4. Une tragédie moderne.

Le sujet choisi par Hardy fut objet de controverse tant il nourrissait le scandale. Prenons le personnage d’Arabella : il a une fonction tragique que nous avons notée plus haut, mais il permet également d’ancrer Jude dans la tragédie moderne, une tragédie qui arrive par le mensonge, c’est-à-dire l’utilisation du vide que cache le langage.

L’auteur cherche à puiser son inspiration dans la réalité de l’Angleterre victorienne, et même à dépeindre des personnages en avance sur leur temps quitte à provoquer le scandale, tout en suivant presque à la lettre les principes de la Poétique. Dans son étude sur la tragédie à l’époque victorienne, Jeannette King explique en quoi le roman devient à cette période une forme alternative, permettant de respecter les exigences esthétiques et thématiques que le théâtre d’alors, écartelé entre les attentes des lecteurs érudits et les demandes plus commerciales du grand public, n’offrait plus :

‘It was not the age that provided inadequate material for tragedy, but the old forms that were inadequate to convey the tragedy of the age 149 .’

La vie à l’époque victorienne peut se révéler tout aussi tragique qu’à l’époque élisabéthaine. Seulement, les passions, les rivalités, la violence s’exprimaient bien plus librement au dix-septième siècle qu’à l’aube de la modernité. Henry James, cet auteur si habile à dépeindre les états d’âme cachés de ses personnages, en avait pleinement conscience :

‘Today we’re so infinitely more reflective and complicated and diffuse that it makes all the difference. What can you do with a character, with an idea, with a feeling, between dinner and the suburban trains? You can give a gross, rough sketch of them, but how little you touch them, how bald you leave them! What crudity compared with what the novelist does 150 !’

C’est sans doute de cette impossibilité du genre dramatique que naîtra plus tard le théâtre de l’absurde. Mais au temps de James et de Hardy, le roman donne la possibilité à l’écrivain de pénétrer la surface de la vie moderne en évitant l’écueil des scènes de dialogues :

‘Until English translations of Ibsen’s plays appeared in Britain towards the end of the century, many more critics claimed that realistic tragic drama was impossible. The heroism portrayed in many novels of modern life was essentially undramatic. In addition, the dramatist must constantly be making all processes of decision, all feelings, all communications, more articulate than they are in real life. If we want to see inarticulate people’s decisions and experiences realistically portrayed, we must look to the novel, where direct speech can be amplified in narrative 151 .’

Ces considérations techniques ont alors, selon Jeannette King, favorisé l’essor du roman aux dépens du théâtre, car le premier permettait de combiner idéalement le théâtral et le narratif, le poétique et le contemporain 152 . Quant à Bakhtine, il justifie cette montée du genre romanesque plutôt que du genre épique par une plus grande flexibilité, une meilleure capacité d’adaptation aux rapides changements du monde moderne 153 . Le cadre narratif du roman, matériau souple et malléable, permettait donc d’intégrer à la fois les conventions théâtrales et les données sur la vie de l’époque.

Jude peut donc être défini comme une tragédie moderne : tragédie car inspiré par la Poétique d’Aristote et le théâtre élisabéthain, moderne car perméable à l’agitation sociale ainsi qu’à la production théâtrale de l’époque 154 . En effet, on peut aisément démontrer que les pièces d’Ibsen jouées en Angleterre à l’époque de la publication de Jude ont influencé l’écriture de Thomas Hardy. La controverse suscitée par l’œuvre du dramaturge scandinave fut des plus violentes entre 1889 et 1896. Or Hardy fut l’un des premiers membres de la “Independent Theatre Association” fondée en 1891 pour soutenir la production des pièces d’Ibsen. En 1893, Hardy assiste à la représentation de Hedda Gabler entre autres. Ainsi pour W. R. Rutland,

‘Without going into lengthy comparisons, it is easy to see that Jude the Obscure owes something to Ibsen. [...] the influence of Ibsen is certainly to be seen in that novel [...] 155 .’

