avons étudiés :

‘Le naturalisme et le romantisme partent tous deux du même sentiment de rébellion contre la forme classique [...].
Philosophiquement, les romantiques s’arrêtent au déisme ; ils gardent un absolu et un idéal [...]. Les naturalistes, au contraire, vont jusqu’à la science ; ils nient l’absolu, et l’idéal n’est pour eux que l’inconnu qu’ils ont le devoir d’étudier et de connaître ; en un mot, loin de refuser Dieu, loin de l’amoindrir, ils le réservent comme la dernière solution qui soit au fond des problèmes humains 60 .’

Hardy rejette en effet tout absolu ; l’idéal de Jude et Sue est un échec, une vaine utopie. Mais la science ne prend pas le relais. La théorie de Darwin, élément essentiel du développement du mouvement naturaliste 61 , ne semble influencer la vision de la nature humaine chez Hardy que dans une certaine mesure. N’ayant plus foi en les dogmes chrétiens, l’auteur, se décrivait lui-même comme l’un des premiers supporters de Darwin, “among the earliest acclaimers of The Origin of Species 62 . On peut lire dans sa biographie :

‘emotions have no place in a world of defect, and it is cruel injustice that they should have developed in it 63 .’

Ainsi, il y a bien un vague espoir en le progrès qui suggère que le protagoniste a simplement vécu avant son temps. Cependant cela ne suffirait pas à répondre aux « problèmes » – le mot de Zola est bien faible – de Jude qui reste marqué par la tragédie, une tragédie du vide où le sujet est seul face à un monde social régi par la tyrannie des codes et un réel qui vous entraîne vers la mort. Hardy cesse de suivre la théorie de Darwin lorsque celle-ci vient célébrer le progrès que l’évolution offre à l’humanité 64 .

Si Hardy doit être vu comme un auteur naturaliste, c’est avant tout en ce sens qu’il va au-delà de l’idéal romantique en évoquant la fatalité inscrite dans toute vie humaine, tout en continuant cependant d’affirmer la beauté du sujet romantique. La dimension tragique du roman est telle qu’elle élève les personnages au-dessus du monde animal et leur confère une âme, même si celle-ci ne reflète que la futilité de la volonté humaine et de toute croyance. L’ultime sourire de Jude pourrait bien être un signe de l’existence d’une spiritualité humaine, aussi vaine soit-elle.

C’est pourquoi Hardy considérait que le réalisme n’est pas de l’art 65 . Il opte pour un « réalisme subjectif 66  », marqué par l’idiosyncrasie de l’auteur :

‘Art consists in so depicting the common events of life as to bring out the features which illustrate the author’s idiosyncratic mode of regard; making old incidents and things seem as new 67 .’

Puisque aucun ordre ne régit l’existence humaine 68 , le réalisme pur ne peut exister comme expression artistique. A l’artiste donc de rendre l’horreur supportable, de tracer “a realistic mirroring of reality which nevertheless contains the formal beauty necessary to art 69 ”. Le devoir qu'a le poète de trouver de la beauté dans ce qui est laid (“To find beauty in ugliness is the province of the poet 70 ”) est aussi celui du romancier. Hardy cherchait à rendre la texture de la vie avec éclat, plutôt qu’à en figer quelques traits essentiels sur la page :

‘Of the naturalism of such writers as George Moore and Arnold Bennett, he wrote in 1913 : “They forget in their insistence on life, and nothing but life, in a plain slice, that a story must be worth the telling, that a good deal of life is not worth any such thing, and that they must not occupy a reader’s time with what he can get at first hand anywhere around him 71 .” ’

Les retournements incessants du texte sur lui-même, le faisant échapper aux définitions littéraires et s’enliser dans le tragique, ébauchant parfois un espoir de réponse qui s’évanouira bien vite, sont donc à l’image de la conception artistique de Hardy 72 et octroient au texte une tonalité ironique qui multiplie encore les sens et accentue la course dramatique des personnages.

