Il convient d’être prudent lorsque intervient le concept d’ironie, puisqu’elle évoque l’incertitude du sens, l’effondrement des garanties, un jeu de dissimulation-révélation. Selon Guido Almansi, « [l]’ironie parfaite ne se manifeste pas quand elle est reconnue, mais lorsqu’elle est à l’état latent 74 ». De même, pour Beda Allemann, « [l]e texte ironique idéal sera celui dont l’ironie peut être présupposée en l’absence complète de tout signal 75 . » Ce procédé stylistique consiste à formuler un énoncé qui cache – ou révèle – un ou plusieurs sens seconds que le lecteur devra découvrir pour saisir l’ampleur du texte. Pour Linda Hutcheon, qui traite de l’usage moderne de la parodie, l’ironie
‘[...] réclam[e] du lecteur – en terme de stratégie – qu’il construise une signification seconde par des déductions opérées à partir de la surface du texte, ou, en terme de structure, qu’il complète le premier plan à l’aide de la connaissance et de la reconnaissance qu’il a du contexte d’arrière-plan [...].Dans Jude , l’ironie vient détourner chaque trait du texte qui permettrait de fixer le sens du roman, sans que le narrateur avertisse le narrataire : nous venons par exemple de voir comment les passages romantiques s’avèrent indissociables d’une idée de mort et de désespoir.
De même, bon nombre de phrases déploient leur envergure seulement lorsque l’histoire est entièrement connue du lecteur ; la diégèse est ponctuée de rencontres, de décisions ou de paroles qui dévoilent leur dimension ironique, voire prémonitoire, à la relecture, et nous font découvrir Jude comme la chronique d’une mort annoncée, alors que les personnages n’ont pas connaissance de ces significations cachées : c’est l’ironie dramatique qui met les personnages à distance tandis que le narrataire attentif devient peu à peu complice du conteur.
Nous allons tenter de mettre à jour ce fonctionnement de l’ironie dans le roman de Hardy et de montrer en quoi elle contribue à en faire un texte polyphonique, empreint de modernité.
Almansi, in Poétique n°36, p. 422.
Allemann, in Poétique n°36, p. 393.
Hutcheon, in Poétique n°36, p. 469.