1. L’épopée.

La Poétique distingue la tragédie de l’épopée. Selon Aristote, la représentation (mimésis) peut se faire sur le mode du récit, par la narration – comme c’est le cas dans Jude – ou de l’action dramatique ; le second mode est le plus noble car il permet un traitement efficace de l’histoire alors que « dans les épopées, la représentation a moins d’unité 91  ». Quand le recours aux épisodes apporte de la variété au récit, « la brièveté » de la tragédie « procure plus de plaisir 92  ».

Cependant Homère est cité par l’auteur comme un poète hors pair qui respecte les critères énumérés par Aristote, notamment celui selon lequel « l’histoire, qui est représentation d’action, doit l’être d’une action une et qui forme un tout [...] 93  » : cette action une chez Homère est la Guerre de Troie dont il ne retient qu’une partie au lieu d’en faire une chronique exhaustive. De plus, le poète grec brille par son habileté à donner à son récit une résonance dramatique particulière :

‘[...] le poète doit parler le moins possible en son nom personnel, puisque, ce faisant, il ne représente pas [...]. [Homère] introduit aussitôt un homme, une femme ou tout autre qui soit un caractère [...] 94 .’

Homère parvient à laisser ses personnages évoluer sur la scène et à « éclipser le poète qui les a créés 95  ». De la même manière, Hardy présente le récit sous un angle dramatique : les personnages sont liés par des circonstances particulières qui donnent du poids à la situation et mettent en relief la vie humaine dans son ensemble plutôt que la psychologie des individus. Bien que le roman soit apparu au dix-huitième siècle avec les philosophies de Locke, Hume et Berkeley centrées sur la perception individuelle du monde 96 , Hardy façonne son œuvre à la manière d’une pièce comme dans l’antiquité ou lors de la période élisabéthaine. Sa narration, comme chez le poète grec, est infiltrée par les feux de la rampe, ses protagonistes évoluent sous le regard d’un lecteur-spectateur.

Cette insistance sur les circonstances liant les personnages donne au texte de Hardy une dimension dramatique : le roman nous apparaît évidemment sous forme narrativisée, mais les dialogues ont une place non négligeable – pensons à la scène du credo dans le bar (J 145) et à tous ces moments de l’histoire où une action se déroule sous les yeux d’un spectateur, que celui-ci s’appelle Jude comme lors de “Remembrance Day” à Christminster ou Arabella pendant la foire de Stoke-Barehills. De même, certaines scènes semblent relever du mime, quand le focalisateur se limite à observer les gestes d’un personnage – par exemple lorsque Jude regarde Sue qui est à l’intérieur de sa maison à Shaston, comme s’il s’agissait d’un spectacle muet d’ombres chinoises (J 245-246).

Cette qualité dramatique est maintenue par le choix de l’auteur de confiner l’action dans l’univers clos du Wessex 97 qui devient une scène, à la manière dont l’un des personnages de Shakespeare proclame : “All the world’s a stage, / And all the men and women merely players 98 ”. Cette unité de lieu ne paraît pas complétée par une unité temporelle qui permettrait à l’histoire de se limiter à « une seule révolution du soleil ou de ne guère s’en écarter 99  », mais par une unité d’action indispensable à l’art de la tragédie :

‘[...] l’histoire, qui est présentation d’action, doit l’être d’une action une et qui forme un tout, et les parties qui constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué 100 .’

La focalisation sur le personnage de Jude est évidemment le premier ingrédient de cette unité d’action : tout dans le roman contribue à tracer le destin du protagoniste dans les limites de ce que ce dernier perçoit. Le texte forme un cadre, “a framework where the particular mental apprehension of an event is shown to be more important than the event itself 101 .”

Ainsi, bien que Marjorie Garson suggère qu’Arabella n’est pas la cause du sort tragique de Jude et que l’auteur l’utilise comme bouc émissaire afin d’atténuer sa critique de la société 102 , elle occupe une place essentielle dans la structure du roman qui, sans elle, perdrait sa cohérence. Sa fonction est, entre autres, de concentrer le destin tragique du protagoniste en un point localisable selon l’orthodoxie aristotélicienne qui revendique l’unité de l’œuvre – mais elle reste également un personnage sournois qui éveille le lecteur à la dimension nouvelle de la tragédie chez Hardy, comme nous le verrons plus loin.

Jude est donc un roman dramatique 103 plutôt qu’un roman épique. Le protagoniste n’est héroïque que par sa résignation face à sa destinée tragique et son acceptation de la mort. Son existence n’est pas marquée par des exploits, mais par une attitude anti-conformiste qui lui permet de se singulariser. Peut-être apparaît-il, tout au plus, comme un Don Quichotte sans armure qui se bat contre le vent, cherchant à faire accepter des idées qui n’ont encore pas même commencé à germer dans la société. Il y a aussi quelque chose d’Hamlet dans ce personnage saisi dans une action qui le dépasse 104 .

Voyons donc, maintenant, en quoi Hardy s’éloigne de la structure de l’épopée proposée dans La Poétique, pour s’approcher de la définition aristotélicienne de la tragédie.

Notes
91.

Aristote, p. 139.

92.

Ibid., p. 139.

93.

Ibid., p. 139.

94.

Ibid., p. 125.

95.

Ibid., Notes p. 380.

96.

Watt, p. 18.

97.

King, p. 100 : “there is the sense of an enclosed arena.” Page, in Kramer, p. 51 : “the extent of the territory across which his characters move is comparable to that in which the tragic drama of the Greeks was set.” Virginia Woolf (“The Novels of Thomas Hardy” from The Second Common Reader, Harcourt Brace, 1932), in Tess , Norton, p. 401 : “There is, in the first place, that sense of the physical world which Hardy more than any novelist can bring before us ; the sense that the little prospect of man’s existence is ringed by a landscape which, while it exists apart, yet confers a deep and solemn beauty upon his drama.” (je souligne)

98.

Shakespeare, As you Like It, act 2, sc. 7, l. 139.

99.

Aristote, p. 49.

100.

Ibid., p. 63. 

101.

Vigar, p. 199.

102.

Garson, pp. 160-161.

103.

Cette qualité dramatique de Jude est ambiguë : d’une part, nous venons de souligner l’attachement de l’auteur à l’orthodoxie aristotélicienne ; d’autre part, comme le remarque Barbara Hardy, “[h]e shows very few moments of high affective drama, when a moment’s decision can influence a whole life […]. Where the crisis of passion occurs, it is often offstage, narrated rather than dramatized in present-tense intensity” (Barbara Hardy, Forms of Feeling in Victorian Fiction, p. 161) : pudeur d’une écriture qui garde les émotions cachées et ne révèle souvent que les conséquences – qui n’en paraissent que plus terribles – des actes.

104.

Lacan, « L’éclat d’Antigone », Séminaire VII, p. 293 : Lacan suggère que « Hamlet n’est pas du tout le drame de l’impuissance de la pensée au regard de l’action », mais que « la singulière apathie d’Hamlet tient au ressort de l’action même. »