Comment étudier un auteur anglais sans y rechercher des références à Shakespeare ? Les paroles de la vieille tante qui avertit Jude contre tout désir de mariage sont comme la voix spectrale du fantôme du vieil Hamlet. Les commentaires de Mrs Edlin et Arabella, outre leur fonction chorale, font écho à ceux de Horatio dans Hamlet et d’Antoine dans Jules César. La vieille dame éprouve la même compassion que Horatio pour le défunt, tandis qu’Arabella n’est pas un témoin plus honorable que le successeur de César. Lorsque Jude s’adresse à la foule assemblée pour “Remembrance Day”, il fait écho au jeune Hamlet : “[...] there is something wrong somewhere in our social formulas 132 ” (J 390). Bien sûr les termes ont été modernisés, l’état est devenu la société, mais nous avons là le même jugement sur un ordre établi qui a perdu son harmonie. La chaîne des êtres n’a plus de validité, cependant la hiérarchie est maintenue, interdisant à Jude de réaliser son rêve.
Car Jude a une ambition précise : celle de s’instruire, de faire partie du cercle des érudits. L’ambition est, avec la fierté, ce qui constitue la faute tragique des héros élisabéthains ; c’est aussi vrai pour Jules César que pour Brutus, pour Edouard II que pour Mortimer 133 . L’hubris conduit à la chute même les plus valeureux. Mais le protagoniste du roman de Hardy n’est pas un demi-dieu, ni un prince ; il ne recherche pas le pouvoir mais le savoir. Sa faute n’a pas l’ampleur de celle d’un Macbeth ou d’un Roi Lear, elle n’en a que les conséquences. Car l’organisation du monde a évolué, l’image de Dieu ne siège plus au sommet de la chaîne ; les hommes lui ont préféré l’argent et le pouvoir. L’Angleterre victorienne va donc condamner Jude pour avoir choisi de ne pas se soumettre à ces règles, et de sortir de son rang social : l’hubris a été socialisé.
Désirer le savoir, la connaissance, n’a rien d’audacieux en soi. Seulement dans l’univers de Hardy, savoir et pouvoir se rencontrent. Les érudits vivent à Christminster et forment un cercle fermé, inaccessible aux gens du peuple comme Jude. Ils sont aussi à Melchester, la cité ecclésiastique, ou à Londres, ville politique et financière, d’où est attendue par exemple la notification des divorces. Ce sont là les hauts lieux du pouvoir que donne le savoir – un savoir qui peut-être littéraire, juridique, politique –, des villes de lettres et de lois.
Jude n’a pas le droit d’accéder à ce savoir qui dépasse sa classe sociale. Ses connaissances n’ont pas d’utilité et ne font qu’accroître sa marginalité. Il éveille l’étonnement du public qui attend les jeunes diplômés de Christminster en traduisant une inscription latine :
‘Jude, who stood near the inquirer, explained it, and finding that the people all round him were listening with interest, went on to describe the carving of the frieze (which he had studied years before), and to criticize some details of masonry in other college fronts about the city.Mais l’émerveillement qu’il suscite est superficiel car il est l’insigne d’une lutte acharnée et d’un terrible échec. Toujours devant la foule, Jude avoue ouvertement sa désillusion :
‘“And what I appear, a sick and poor man, is not the worst of me. I am in a chaos of principles – groping in the dark – acting by instinct and not after example. Eight or nine years ago when I came here first, I had a neat stock of fixed opinions, but they dropped away one by one; and the further I get the less sure I am.” (J 390)’Tous ses efforts n’ont amené que le désespoir, et son retour à Christminster marque l’accélération de la tragédie avec la mort des enfants. Car Jude n’est finalement pas un être social. Son désir insatiable de savoir l’entraîne vers des lieux interdits, tout comme son désir sexuel l’amène jusqu’à Sue. Il n’est pas homme à se soumettre aux lois sociales et à accepter sa condition sans chercher à bousculer les choses. Ainsi, sa seule issue est dans la différence. Jude est Autre.
Le savoir auquel il a finalement accès est un autre savoir, celui de l’artiste : on l’entend déjà dans ses paroles où claque la lettre ferme de la loi (“neat stock of fixed opinions”) et où le désenchantement s’exprime par l’adoucissement des sons, l’atténuation des frontières entre les syllabes (“away one by one”). Le rythme marqué de la fin du passage pourrait bien annoncer l’émergence d’un autre langage, poétique et non plus politique, la voix d’un homme hors-la-loi qui franchira la limite qui sépare ce monde de l’autre. Voilà pourquoi Jude accepte la mort avec un dernier sourire : elle le délivre des interdits et fait de lui un personnage spectral 134 capable d’incarner la position de sujet ; il semble quitter l’imaginaire du récit pour appartenir tout entier au réel du texte.
