Les personnages de Jude sont aux prises avec un destin implacable qui les entraîne vers l’horreur d’un monde régi par des lois inhumaines ou la mort. Certains passages du roman relèvent alors presque du sarcasme – cette fois non pas le fruit de la bouche d’Arabella mais de la plume du narrateur – tant ils accentuent la dimension tragique de la vie des deux protagonistes. Ainsi, peu avant la mort des enfants, Jude dit :
‘“There will be plenty of time to get back and prepare the children’s meal before they wake.” (J 400)’Et pour cause : ils ne se réveilleront jamais plus ! Le même effroi est suggéré dans la phrase de l’employé des pompes funèbres au sujet de l’enfant à naître, puisque Sue fera une fausse-couche : “(..) thank God that there’ll be another soon to swage yer grief” (J 407). Rien ne vient apaiser la douleur des personnages, pas même le texte qui tente plutôt de communiquer l’angoisse qu’ils éprouvent.
L’introduction dans le récit de “Little Father Time” est une source supplémentaire d’ironie structurale qui contribue encore une fois à mettre en relief le caractère tragique de l’œuvre. La présence de cet enfant sans âge, porteur d’un masque mortuaire, sous-tend les moments heureux du couple d’une idée de mort qui rôde et se fait de plus en plus pressante. Sue l’évoque à demi-mots :
‘“There is one immediate shadow, however, – only one.” And she looked at the aged child, whom, though they had taken him to everything likely to attract a young intelligence, they had utterly failed to interest. (J 353)’En réalité, aucun réconfort ne semble exister pour ces personnages marqués par la tragédie. Les hommes d’église restent aveugles et sourds face à l’humanité en souffrance :
‘“They are two clergymen of different views, arguing about the eastward position. Good God – the eastward position and all the creation groaning!” (J 403)’Ainsi, William Marshall va jusqu'à suggérer que la vision de Jude
‘may be, at certain times, and within the limit of his capacities, ironic, but that Hardy's art emphasizes not irony but absurdity, the essential quality of a universe that necessarily excludes the possibility for irony 84 .’Chez Hardy, la religion n’a déjà plus de réponses à apporter. La mort du Fils de Dieu n’est plus un réconfort pour les personnages du roman, et le sacrifice se résume à une destruction de soi, à l’anéantissement de l’être, à ce choix que fait Sue afin de tuer le désir qui la rend coupable devant la loi.
Dieu ne semble plus avoir qu’une fonction sociale : il marque la norme et organise la pratique ; celui qui ne suit pas cette norme est hors-la-loi. Jude et Sue sont condamnés d’avance. Les mots du pasteur – cités par Arabella – lors du remariage évoquent cette autorité qui est seule valable, et effacent toute une portion de la vie de Sue et Jude, la partie centrale du roman :
‘“The Church don’t recognize divorce in her dogma, strictly speaking,” he says: “and bear in mind the words of the Service in your goings out and your comings in: What God hath joined together let no man put asunder.” (J 460)’Discrètement le texte se retourne sur lui-même et se renverse pour ramener le lecteur au point de départ, à ce premier mariage qui marqua la fin d’années d’efforts et d’espérance pour le protagoniste, l’entrée définitive dans la tragédie.
Ainsi, le nom de Jude qui aurait pu faire écho à la joie, “joy”, résonne dans l’obscurité : “Jude the Obscure”, personnage au parcours tragique, dont l’avancée ne se fait que vers la chute. L’ironie verbale du titre annonce celle présente dans les dialogues, les descriptions et les passages narratifs du texte et reflète l’ironie structurale qui ponctue le roman. Les paroles du protagoniste évoquent une forme d’ironie qui semble synonyme de tragédie :
‘“[...] I’ve finished myself – put an end to a feverish life which ought never to have been begun.” (J 469-470)’N’attendant plus que la mort, il doit pourtant patienter plusieurs semaines avant que la délivrance attendue ne lui soit accordée : après sa visite chez Sue malgré la maladie et la pluie, il reprend suffisamment de forces pour survivre jusqu’au jour fatidique de “Remembrance Day” à Christminster, comme si la ville voulait lui murmurer, par ses festivités, quelques ultimes paroles ironiques. Jude qui a toujours rêvé d’entrer dans les universités meurt au beau milieu des réjouissances de “Remembrance Week” ; son corps reste figé malgré la musique entraînante du bal, et froid malgré la tiédeur de l’été : “It was a warm, cloudless, enticing day” (J 483). La gaieté des cérémonies, loin de faire écho à son nom, met en relief la fin tragique du personnage central :
‘By ten o’clock Jude was lying on the bedstead at his lodging covered with a sheet, and straight as an arrow. Through the partly opened window the joyous throb of a waltz entered from the ball-room at Cardinal. (J 488, je souligne)’L’ironie dans Jude a donc pour fonction d’entraîner le lecteur vers une interprétation mouvante du roman. Les certitudes sont balayées, le destin des personnages est pris entre la fatalité et le libre-arbitre. Loin d’avoir affaire à une simple opposition entre un énoncé et son contraire, le lecteur est confronté à un discours ironique qui s’éparpille entre les lignes et ébranle les fondations de tout raisonnement sur le texte – un texte qui ne montre pas « l’effeuillement des vérités, mais le feuilleté de la signifiance 85 ». Comme le note Beda Allemann, l’ironie est un mode de discours qui occupe une place fonctionnelle dans les œuvres :
‘En tant qu’artifice (Kunstgriff) rhétorique facile à analyser, l’ironie ne conquiert [...] sa dignité poétique que parce qu’elle est parfaitement intégrée à l’ensemble du déroulement dramatique 86 .’Ainsi, l’ironie dernière de Jude est de faire de l’échec d’une vie un succès d’écriture, de donner naissance à une œuvre. Le protagoniste qu’on a appelé victime accepte son sort ; voilà pourquoi, peut-être, un sourire se devine sur les lèvres de Jude après sa mort : “there seemed to be a smile of some sort upon the marble features of Jude” (J 489). Pour échapper à la spirale infernale qui les entraîne vers le bas, les personnages choisissent soit de se réfugier dans la soumission au code social comme Phillotson, soit de se sacrifier corps et âme à la loi divine – c’est le cas de Sue ; soit, enfin, de mourir pour effacer le corps et laisser place au rêve, à l’imaginaire déclencheur d’écriture, au salut de l’écrivain. Nous pourrions exprimer cela à la manière de Jeannette King : pour elle, dans le dernier roman de Hardy,
‘the whole cosmos, not the individual, is at fault. It is the sign of Jude’s strength and Sue’s weakness that he can, and she cannot, face this conclusion 87 .’Quelle qu'en soit la cruauté, l’issue de ses vies n’est ni totalement imposée par des forces extérieures, ni le simple choix du personnage. « [L]’indécidabilité et l’obliquité 88 » qui caractérisent l’ironie sont aussi les traits distinctifs de Jude , texte qui heurte la sensibilité du lecteur par son acharnement à raconter des parcours toujours échoués.
Abrams, p.100.
William Marshall, The World of the Victorian Novel, New York, 1967, p. 405.
Barthes, Le Plaisir du Texte, p. 23.
Ibid., p. 389.
King, p. 126.
Haidu, in Poétique n° 36, p. 445.