Les deux auteurs partagent des thèmes communs sur le mariage, sur la tragédie familiale, et peignent pareillement une étiquette bourgeoise qui se craquelle. Irving Howe évoque clairement ces similitudes :

‘The plays of Ibsen were being performed in English translation during the years Jude was written, and their caustic inquiry into the evasions and repressions of middle-class marriage may have found an echo into Hardy’s book 156 .’

Tandis qu’Ibsen utilise le tragique pour créer un théâtre froidement réaliste, Hardy manipule les éléments qui relèvent de la tragédie classique afin de les intégrer dans un univers romanesque qui s’inspire de la société moderne. Trois personnages sont touchés par la tragédie: Phillotson, la figure du père qui oublie et trahit son fils, Œdipe inversé ; Jude, le fils abandonné, innocent mais à contre-courant ; Sue, femme-enfant d’un autre monde. Seul Jude doit mourir tandis que les autres semblent parvenir à se soustraire à leur destin tragique. C’est là une des premières caractéristiques qui fait de Jude une tragédie moderne : les personnages ont une porte de sortie, celle de la résignation, de la soumission à l’ordre symbolique.

Dans la tragédie grecque et classique, la loi divine est toute et exige la mort de celui qui a commis une faute : dans Hamlet , Laerte doit mourir dès lors qu’il donne le coup mortel à Hamlet ;dans Jules César, Brutus et Cassius vont vers une mort certaine en assassinant le tyran. Mais avec Jude , la loi de Dieu est devenue loi sociale, c’est-à-dire qu’elle n’est plus un absolu mais se trouve elle-même subordonnée à un usage instrumental du langage qui fait la cohésion des institutions.

Ainsi Phillotson échappe à la condamnation céleste en adoptant le discours social lorsque Sue revient à lui : il rétablit le mariage, donne son nom à son épouse et consomme l’union. En reprenant son rôle de patriarche, en endossant l’autorité que la société lui attribue, il cesse d’être un personnage tragique. Il accepte les idées de ceux qui l’ont auparavant condamné – “the respectable inhabitants and well-to-do fellow-natives of the town” (J 296) – et adopte l’orthodoxie qui le protège alors de tout jugement : “it will set me right in the eyes of the clergy and orthodox laity” (J 438). Phillotson est soudain passé de l’autre côté de la barrière :

‘Gillingham looked at him, and wondered whether it would ever happen that the reactionary spirit induced by the world’s sneers and his own physical wishes would make Phillotson more orthodoxly cruel to her than he had erstwhile been informally and perversely kind. (J 438-439)’

La pratique de la cruauté semble nécessaire pour que le sujet soit incorporé à l’édifice social, comme le sait Arabella, et Sue en fera les frais en perdant ses enfants puis en se sacrifiant elle-même. Car le sacrifice de Sue relève bien de la souffrance, et non pas de l’abandon de soi à un dieu que l’on vénère. Selon Richard Marientras, « [l]e sacrifice est une action volontaire, par laquelle nous adorons Dieu 157  ». Pourtant le seul et unique amour de Sue est pour Jude. Son sacrifice est synonyme de mort, sans régénération possible : elle cherche à détruire ses sentiments pour le protagoniste car elle y voit la cause de leur malheur. Elle interprète la tragédie comme le châtiment envoyé par Dieu et abandonne son être sur l’autel de la loi : “We ought to be continually sacrificing ourselves on the altar of duty!” (J 412).

Sue entre alors dans un univers qu’elle conçoit dénué de désirs, un espace où tout est calcul, tout est prévu, comme dans l’Utopie de Thomas More : le sujet disparaît au bénéfice de la communauté, « la rupture entre le privé et le public est totale » 158 . Ce monde imaginaire est le seul dans lequel elle puisse continuer de vivre : si elle se nie elle-même, alors elle sera libérée de son péché d’orgueil qui lui avait fait suivre la voie de la nature – des émotions et de l’instinct. Le sacrifice dans le roman devient simulacre. Peut-être peut-on voir quelque ironie du texte dans le choix du nom de “Christminster” pour la cité idéale : le sacrifié n’est pas le Christ ici, mais Jude, rejeté par les Pharisiens que sont les érudits vivant en vase clos dans les universités et qui refusent de reconnaître l’esprit vif et prometteur de cet homme du peuple. Jude the Obscure semble bien célébrer cette intelligence et cette sensibilité qui font du protagoniste un être incompris ; le roman est un ouvrage en son honneur, qu’on pourrait alors nommer “Judeminster 159 ”.