Si le protagoniste échappe donc peu à peu aux catégories de la tragédie classique, il semble que Sue nous y ramène. Par sa structure événementielle, Jude rappelle la trame des tragédies de Shakespeare. Ainsi Sue se sent coupable de la mort de ses enfants pour n’avoir pas su parler à “Time” et pour avoir vécu dans le péché avec Jude. Cette faute rend impossible la continuation de l’ordre ancien, du temps où ils semblaient former une famille. Désormais un autre ordre, un cycle nouveau doivent être initiés, et ce par la rupture avec celui qu’elle aime et le mariage avec Phillotson. Ce nouvel ordre pourrait signifier une régénérescence car on se retrouve à Marygreen, village sur lequel s’ouvrait le roman. Comme dans Hamlet ou Jules César, le héros tragique qui a commis une faute a disparu, emportant avec lui sa culpabilité. La vie peut alors reprendre, purifiée de tout mal.
La forme oscille, elle aussi, entre la conformité au roman victorien et un retour aux tragédies élisabéthaines. Nous avons déjà évoqué la différence entre une œuvre romanesque et une œuvre dramatique. Peut-être pourrions-nous aller plus loin en évoquant un point qui touche au spectacle – aspect de la pièce dénigré par Aristote 135 mais mis en relief par le théâtre de la cruauté sous le règne d’Elizabeth I. Après la perte de ses enfants, Sue interprète son histoire à la manière de Shakespeare :
‘“O my comrade, our perfect union – our two-in-oneness – is now stained with blood!” (J 404)’Pour elle, ce sang est celui du sacrifice, le prix qu’elle a dû payer pour être purifiée de ses désirs interdits et de sa vie conjugale illicite. La mort des enfants apparaît alors comme un sacrifice humain selon les rites païens :
‘[...] les païens tuaient et offraient leurs troupeaux à leurs idoles [...]. Quelquefois, ils allaient plus loin et utilisaient du sang humain pour leurs sacrifices 136 .’Sue affirme dans les premiers temps de sa rencontre avec Jude qu’elle ne s’intègre pas dans la pensée chrétienne ou dans la civilisation contemporaine :
‘“I am not modern either. I am more ancient than mediaevalism, if you only knew.” (J 160)’Peu avant, nous l’avions vue acheter deux statuettes grecques, “the Venus and the Appollo – the largest figures on the tray” (J 111). La signification du sacrifice est alors soumise au jugement du lecteur qui, à l’époque victorienne, est supposé partager la pensée anglicane de l’époque :
‘L’évêque protestant oppose les sacrifices « sanglants » des païens, des juifs et des catholiques aux sacrifices non sanglants des protestants, et souligne qu’après le sacrifice du Christ sur la croix aucun autre sacrifice sanglant n’est plus nécessaire 137 .’Tandis que Sue va désormais interpréter la perte de ses petits comme l’intervention du jugement divin, le lecteur est invité à voir dans cette mort la même ambiguïté que dans Jules César : le sacrifice s’avère n’être qu’un crime 138 . La décision finale de Sue d’abandonner sa personne et tous ses désirs n’aura pas plus d’ampleur sacrificielle : ce ne sera qu’une résignation à un ordre, peut-être supérieur mais certainement pas divin, et représenté par Phillotson, ayant acquis la stature d’un patriarche. Car il lui manque l’essentiel :
‘Le sacrifice est une action volontaire, par laquelle nous adorons Dieu, et lui offrons quelque chose en signe que nous reconnaissons qu’il est le Seigneur et nous ses serviteurs 139 .’La tragédie élisabéthaine tente donc de s’inscrire dans le roman de Hardy et y parvient parfois, mais c’est avant tout pour souligner l’appartenance du texte à une époque nouvelle. Si le sacrifice avait une signification ambiguë au dix-septième siècle, combien plus incertain en est le sens au dix-neuvième siècle ! De plus, la vision de Sue – qui semble faire appel aux canons tragiques pour défendre sa cause – est clairement faussée puisqu’en réalité le sang n’est pas versé. Le seul semblant de sacrifice qui ait quelque valeur est celui de Jude qui, par amour pour Christminster, accepte d’y mourir ; par amour pour Sue qui est devenue sa loi (J 285), et pour leur idéal de vie qu’ils ont bâti, il préférera aussi s’éteindre plutôt que de faire semblant :
‘[The protagonists] refuse to conform to the law of survival. But faced with the choice – accept the law or die – only Jude has the courage to cling to the truth they have so painfully acquired 140 .’Le texte nous entraîne alors vers une conclusion nouvelle de la tragédie :
‘At this point a new rhythm of tragedy enters, and the ceremony of sacrifice is drowned, not in blood but in pity 141 .’Cette apparente innovation n’est pourtant qu’un retour supplémentaire au principe aristotélicien de la pitié qui reprend le pas sur le spectacle. Aristote considère que ce dernier est « totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs 142 ». Le roman laisse place à une tragédie plus intimiste. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot suggérent qu’il existe :