Notes
47.

Barbara Hardy, The Appropriate Form, p. 70.

48.

Mitterand, Zola , Le Roman naturaliste, p. 90.

49.

Zola, La Terre, pp. 265-273.

50.

Mitterand, Zola , Le Roman naturaliste, p. 92.

51.

Comme nous le verrons plus loin, Hardy utilise la scène sociale comme scène de théâtre et non comme terrain d’observation scientifique. « La conception d’une âme isolée » qui pour Zola équivalait à de « la mécanique psychologique » (Ibid., p. 48, cite Zola) reste centrale pour Hardy.

52.

Letter to Sir Edmund Gosse, Nov 10. 1895, in The Collected Letters of Thomas Hardy , vol. 2, p. 93.

53.

Abrams, sur le naturalisme, p. 261 : “[a human being’s] character and behavior are entirely determined by two kinds of forces, heredity and environment. A person inherits compulsive instincts – especially hunger, the drive to accumulate possessions, and sexuality – and is then subject to the social and economic forces in the family, the class, and the milieu into which that person is born.” Nous avons déjà souligné la fonction déterministe des lieux (voir supra, pp. 14-24).

54.

Sue n’est qu’une autre sirène qui se plaît au jeu de la séduction avant d’y être elle-même prise au piège : “When I first knew you I merely wanted you to love me. […] But you see, however fondly it ended, it began in the selfish and cruel wish to make your heart ache for me without letting mine ache for you.” (J 422).

55.

Mitterand, Zola , Le Roman naturaliste, p. 94.

56.

Zola, Germinal, p. 499.

57.

Ibid., p. 503.

58.

Zola, La Terre, p. 532.

59.

Mitterand, Zola , Le Roman naturaliste, p. 97.

60.

Ibid., p. 127.

61.

 Abrams, p. 261 : “Naturalism […], a product of post-Darwinian biology in the nineteenth century, held that a human being exists entirely in the order of nature and does not have a soul nor any mode of participating in a religious or spiritual world beyond the natural world ; and therefore that such a being is merely a higher-order animal […]”.

62.

Robert Schweik, “The influence of religion, science, and philosophy on Hardy’s writings”, in Kramer, p. 55.

63.

F. E. Hardy, p. 149. Le narrateur de Jude livre, au sujet du désespoir de Sue après la mort des enfants, une réflexion fort proche de celle de Hardy dans son autobiographie (bien que cet ouvrage soit présenté comme la biographie écrite par sa seconde femme, Florence Emily Hardy : “[…] at the framing of the terrestrial conditions there seemed never to have been contemplated such a development of emotional perspectiveness among the creatures subject to those conditions as that reached by thinking and educated humanity.” (J 409) Ces remarques rappellent aussi la définition du naturalisme par Abrams. 

64.

Schweik, in Kramer, p. 62 : “the optimistic tone of Darwin’s conclusion to The Origin of Species.”

65.

F. E. Hardy, pp. 228 : “Art is a changing of the actual proportions and order of things, so as to bring out more forcibly than might otherwise be done that feature in them which appeals most strongly to the idiosyncrasy of the artist.” Voir aussi infra, p. 71.

66.

J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 258.

67.

F. E. Hardy, p. 225.

68.

J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 255 :“Reality itself is without order.”

69.

Ibid., 259.

70.

Morrison, p. 107, cite Hardy, d’après F. E. Hardy.

71.

Norman Page, “Art and aesthetics”, in Kramer, p. 52.

72.

Albert J. Guerard insiste sur cette distance prise par l'auteur vis-à-vis du courant réaliste : “[…] Jude the Obscure is not realism but tragedy and like all tragedy is symbolic.” (Guerard [Thomas Hardy  : The Novels and Stories, Cambridge, Harvard University Press, 1949], in Jude , Norton, p. 425)