A. Jude contemplateur.

Jude épouse Arabella parce qu’il la croit enceinte, afin d’obéir ainsi à un code d’honneur et aux exigences de la vie en société : “we must marry!” (J 65), “we must !” (J 66). Sa femme part ensuite pour l’Australie, hors de l’univers diégétique, mais son mariage lui interdit de courtiser Sue. Jude observe les lois, et accepte par exemple de s’en tenir à son rang social sur le conseil d’un professeur de Christminster.

Il se présente en bon croyant, se plaisant à lire les Saintes Ecritures. Mais il apparaît bientôt que cette dévotion est surtout formelle, comme il l’avoue à Sue :

‘“I suppose one must take some things on to trust. Life isn’t long enough to work out everything in Euclid problems before you believe it. I take Christianity.” (J 183)’

La religion est en quelque sorte un port d’attache qui garde Jude d’une dérive de son imaginaire 344 (“anchorage for his thoughts” J109) et lui permet de subsister, tandis que pour Sue tout est inlassablement remis en question comme dans les problèmes d’Euclide (J 183).

Ce point d’ancrage est situé dans le passé, car la tradition offre un semblant de stabilité en établissant les normes sociales et culturelles. Jude a la même préférence pour l’ancien sur le moderne que le narrateur ainsi que nous pouvons le voir dans la description de la nouvelle église de Marygreen et de l’ancienne (J 6-7). En outre, il invite Mrs Edlin à son mariage prévu avec Sue afin de sauvegarder un lien avec le passé, “to link his present with his past” (J 335).

Ainsi Jude s’adonne à la lecture de tous les textes écrits en latin ou grec qu’il peut se procurer : enfant, il lit en conduisant le chariot de sa tante pour qui il livre le pain (J 33-35). Plus tard le narrateur souligne sa capacité à apprendre et l’étendue de ses connaissances :

‘Jude’s activity, uncustomary acquirements, and above all, singular intuition on what to read and how to set about it – begotten of his years of struggle against malignant stars – had led to his being placed on the committee. (J 362) ’

Lui-même reconnaît cette faculté (J478) et il s’imprègnera non seulement des classiques mais aussi des idées de Sue.

Il aime les cathédrales anciennes, l’architecture et les écrits religieux. Il s’intéresse aux tableaux décrivant des scènes bibliques (“the devotional pictures” J163) et s’émerveille devant la reproduction de Jérusalem :

‘[Sue] perceived behind the group of children clustered round the model a young man in a white flannel jacket, his form being bent so low in his intent inspection of the Valley of Jehoshaphat that his face was almost hidden from view by the Mount of Olives. (J 127)’

Jamais il n’oublie le rituel des prières du soir, et ce, même en dépit de la présence de Sue qui, elle, se voudrait indépendante de toute culture chrétienne. Il se plaît à lire les inscriptions sur les façades comme lors de “Remembrance Day” à Christminster :

‘[...] somebody in the crowd, to pass the time, looked at the façade of the nearest college, and said he wondered what was meant by the Latin inscription in its midst. Jude, who stood near the inquirer, explained it, and finding that the people all round him were listening with interest, went on to describe the carving of the frieze (which he had studied some years before), and to criticize some details of masonry in other college fronts about the city. (J 385)’

Jude est souvent dans la position du lecteur. Il est un amateur d’art, un déchiffreur des reliques de l’humanité 345 . Ainsi, dans son enfance, il contemple Christminster depuis la Maison Brune, ne distinguant que des points de lumière (“points of light 346 ” J 19), puis apercevant les toits, les dômes et les clochers comme dans un mirage (“either seen, or miraged” J 19). Le chant des sirènes de cette cité l’a envoûté : Jude, « le spectateur » (J 19), se perd dans la contemplation, et n’est plus que regard :

‘Suddenly there came along this wind something towards him – a message from the place – from some soul residing there, it seemed. Surely it was the sound of bells, the voice of the city, faint and musical, calling to him, “We are happy here!”
He had become entirely lost to his bodily situation during this mental leap [...]. (J 22)’

Après que Christminster a cessé d’être la cité idéale où chacun vivrait en harmonie avec ces lieux de culture, Jude parvient à y découvrir la vie des gens du peuple, lorsqu’il observe les clients d’un bar :

‘Jude entered, and found the room full of shop youths and girls, soldiers, apprentices, boys of eleven smoking cigarettes, and light women of the more respectable and amateur class. He had tapped the real Christminster life. (J 141)’

Il semble enfin percevoir l’endroit tel qu’il est en réalité, mais il reste en fait observateur et non acteur de cette vie et de cette classe sociale, notamment parce que la pensée de Sue le tient à l’écart des plaisirs populaires :

‘The spirit of Sue seemed to hover round him and prevent his flirting and drinking with the frolicsome girls [...]. (J 142)’

Il est toujours en dehors du monde, que ce soit le monde des universitaires ou de la masse. Il continue de poser autour de lui un regard « panoptique », « omnivoyeur », voyageant d’un imaginaire à un autre, tel Gulliver.

