2. La tragédie classique.

Jude peut aisément être comparé aux grands textes de la tragédie classique. La relation qui existe entre Phillotson et Jude fait écho à l’histoire d’Œdipe puisqu’il y a bien rivalité entre les deux hommes – mais dans le roman c’est le père qui « tue » le fils ; de même le sacrifice ultime de Sue peut la montrer semblable à Antigone enterrée vivante. Enfin, l’enfant appelé “Time” ressemble fort à un acteur antique revêtu d’un masque qui ne sait pas sourire ; son nom évoque le temps qui passe et fait écho à Chronos qui dévore les enfants : ici, il les pend.

Hardy ne se contente pas de parsemer son texte de figures tragiques. Il élabore aussi une structure fidèle au modèle que dresse Aristote. Au chapitre VI de sa Poétique le théoricien grec définit ainsi la tragédie :

‘La tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisés séparément selon les parties de l’œuvre ; la représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotion 105 .’

Nous avons évoqué le fait que Jude est un texte narratif. Pour ce qui est du drame, l’élément essentiel selon Aristote est l’action : les personnages vont se greffer sur une intrigue bien établie, que le théoricien grec appelle muthos (histoire). Or, Hardy s’intéresse lui aussi davantage à des personnages pris dans une action qu’à des individus autonomes :

‘His are tragedies of situation, rather than of character. The titles of his four great tragic novels define the central characters by such “situations” – “the Native”, “the Mayor”, “the Obscure” and “of the D’Urbervilles 106 ”.’

D’autre part, Jude suit de près, encore une fois, la théorie aristotélicienne selon laquelle l’attention du lecteur ou du spectateur est éveillée « lorsqu’un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente 107  ». Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot expliquent que la surprise sera d’autant plus forte

‘si, sous le hasard, on perçoit une rationalité, l’action intentionnelle d’une providence ou inévitable d’un destin, qui interviennent « comme à dessein » (hôsper epitèdes) 108 .’

On ne peut que penser au malheur inscrit dans le destin familial des Fawley, dont les déchirements conjugaux sont un écho moderne aux déboires des amoureux antiques.

Cette notion d’un destin chargé de surprises est indissociable du renversement qu’Aristote place au centre de sa définition de l’histoire tragique :

‘[...] l’étendue qui permet le renversement du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur par une série d’événements enchaînés selon le vraisemblable ou la nécessité fournit une délimitation satisfaisante de la longueur 109 .’

Aristote s’attarde ici sur la question de l’étendue de la tragédie et il offre au passage une description structurale plus précise de la tragédie qui doit dépeindre en son centre un renversement tout en respectant les lois du vraisemblable. Cette dernière notion n’exclut pas l’irrationnel mais implique qu’il doit être intégré à l’histoire, ce qui est plus aisé dans l’épopée grâce au « travail du discours mimétique » 110 que dans la tragédie. Dans Jude , l’accent est mis sur le nécessaire plus que sur le vraisemblable, puisque le roman franchit les frontières du réalisme pour aller sous la surface et sonder les profondeurs de la vie humaine marquée par le déterminisme social 111 . L’irrationnel surgit parfois avec toutes les coïncidences qui font que, par exemple, où qu’ils aillent, Jude et Sue retrouvent toujours sur leur chemin celle qu’ils veulent fuir : Arabella 112 .

De plus le renversement a bien lieu : Jude, un enfant hors du commun à cause d’une ambition qui le distingue de la classe à laquelle il appartient, va tenter d’échapper à son destin et de réaliser son rêve en étudiant, puis en vivant avec Sue. Mais le bonheur ne sera qu’une ébauche et le malheur s’installera. A vrai dire, les renversements semblent multiples dans Jude et ne relèvent pas exactement du coup de théâtre, mais cela correspond cette fois à la définition qu’Aristote donne de l’épopée qui autorise un traitement plus souple de la tragédie étant donnée sa longueur et la forme narrativisée 113 .

Jude, quant à lui, apparaît comme l’homme intermédiaire, l’homme type dans la tragédie classique qui va devenir héros tragique à cause d’une faiblesse. Un personnage méchant ne saurait attirer la sympathie du public, et un homme bon qui tombe dans le malheur « n’éveille pas la frayeur ni la pitié, mais la répulsion 114 1 » chez le spectateur ou le lecteur.