D’autant plus que la tragédie de ce roman qui se veut obscure procède du regard. Jude est celui qu’on remarque, qui est à l’écart étant enfant : “he was not among the regular day scholars” (J 4). Plus tard Arabella le choisit comme proie : “One or two pairs of eyes slyly glanced up” (J 42) . Il éveille l’intérêt de tous les clients du bar à Melchester, puis de toute la foule à Christminster. Or son destin tragique est lié à cette particularité qui fait de lui un être hors-norme et inclassable :

‘Law judges the individual by his actions, the “identity” he presents to the outside world [...]. The reality is everything, the ideal, nothing. Jude is judged by the observed reality of his drunkenness, “the regular, stereotyped resource of the despairing worthless” [...] 160 . ’

Le regard mondain ne tient compte que des apparences et condamne tout ce qui ne se fond pas dans le moule établi par la loi. Jude refuse de s’en tenir à la hiérarchie en place et ose espérer briser la chaîne du carcan social.

‘He finally comes to see all laws as the expression of the forces which everywhere constrict the individual, forcing him into conformity with no regard to his uniqueness : “the letter killeth 161 .” ’

La tragédie dans Jude est, en fin de compte, une tragédie du vide 162  : un renoncement imposé face à l’incompréhension du monde, la défaite dans un combat mené contre un ennemi invisible mais omniprésent, qui pourrait s’appeler l’idéologie dominante. Annie Ramel évoque à juste titre au sujet de Hardy une « écriture du vide 163  », mais ce vide n’a rien de nihiliste et laisse place à autre chose.

Le protagoniste désire ce qui est interdit : Christminster et Sue. Il veut voir la cité idéale et en posséder le savoir alors qu’il est réservé à ceux qui détiennent le pouvoir ; il veut voir Sue et la posséder quand lui-même appartient à une autre devant la loi. Ces deux objets sont finalement toujours absents. Alors qu’ils semblaient atteignables avec la vie de couple des protagonistes et le retour à Christminster, ils s’évanouissent aussitôt. Jude échappe alors à la folie d’une fusion totale avec l’objet, d’une pulsion sans limite. Le désir est maintenu par cette absence et éternisé dans la mort de Jude ; le rêve ne s’éteint pas mais renaît plutôt : il redevient irréalisable, pur imaginaire lorsque Jude meurt.

Peut désormais germer un second rêve, celui du lecteur qui imagine peut-être une autre fin, heureuse cette fois, et regarde au-delà du texte. L’échec d’un rêve devient réussite d’écriture 164 . Cette tragédie qui naît du désir de voir et de posséder l’interdit trouve sa lueur régénératrice dans le regard qui cette fois célèbre l’absence. Ainsi peut-être pouvons-nous lire Hardy, non pas à la lumière de Schopenhauer pour qui « la tragédie fortifie en nous la résolution de mourir » 165 , mais à celle de Nietzsche 166  :

‘Le tragique ne réside pas du tout dans l’incompatibilité, le conflit ; il n’est pas la souffrance. Il est la joie qui naît de l’affirmation multiple 167 .’

Il est le sourire de Jude qui accepte son échec et son rêve à la fois tandis que Sue choisit la souffrance, une vie de tourment en attendant la mort qui tuera le désir. Il en est pour le protagoniste comme pour le philosophe :

‘La séparation [...], cette dissonance avec la nature, avec la masse, elle est pour Nietzsche condition de lucidité et d’envol [...].
Le fatum, c’est la création reprise, personnalisée, dans un instant qui est éternité 168 .’