Son regard se pose aussi sur les autres personnages. Sur Sue bien sûr, lorsqu’il l’aperçoit de façon inattendue dans la rue (J 106) ou lorsqu’il l’attend à la Cathédrale, toujours sans qu’elle soupçonne sa présence :

‘To see her, and to be himself unseen and unknown, was enough for him at present. (J 108)’

La fin de la phrase suggère tout de même que la contemplation de l’objet du désir ne comble pas le manque et, de la même manière qu’il s’est rendu à Christminster pour y vivre, il rencontrera Sue et partagera sa vie. L’extase (“ecstasy” J 109) que lui procure cette vision éveille le désir charnel qui sommeille en Jude et il franchira alors les barrières de l’interdit pour que Sue soit à lui.

Le protagoniste se montre ainsi souvent dans la position du spectateur, après avoir été présenté dès les premières pages du roman en tant que lecteur. Il illustre déjà l’artiste qui contemple sa création : il se laisse porter par ses émotions à l’écoute d’un hymne (J 231). Plus tard, en compagnie de Sue, artiste elle aussi, il examine son œuvre :

‘Jude and Sue, with the child, unaware of the interest they were exciting, had gone to a model at one end of the building, which they regarded with considerable attention for a long while before they went on. Arabella and her friends came to it in due course, and the inscription it bore was : “Model of Cardinal College, Christminster; by Jude Fawley and S. F. M. Bridehead.” (J 350)’

Le couple ignore qu’à ce même moment il est soumis au regard d’Arabella. L’observateur se trouve observé, car le monde du roman est saturé de regards. Il touche à l’imaginaire et de ce fait au monde des arts.

Jude est d’ailleurs séduit par les différentes formes artistiques qu’il croise. Aussi place-t-il sur un piédestal le compositeur de l’hymne qui l’émeut tant (“moved him exceedingly” J 231), croyant que cet homme possède une âme noble (“this man of soul” J 232), alors qu’il est cupide et ambitieux :

‘for when the musician found that Jude was a poor man his manner changed from what it had been while Jude’s appearance and address deceived him as to his position and pursuits. (J 234)’

L’homme donne une image en négatif de Jude qui sacrifie une journée de repos pour le rencontrer ou, peu de temps plus tard, un jour de salaire pour aller voir Sue.

Le monde du protagoniste est un univers rêvé, coupé de la réalité 347 . Il est sans cesse séduit par la beauté des formes qui tombent sous son regard et se laisse emporter par la passion, que ce soit pour Sue ou Arabella, pour Christminster ou les livres. C’est aussi pourquoi il éprouve une telle empathie pour la nature, lorsqu’il laisse les oiseaux manger dans le champ qu’il doit garder (J 12) ou quand il refuse de voir le cochon mourir à petit feu (J 73).

Le premier lieu où l’imaginaire de Jude foisonne est celui de sa passion pour les deux femmes de sa vie. Alors qu’il nourrit ses espoirs de carrière universitaire, il rencontre Arabella et choisit de ne la voir que sous son plus beau jour  :

‘For his own soothing he kept up a fictitious belief in her. His idea of her was the thing of most consequence, not Arabella herself, he sometimes said laconically. (J 66) ’

Le voile dont se pare Arabella, ce que le narrateur appelle élégamment “the embroidery of imagination over the stuff of nature” (J 55), se déchire bientôt. Il laisse alors la vraie nature de la jeune femme apparaître, comme lorsqu’elle ôte ses faux cheveux – “A long tail of hair […] was deliberately unfastened, stroked out, and hung upon the looking-glass which he had bought her” (J 68) – ou que disparaissent les fossettes qu’elle creuse dans ses joues pour séduire Jude :

‘[…] she gave, without Jude perceiving it, an adroit little suck to the interior of each of her cheeks in succession, by which curious and original manœuvre she brought as by magic upon its smooth and rotund surface a perfect dimple. (J 43) ’

Ces citations montrent avec quelle aisance Arabella parvient à leurrer son prétendant en recourant à des artifices visuels, véritables trompe-l’œil.

Sue sera elle aussi idéalisée aux yeux de Jude, précisément parce qu’elle relève purement de son imaginaire :

‘To be sure she was almost an ideality to him still. Perhaps to know her would be to cure himself of this unexpected and unauthorized passion. A voice whispered that, though he desired to know her, he did not desire to be cured. (J 116). ’

Il la regarde comme on contemple un tableau (J 156) ou une divinité (J 174) : le voile est cette fois devant le regard de Jude et non pas devant Sue. C’est peu à peu qu’elle se laissera prendre dans les mailles du filet qui se tisse au travers de ses relations avec le protagoniste et avec la société. Elle ne perdra cependant jamais cette qualité presque surnaturelle qui fait que Jude voit en elle une femme d’exception, sa partenaire idéale, son alter ego.