‘Reste donc le cas intermédiaire. C’est celui d’un homme qui sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur 115 .’

La faute de Jude sera de coucher avec Arabella. Cet acte ouvre la brèche dans laquelle va se glisser le contenu tragique du texte pour fissurer le rêve du protagoniste et toutes ses tentatives de bonheur. Arabella est l’hamartia 116 de Jude, appelée « faute tragique » par les commentateurs d’Aristote : elle a « une fonction de vraisemblance dans l’ordre éthique » et « dissipe le scandale qui ferait naître la répulsion » au lieu de la pitié. Enfin, « l’élément d’ignorance qui fait partie intégrante de la faute » semble favoriser son intégration dans l’histoire tragique 117 . Or Arabella signale la faiblesse du protagoniste, à la fois dans son oubli du code social et sa naïveté face à la femme calculatrice 118 .

Un autre élément de Jude suggère l’influence de la Poétique sur le roman. Marjorie Garson voit dans les derniers mots d’Arabella une fonction chorale injustifiée par le reste du roman :

‘her sudden elevation into choric commentator is as disconcerting as her [...] assertion is implausible 119 .’

Si nous faisons pour l’instant abstraction du contenu critique de cette citation, il est intéressant de noter que le chœur de la tragédie classique se trouve inséré dans le roman par le biais des personnages secondaires. Or, d’après La Poétique :

‘Le chœur doit être considéré comme l’un des acteurs ; il doit faire partie de l’ensemble et participer à l’action [...] 120 .’

Arabella est le personnage qui permet au narrataire de s’éloigner du roman : elle ne cesse de juger les protagonistes et d’introduire dans les relations entre les personnages, mais aussi entre le lecteur et le texte, la distance qu’impliquent le langage et la représentation. En effet, son usage répété du mensonge et de la dissimulation font d’elle le signal du double sens qui peut opérer à travers les mots, de la perversion de l’ordre symbolique – justifiant ainsi la dimension chorale de son commentaire final.

Mrs Edlin est un autre acteur dans l’histoire qui a une fonction chorale. Cette fois-ci elle invite le narrataire à avoir pitié de Jude et de Sue. A la fin du roman, elle offre un premier commentaire sur le protagoniste qui n’attend plus que la mort :

‘“Poor chap, he got excited, and do blaspeam terribly, since I let out some gossip by accident – the more to my blame. But there – you must excuse a man in suffering for what he says, and I hope God will forgive him.” (J 481)’

Mrs Edlin est celle qui accompagne Jude et Sue lors de leur tentative de mariage, et bien qu’elle soit un personnage « moral » elle ne condamne jamais le choix des deux amants. S’adressant ici au docteur Vilbert, elle semble interpeller le soi-disant médecin autant que le lecteur – qui ne pourra s’empêcher de montrer d’autant plus d’indulgence envers Jude que “Physician Vilbert” est loin d’être un représentant de l’éthique sociale en dépit de sa fonction. C’est elle aussi qui implore la compassion de Phillotson afin qu’il refuse le sacrifice de Sue lorsque celle-ci décide de l’épouser à nouveau alors qu’elle est toujours, selon elle, unie à Jude :

‘“She’s his wife if anybody’s. She’s had three children by him, and he loves her dearly; and it is a wicked shame to egg her on to this, poor little quivering thing!” (J 440)’

Cette voix féminine nous invite à prendre parti pour Sue, tout en mesurant la dimension tragique et irrévocable du sacrifice qu’elle a choisi d’accomplir. Sa fonction est bien chorale car Mrs Edlin se fait l’écho des sentiments que nous devrions avoir vis-à-vis des personnages :

‘Vos émotions sont prises en charge dans une saine disposition de la scène. Le chœur s’en charge. Le commentaire émotionnel est fait. C’est la plus grande chance de survie de la tragédie antique – il est fait. [...]
Vous êtes donc délivrés de tout souci – même si vous ne sentez rien, le Chœur aura senti à votre place 121 .’