Pour conclure sur cette note, nous pouvons évoquer les trois derniers mots du roman qui montrent que lorsque la lettre n’est pas de loi, elle ne tue pas, elle crée : “[...] he is now !” (J 490). Jude est ici, maintenant, présent dans l’acte de lecture. On peut penser que la tragédie se referme sur un univers cruel et chaotique maintenu par la dictature de la lettre :

‘[...] in Hardy’s last novel, the classical ending, “calm of mind, all passion spent”, is rejected for Jude’s dying curse on life and the account of Sue’s tormented soul. As in The Return of the Native , the tragic experience is not finally transformed into tragic order 169 . ’

Cette absence d’ordre et de sérénité est particulièrement évidente pour Sue dont il est dit dans les mots qui précèdent les trois derniers cités plus haut :

‘“She’s never found peace since she left his arms, and never will again till she’s as he is now!” (J 490). ’

Cependant la paix vient avec la mort comme le sourire sur le visage du défunt. Car Jude est une tragédie moderne, ancrée dans le vingtième siècle, qui fait vaciller tous les a priori, toutes les certitudes et se laisse interpréter différemment selon l’air du temps. Si la seule issue semble être dans la mort, l’écriture – qui fait cessation et cession de la jouissance qu’elle peut inter-dire – pourrait bien en être le substitut.

Notes
149.

King, p. 38.

150.

Ibid., p. 38, cite James, The Tragic Muse, 2 vols., 1921, p. 59.

151.

Ibid., pp. 38-39.

152.

Ibid., p. 39 : “In the novel was also realised that ideal of interaction, of combining the dramatic and the narrative, the poetic and the contemporary reality, that critics of drama and the novel alike were demanding.”

153.

Jakob Lothe, “Variants on genre: The Return of the Native, The Mayor of Casterbridge, The Hand of Ethelberta”, in Kramer, p. 113 : “Comparing and contrasting the novel with epic – which is characterized by national tradition and an absolute epic distance – Bakhtin stresses the novel’s dynamism, flexibility, and its formal and thematic range.”

154.

Jakob Lothe insiste sur la manière dont les victoriens conservèrent le genre tragique tout en le remodelant selon l’air du temps : “Characteristically, however, the Victorians – who held tragedy to be a reflector of essential qualities of their culture – understood the genre inclusively, relating it not just to drama but to various facets of Victorian literature and culture.” (Ibid., p. 114)

155.

W. R. Rutland (Thomas Hardy , a Study of his Writings and their Background, New York, Russell and Russell, 1962), in Jude , Norton, p. 373.

156.

Irving Howe (Thomas Hardy , New York, Macmillan, 1967), in Jude , Norton, p. 394.

157.

Marientras, p. 81, cite Edwin Sandys.

158.

King, p. 125 : “The split between the private and the public is complete.”

159.

Voici d’ailleurs les mots que le narrateur emploie pour transmettre les pensées qui viennent à l’esprit de Jude après son échec à Christminster : “[…] what a poor Christ he made.” (J149).

160.

King , p. 123, cite J83.

161.

Ibid., p. 123, cite J465.

162.

Irving Howe va jusqu'à dire que, par son traitement de la relation entre les deux protagonistes dans une optique moderne, Jude ne peut pas être une tragédie : “The closeness of the lost – clutching, solacing and destroying one another – is a closeness of a special kind, which makes not for heroism or tragedy or even an exalted suffering, but for that somewhat passive “modern” sadness which suffuses Jude the Obscure.” (Howe, in Jude , Norton, p. 398). Cependant la tragédie moderne s'inscrit précisément dans cette souffrance non-héroïque, discrète et silencieuse.

Ramel, p. 50.

163.

Ibid., p. 50.

164.

Voir infra, p. 329 et n. 129, au sujet de Lord Jim .

165.

Domenach, p. 41.

166.

Et ce bien que Hardy semblât rejeter la philosophie nietzschéenne : “To the ideas of some – such as Nietzsche and Bergson – he was so hostile […] that any influence they may have had on his writings could only be negative.” (Schweik, in Kramer, p. 64).

167.

Domenach ., p. 115.

168.

Ibid., pp. 123-124.

169.

King, p. 126.