L’autre champ de l’imaginaire de Jude est Christminster, la cité idéale. Elle apparaît tel un lieu sacré dans l’univers de Jude , hanté par la gloire des grands penseurs et poètes qui s’y sont illustrés (J 94-98), une ville de lumière où l’esprit et l’intellect ont la primauté :

‘[...] there is more going on than meets the eye of a man walking through the streets. It is a unique centre of thought and religion – the intellectual and spiritual granary of this country. All that silence and absence of goings-on is the stillness of infinite motion – the sleep of the spinning-top, to borrow the simile of a well-known writer. (J 135)’

Jude ne décrit pas cet endroit tel qu’il est objectivement, mais tel qu’il l’imagine, derrière les murs des grandes universités, là où son regard désire se poser et où son imagination s’efforce de combler les manques, comme avec Arabella. Il y devine les fantômes des personnages célèbres qui ont laissé leurs mots à travers les âges et semble lire leurs textes sur les murs (J 94-98). Selon Sue, Christminster est le fief des « fétichistes et voyeurs de fantômes » (J 181) dont Jude est le représentant.

Sa vision de la ville est celle d’un monde imaginaire et asocial, même après l’abandon de ses ambitions. Il éprouve pour elle « une impérieuse passion » selon Arabella et Sue (“ruling passion” J 371 et 397) qui l’hypnotise : “Of course Christminster is a sort of fixed vision with him” (J 38). Sa passion finit même par l’éloigner de Sue. Il avoue d’ailleurs être amoureux de l’endroit : “I love the place”, J 381). Ce sentiment, il le connaissait déjà lorsque, enfant, il contemplait son rêve depuis la Maison Brune avec un regard plein d’adoration (“adoring look”J 24) :

‘He was getting so romantically attached to Christminster that, like a young lover alluding to his mistress, he felt bashful at mentioning its name again. (J 22)’

Il croit pouvoir être accueilli là comme un fils par sa mère :

‘Christminster shall be my Alma Mater; and I’ll be her beloved son, in whom she shall be well pleased 348 . (J 41)’

Mais sa vision de Christminster n’est qu’un songe teinté de romantisme, fragile telle une bulle de savon qui éclate aussitôt qu’on l’effleure du doigt :

‘[...] the whole scheme had burst up, like an iridescent soap-bubble, under the touch of a reasoned inquiry. (J 138)’

Suite à ce désenchantement Jude ne s’éveille pourtant pas au monde réel et il gardera intacte son admiration pour la ville universitaire malgré l’échec de ses projets.

Aussi apparaît-il toujours un peu maladroit, naïf, et timide ; il reste un petit prince qui tente de faire vivre son rêve, ne parvenant en réalité qu’à accélérer le processus tragique. Car son tempérament d’idéaliste n’a pour effet que de faire ressortir le caractère froid et cruel du monde alentour :

‘The harshness and artifice of the world of oppressive laws and conventions is not shown as “fact”, but as an exaggerated impression in Jude’s mind 349 [...].’

Le narrateur le présente souvent comme un enfant, “like the child that he was” (J 232). Il connaît les lois sociales, morales et divines mais, s’il semble d’abord les respecter, il ne peut en fin de compte s’efforcer de les appliquer car elles seraient la mort de sa conscience, de son esprit d’homme libre, d’artiste, d’enfant 350 .

Il lui est pourtant impossible d’échapper aux formes et structures qu’impose la société et qu’il choisit de suivre en prêtant serment lors du mariage avec Arabella (J 66). Bien qu’il ait l’esprit (J 478) et le langage 351 d’un intellectuel, sa classe sociale l’oblige à être ouvrier. Etre d’exception, il tentera de s’affranchir des interdits sociaux pour suivre ses propres règles imaginaires, posant de la sorte un premier pas sur le terrain de la tragédie.

Notes
344.

Le religieux fonctionne chez Jude comme un fantasme dont la fonction est de faire écran au réel, de masquer le vide, tout en rappelant au sujet sa propre mortalité. Voir supra, p. 116, et infra, pp. 190-191.

345.

Les personnages de Hardy peuvent être architecte ou sculpteur ; ses romans s’ouvrent souvent sur une scène de danse ou sur de la musique : “[…] his thinking about art in general and literary art in particular was also informed by a knowledge of, even a passion for, certain non-literary arts.” (Page, in Kramer, pp. 43-44)

346.

Pour la citation complète du passage, voir infra, p. 298.

347.

“[...] the imaginative world he had lately inhabited, in which an abstract figure, more or less himself, was steeping his mind in a sublimation of the arts and sciences, and making his calling and election sure to a seat in the paradise of the learned.” (J 135).

348.

Le passage renvoie à Matthieu 17 : 5 b : “This is my beloved Son, in whom I take delight; listen to him”. Le texte demande subtilement au lecteur de tender l’oreille tout en lisant, pour entendre la voix de Jude qui s’élève au-delà de la lettre.

349.

Vigar, p. 212. L'auteur ajoute que cette méthode narrative a pour effet de revêtir le texte d'une dimension fortement symbolique, voire allégorique.

350.

Il meurt avant d’avoir 30 ans(J 486).

351.

Dans le texte cité plus haut (J 135), où son discours ne porte pas les marques du dialecte de Marygreen au contraire de son interlocuteur.