Enfin, les derniers mots du roman prononcés par Arabella sont immédiatement précédés de ceux de Mrs Edlin :

‘“Well – poor thing, ‘tis to be believed she’s found forgiveness somewhere! She said she had found peace!” (J 489)’

Elle n’est pas convaincue par le renoncement de Sue mais se refuse à la condamner : la pitié est la seule attitude possible devant ce sort tragique.

C’est donc à travers son personnage que Hardy intègre à son œuvre la clef de voûte de l’émotion tragique selon les commentateurs d’Aristote : la catharsis, l’épuration des émotions que sont la pitié et la frayeur par leur représentation. Evoquant le thème du mariage indissoluble, il affirme cette intention dans sa postface de 1912 :

‘[...] it seemed a good foundation for the fable of a tragedy, told for its own sake as a presentation of particulars containing a good deal that was universal, and not without a hope that certain cathartic, Aristotelian qualities might be found therein. (J viii)’

La Poétique présente simplement la catharsis dans la tragédie comme une « épuration des troubles qu’elle fait naître chez le spectateur » 122 . Plutôt que d’y voir une métaphore médicale au sens d’une purgation, il semble que la catharsis tragique ait pour ressort le plaisir. C’est dans sa Rhétorique qu’Aristote évoque une neutralisation par le plaisir de la peine qu’une musique peut provoquer. Cette notion est d’ailleurs présente dans La Poétique où le plaisir du spectateur est clairement pris en compte : par la représentation,

‘[...] nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité 123 .’

C’est ce que Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot appellent « une intellectualisation des formes de l’effrayant et du pitoyable 124  ». Car selon Aristote, l’auteur tragique va représenter en mieux ses personnages, tout comme le bon peintre.

‘Puisque la tragédie est une représentation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter les bons portraitistes : rendant la forme propre, ils peignent des portraits ressemblants, mais en plus beau 125 .’

Selon le philosophe grec, la représentation doit moins chercher à être réaliste qu’à embellir pour rendre acceptable l’insupportable 126 . Or pour Lacan c’est bien « la beauté d’Antigone » qui permet la catharsis dans la pièce de Sophocle par la fascination, en attirant le regard du spectateur :

‘C’est du côté de cet attrait que nous devons chercher le vrai sens, le vrai mystère, la vraie portée de la tragédie – du côté de cet émoi qu’il comporte, du côté des passions sans doute, mais des passions singulières que sont la crainte et la pitié, puisque par leur intermédiaire [...] nous sommes purgés, purifiés de tout ce qui est de cet ordre-là. Cet ordre-là, nous pouvons d’ors et déjà le reconnaître – c’est à proprement parler, la série de l’imaginaire. Et nous en sommes purgés par l’intermédiaire d’une image entre autres.
[...] Cela tient à la beauté d’Antigone [...] 127 .’

Lacan précise ensuite que cette beauté est évoquée dans un passage clef par le chœur, réceptacle des émotions. Dans Jude , Mrs Edlin incite bien le lecteur à ressentir de la pitié pour les protagonistes, et ses prises de position mettent en relief leur destin tragique puisqu’elle s’obstine à croire qu’ils auraient pu se marier ou continuer à vivre ensemble – à vivre tout court. Comme le dit Lacan, le chœur « est juste ce qu’il faut bêta, il n’est pas sans fermeté non plus, il est plus humain 128  ». Cela définit assez correctement la veuve et la présente comme une commentatrice nettement plus fiable qu’Arabella.

Le point de vue de Mrs Edlin nous permet d’accepter l’histoire qui nous est racontée tout en étant conscients de la cruauté des lois qui rappellent Jude et Sue à l’ordre 129 . Nous sommes effrayés par l’audace et l’impossibilité de leur combat mais le narrateur, en harmonie avec le chœur, éveille notre pitié. La catharsis peut avoir lieu et nous purger de ces émotions car, comme devant Antigone, nous sommes fascinés par la beauté si spectrale de Sue, ainsi que par le courage de Jude. Mrs Edlin s’émerveille devant Jude décédé : “How beautiful he is !” (J 488). Et c’est bien là ce que le lecteur garde à l’esprit lorsque, la lecture achevée, le fardeau terrible de la tragédie se trouve sublimé par les marques de beauté que le texte a laissées sur son passage. Le chœur tragique est cette zone tampon qui fait cession et cessation de jouissance, permettant à la fois à l’horreur tragique de se dire et de se taire. Il se situe dans cet espace de « l’entre-deux-morts » 130 où peut se situer l’événement du beau en tant qu’il fait bord à l’horreur, où peut se vider la jouissance, où éclosent « les fleurs du mal 131  ».