‘[...] une distinction implicite entre le tragique (tragikon), événements susceptibles de faire naître l’émotion – ce tragique étant essentiellement le fruit de l’acte de violence [...] –, et la tragédie, modèle idéal de mimésis poétique, dans lequel c’est l’histoire, comme agencement systématique des faits, qui est la source des émotions tragiques 143 .’De même, avec Hardy, le théâtre de la cruauté – ce qu’on nomme “revenge tragedy” – est mis à distance et la tragédie se déroule ailleurs : “The tragedy is not in the death, but in the life 144 ”. La mort libère au lieu de punir, elle peut même être une bénédiction (“a blessing” J 9) et le châtiment vient avec la naissance : “Let the day perish wherein I was born,” nous dit Jude (J 484). Selon Jeannette King, :
‘Hardy’s tragic heroes rarely regret their past actions; but they frequently regret ever having been born. Life itself, it seems, is their hamartia 145 .’On peut d’ailleurs remarquer que la mort du protagoniste est présentée tout en délicatesse 146 . Le lecteur comprend après coup qu’il vient de voir Jude mourir. Car la narration nous fait entendre les paroles du mourant, paroles de détresse mais aussi de délivrance :
‘“There the prisoners rest together; they hear not the voice of the oppressor… The small and the great are there; and the servant is free from his master. Wherefore is light given to him that is in misery, and life unto the bitter in soul 147 ?” (J 484, je souligne)’Le moment même du décès est signalé par une ellipse, un vide narratif tandis que la diégèse suit son cours avec Arabella. Lorsque celle-ci revient, elle le croit endormi (“Jude was apparently sleeping” J 485). Puis nous écoutons Mrs Edlin nous dire combien il est beau, et le narrateur termine en évoquant son sourire. La discordance existe dans les faits, mais la narration nous entraîne sur une autre voie, à l’opposé du chemin qu’emprunte Arabella pour se lier à la foule.
Cette interprétation de la mort de Jude n’a pas pour but de faire du roman une œuvre optimiste. Car si salut il y a, c’est dans un ailleurs asocial qu’il faut le rechercher. Aussi, tandis que l’œuvre de Shakespeare autorise des moments de “comic relief”, de comédie dans ses pièces les plus sombres, et que la justice divine y condamne les mauvais pour donner naissance à un ordre nouveau et purifié, chez le romancier, rares sont les occasions de rire pour le lecteur 148 , et ceux qui ne montrent pas de grandeur d’âme sont aussi ceux qui survivent le mieux : les enfants innocents meurent, Jude l’idéaliste meurt, Sue ne vit qu’à travers son propre sacrifice. Seuls, Arabella la manipulatrice, Phillotson le conformiste et Vilbert le charlatan continuent d’exister. Le châtiment divin a perdu son efficacité ; le monde et la société sont désormais seuls juges de qui est apte à vivre. La cruauté n’est plus spectaculaire mais, comme tout élément naturel chez Hardy, elle a été socialisée – modernisée.
Shakespeare, Hamlet , act 1, sc. 4, l. 90 : “Something is rotten in the state of Denmark”.
Christopher Marlowe, Edward the Second, A & C Black/W W Norton, New Mermaids, London and New York, 1990.
Il est spectral dans le sens où Zizeck utilise ce terme : “the spectre gives body to that which escapes (the symbolically structured) reality.” (Zizeck, p. 113). Le spectral est l’impossible ou l’interdit qui permet à toute fiction symbolique de tenir et de faire sens. Zizeck donne l’exemple du « concept de juif » (“conceptual Jew”, ibid., p.108), que les nazis ont tenté d’exterminer et qui leur semblait d’autant plus terrifiant qu’il était près de disparaître. Le spectre est donc toujours au bord du gouffre, tout comme Jude dont les ultimes paroles à la fois annoncent la mort et l’empêchent d’y sombrer aux yeux du lecteur (voir infra, p. 304, n. 66).
Aristote, Notes p. 210.
Marientras, p. 76.
Marientras, p. 77. L’évêque protestant en question est John Jewell.
Ibid., p. 101 : « Les sacrificateurs n’étaient que des bouchers ». Telle est la conclusion à laquelle veut nous amener Antoine par son discours devant la plèbe (act 3, sc. 2, ll. 176-200).
Ibid., p. 81.
King p. 123.
Ibid. , p. 125, cite Raymond Williams.
Aristote, p. 57.
Ibid., Notes p. 259.
King, p. 125, cite Raymond Williams.
Ibid., p. 98.
Jeannette King suggère quant à elle que rien ne vient adoucir cette mort : “Jude is totally unreconciled both to his own life and to the world outside, whose hilarity during his moments of agony heightens the sense of discord. His death is in no way distanced or ritualised to soften its impact.” (King, p. 126)
Livre de Job 3 :18-20.
Elliott, pp.38-39. Au sujet du mariage de Viviette avec l’évêque de Manchester dans Two on a Tower, Elliott écrit : “This touch of humour saves the situation from tragedy. But such interludes in austerity come almost too seldom to count, for they represent Hardy’s wanton Fate in a mood of playfulness – a mood rare with the author.”