2. Ironie dramatique.

Chaque lieu du roman est potentiellement chargé d’ironie en ce sens que les différentes localités se retournent contre Jude qui y avait élu domicile : Christminster, ville de ses ambitions et de ses rêves, sera son tombeau et celui de ses enfants. Autre exemple, Kennetbridge n’offre pas l’anonymat que Jude et Sue recherchaient puisqu’ils y rencontrent Arabella, celle qu’ils croyaient fuir en n’allant pas vivre à Londres :

‘“Dear me! Arabella not in the depths of London, but down here! It is only a little over a dozen miles across the country to Alfredston.” (J 364)’

Enfin, nous pouvons évoquer à nouveau la Maison Brune qui, après avoir symbolisé les espoirs enfantins de Jude, deviendra un lieu de rupture, emblème de la tragédie de la famille Fawley – commencée avec les parents des protagonistes, poursuivie avec l’effondrement du mariage de Jude.

Il apparaît peu à peu que l’ironie du texte surgit très souvent à travers le personnage d’Arabella. Femme de chair et de désirs, elle est la figure inversée de Sue, si délicate et évanescente. Sa bassesse morale est contraire au code d’honneur de Jude (“honourable and serious-minded” J56) ; elle s’intéresse plus aux cochons et à l’alcool qu’à la littérature qu’affectionne son époux. Cependant c’est précisément ce personnage bas qui va mener une partie de l’histoire. L’ironie fonctionne ici sous sa forme la plus simple en sous-entendant le contraire de ce qui est dit ou attendu.

Pensons ensuite à la scène de l’auberge où les jeunes amoureux se rendent pour se désaltérer : au-dessus de leur tête, un tableau représente Samson et Dalila (J 52). Plus tard, après l’échec du mariage, le protagoniste retourne sans le savoir dans la même auberge ; le narrateur insinue par là que le poids de la trahison vient de faire de Jude, si plein d’une ambition hors du commun, un homme abattu, guidé par de viles passions :

‘On entering and sitting down the sight of the picture of Samson and Delilah on the wall caused him to recognize the place as that he had visited with Arabella on that first Sunday evening of their courtship. He called for liquor and drank briskly for an hour or more. (J 83) ’

Si le personnage n’entend pas l’avertissement 77 , le narrataire, lui, sent clairement l’ironie qui s’abat sur le texte. La deuxième occurrence du tableau apporte même une touche tragique : la perte est définitive et le protagoniste sombre dans l’alcool pour tenter de refermer la déchirure ouverte par le mensonge. Cette fois, l’ironie fonctionne à partir d’une mise en abyme et attire l’attention du lecteur à la fois sur le contenu diégétique et sur le texte lui-même en tant qu’œuvre d’art ; le discours ironique se caractérise bien par « la dialectique et la capacité réflexive 78  ». Cette dialectique de la narration et de la diégèse permet également de mettre en relief la position de Jude, comme pris au piège dans un monde qui le dépasse :

‘Always there is an ironic dichotomy between the calm progression of events as they really occur and as they appear to one who is emotionally involved 79 . ’

Dans cette configuration, le narrataire adopte la même position de supériorité que le narrateur, sans pour autant abandonner sa sympathie pour Jude. L’ironie dramatique a une fonction tragique qui tend à accentuer la souffrance du protagoniste et ne remet pas en question les sentiments que ce dernier suscite chez le narrateur, le narrataire ou Hardy lui-même :

‘Hardy continually implies a complete, non-ironic, esoteric sympathy for Jude. It is a sympathy which is entirely different from his artistic involvement with Henchard or Tess, and it dominates the orientation of the entire story, giving it the subjective top-heaviness which is at once its greatest quality and its greatest flaw 80 .’

A contrario, Arabella a pour fonction de contrebalancer les idéaux des personnages principaux : tandis qu’eux recherchent une vie à l’écart de la communauté et des impératifs sociaux que sont le mariage et l’argent, Arabella utilise ces codes pour parvenir à ses fins. Le couple qui souhaite vivre à l’abri des regards, dans l’obscurité propre aux pauvres gens (“poor obscure people like us” J 306), se heurte au désir d’ascension sociale et de séduction d’Arabella : “I shall go mad if I can’t give myself to him altogether!” (J 56)

Cette dernière a souvent recours à une forme extrême de l’ironie : le sarcasme, qui diffère de l’ironie « par la non-suppression du ton de l’indignation, du reproche, de la dérision, etc. 81 . » Dans la scène de la mise à mort, elle se moque de Jude : “Don’t be such a tender-hearted fool!” Très tôt, les mots qu’elle prononce sont adressés soit pour séduire, soit pour détruire. Le langage devient son arme. Alors qu’elle discute avec Sue à Kennetbridge, elle heurte volontairement les sentiments de son interlocutrice en appelant “Time” son enfant : “My boy and Jude’s!” (J 372). Arabella est celle qui entraîne le personnage principal vers la chute en anéantissant sa seule ambition et le fruit de longues années de travail.