Cette beauté du texte tient, nous l’avons vu, à la capacité de l’auteur à utiliser différents courants littéraires pour créer une œuvre nouvelle et poignante. En s’attaquant à la tragédie, Hardy parvient encore à mêler les genres. Ainsi ce que nous avons pu trouver de classique dans Jude va être complété par d’autres influences. La première est la tragédie shakespearienne.

Notes
105.

Aristote, p. 53.

106.

King, p. 99.

107.

Aristote, p. 67.

108.

Ibid., Notes p. 229.

109.

Ibid., p. 61.

110.

Ibid., Notes p. 381.

111.

Grellet, An Introduction to American Literature, “Time Present and Time Past”, Paris, Hachette Supérieur, 1993, p. 134: Frank Norris oppose le réalisme : “Realism stultifies itself. It notes only the surface of things. […] it is the drama of a broken tea-cup […]”, au naturalisme : “[The characters of the naturalistic tale ] must be wrenched out from the quiet, uneventful round of every-day life, and flung into the throes of a vast and terrible drama that works itself out in unleashed passions, in blood, and in sudden death.”

112.

Cette dernière apparaît alors comme une figure du Réel qui, habillée de chair et revêtue de semblants, revient toujours à la même place.

113.

Aristote, Notes p. 382 : « […] le poète dispose de ressources rhétoriques pour rendre vraisemblable l’irrationnel lui-même ; fardé, estompé, transformé par la mise en œuvre du langage, il entrera peut-être dans l’œuvre de représentation, mais ce sera sous le semblant du vrai-semblable. »

114.

Ibid., p. 77.

115.

Ibid., p. 77.

116.

Ibid., p. 77.

117.

Ibid., Notes p. 245.

118.

Sue avouera à Jude qu’elle l’a également manipulé par désir d’être désirée, “the craving to attract and captivate” (J 422).

119.

Garson, p. 178.

120.

Aristote, p. 99.

121.

Lacan, « L’éclat d’Antigone », Séminaire VII, p. 295.

122.

Aristote, Notes p. 190.

123.

Ibid., p. 43.

124.

Ibid., p. 192.

125.

Ibid., p. 87.

126.

Aristote p. 129 : « Puisque le poète est auteur de représentation, tout comme le peintre ou tout autre faiseur d’images, il est inévitable qu’il représente toujours les choses sous l’un des trois aspects possibles : ou bien telles qu’elles étaient ou qu’elles sont, ou bien telles qu’on les dit ou qu’elles semblent être, ou bien telles qu’elles doivent être. » Dans les Notes p. 367, les traducteurs soulignent que, pour Aristote, « le poète dont le « regard », comme celui des bons peintres […], a su discerner le semblable (homoion) produit un artefact inédit, représentation singulière et véritablement poétique d’une action ou d’un signifié […]. »

127.

Lacan, « L’éclat d’Antigone », Séminaire VII, p. 290.

128.

Ibid., p. 290.

129.

Dans la tragédie shakespearienne, l’ordre nouveau qui vient remplacer le précédent état de corruption n’augure pas nécessairement une plus grande sagesse ou une paix durable. Ainsi, dans Jules César, les derniers mots d’Antoine prononcés en l’honneur de Brutus ne font pas oublier au spectateur son habileté à manipuler les foules (act 3, sc. 2) ou son mépris pour d’autres personnages (Lepidus notamment, act 4, sc. 1).

130.

Lacan, « Antigone dans l’entre-deux-morts », Séminaire VII, p. 326 : « l’entrée de la zone entre la vie et la mort, où prend forme au-dehors ce qu’elle a déjà dit qu’elle était. »

131.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Folio, Paris, 1999.