Mais elle va surtout déformer ou cacher la réalité pour mettre en avant sa propre interprétation des faits. Ainsi elle ment délibérément à Jude pour l’obliger à l’épouser, prétendant être enceinte. Un peu plus tard elle résume à sa façon le récit familial des Fawley :

‘“Going to ill-use me on principle, as your father ill-used your mother, and your father’s sister ill-used her husband ?” she asked. (J 81)’

Arabella abandonne alors le discours ironique pour suivre une autre stratégie, celle du mensonge qui

‘doit tromper l’auditoire ou le lecteur [...]. L’attrait séduisant du mode de parole (Sprechweise) ironique réside justement dans le fait qu’il laisse percer autre chose et plus qu’il n’en dit littéralement 82 . ’

En franchissant la limite entre ironie et mensonge, le personnage d’Arabella apparaît comme un représentant de l’ordre symbolique puisqu’elle cesse d’utiliser des figures du discours. Sa parole est acte et non vision. Elle utilise les semblants pour masquer le réel, se plaçant du côté de ceux qui dirigent, imposent et manipulent. Par exemple, sa fidélité à l’institution du mariage dépend de l’air du temps et de ses besoins, et sa foi n’est que passagère : l’imaginaire (d’ordre social ou religieux) n’est qu’un outil qui lui permet de venir à ses fins.

L’ironie dramatique fonctionne alors en grande partie grâce à la naïveté de Jude car il est le jouet d’Arabella, lui qui refuse de céder à l’ordre social, préférant se réfugier dans un monde fictif d’amour et de livres. Mais c’est aussi parce que ses choix – comme celui de se rendre à Christminster – et ses paroles sont le plus souvent porteurs d’un sens second qu’il ne soupçonne pas, et qui se révèle au lecteur en seconde lecture. Si l’on se penche plus particulièrement sur la fin du roman, il apparaît que la tragédie s’inscrit à son insu dans les mots qu’il prononce.

En premier lieu, il décide de venir à Christminster pour y vivre et peut-être y mourir : “I should like to go back to live there – perhaps to die there !” (J 381). Est-ce là une parole en l’air, une intuition ou un désir ultime ? Un peu plus loin, devant la foule assemblée pour voir défiler les jeunes diplômés, il clame haut et fort son échec et sa désillusion ; mais comble de l’ironie, son discours improvisé attire l’attention et on salue même la qualité de ses idées :

‘“Hear, Hear,” said the populace.
“Well preached!” said Tinker Taylor. And privately to his neighbours: “Why, one of them jobbing pa’sons swarming about here [...] wouldn’t ha’ discoursed such doctrine for less than a guinea down? [...] And then he must have had it wrote down for’n. And this only a working man!” (J 390) ’

Jude est traversé par l’ironie du texte car il est un être divisé : amoureux de Christminster, il y déverse son amertume. Rejeté par les universitaires qu’il admire, il émerveille à son tour le peuple dont une des figures est Arabella, totalement hermétique à la culture classique. Cette division est déjà évoquée après le premier mariage de Jude :

‘There seemed to him, vaguely and dimly, something wrong in a social ritual which made necessary a cancelling of well-formed schemes involving years of thought and labour, of foregoing a man’s one opportunity of showing himself superior to the lower animals [...] because of a momentary surprise by a new and transitory instinct which had nothing in it of the nature of vice and could be only at the most called a weakness [...]. There was perhaps something fortunate in the fact that the immediate reason of his marriage had proved to be non-existent. But the marriage remained. (J 72)’

Ce passage est essentiel car il souligne la position que semble occuper Jude : celle de victime. Il est pris au piège de la séduction, des institutions, mais également de la loi de la nature puisqu’il cède à un désir animal. Son code d’honneur qui le fait épouser celle qu’il pense avoir mise enceinte s’avère reposer sur le vide du mensonge. L’abandon de ses projets est le fruit d’une fabulation, tout aussi irréelle que les espoirs du protagoniste. Cette « victimisation » du personnage nous entraîne au-delà du champ de l’ironie dramatique, vers ce que les critiques nomment l’ironie cosmique de Hardy.

Notes
77.

Jude ne prend conscience de la signification du tableau qu’après la rupture avec Arabella et oubliera tout de cette reproduction en ce qui concerne sa relation avec Sue.

78.

Allemann, in Poétique n°36, p. 389.

79.

Vigar, p. 194.

80.

Ibid., p. 196.

81.

Muecke, in Poétique n°36, p. 491.

82.

Allemann, in Poétique n°36, p. 388.