Jude façonne les matières, il sculpte, il grave. Derrière ce travail des surfaces pointe l’imaginaire qui le met en mouvement. Son amour des pierres est porté par l’histoire qui s’y dévoile à qui sait les observer. Le protagoniste est sans cesse confronté à une double vérité qui oppose
‘the consistency of an illusion and the inconsistency of life as it really is. Neither Jude nor Sue can accept what is actually there [...]. Reality always proves inferior to the vision [...] 352 .’Aussi découvre-t-il bien vite que Christminster n’est pas la nouvelle Jérusalem. C’est davantage un lieu élitiste qui le renvoie face à son échec – “the futility of his attempt to be a son of the University” (J 386) – et dans lequel il n’a pas sa place sinon parmi les pauvres, les déchus, les alcooliques. Pourtant il ne saura s'en détacher.
De même, sa passion pour les livres et son ambition universitaire lui viennent d’une volonté d’échapper à sa condition présente et de faire comme le maître d’école admiré, Mr. Phillotson, dont le masque tombe cependant lorsque, à Christminster, ce dernier avoue avoir échoué à réaliser son rêve et ne pas se souvenir de Jude. Quelque temps plus tard, le jeune homme s’aperçoit également que son ambition de devenir prêtre n’est qu’un effort vain pour échapper à son désir interdit pour Sue et assagir sa nature passionnée :
‘His passion for Sue troubled his soul; yet his lawful abandonment to the society of Arabella for twelve hours seemed instinctively a worse thing – [...] he was a man of too many passions to make a good clergyman. (J 230-231)’La loi morale n’est donc pas sa référence, mais il se fie plutôt à son instinct et sa vision propre. Sue deviendra sa loi : “your will is law to me” (J 285) lui déclarera-t-il. Selon lui, elle est la seule véritable épouse qu’on puisse lui reconnaître en dépit de l’absence d’acte de mariage : “You certainly are my wife, Sue, in all but law.” (J 414).
En outre Sue et Jude adoptent l’enfant d’Arabella comme leur propre fils (“as an adopted child” J 326) car la loi leur importe moins que leur désir instinctif de protéger le garçon, peu importe les liens du sang. La seule ressemblance physique entre le père et le fils réside dans l’air mature et soucieux de cet enfant. “Little Father Time” est décrit ainsi :
‘He was Age masquerading as Juvenility, and doing it so badly that his real self showed through crevices. (J 328) ’Cette description fait écho à celle du jeune Fawley au début du roman :
‘Walking somewhat slowly by reason of his concentration, the boy – an ancient man in some phases of thoughts, much younger than his age in others – was overtaken by a light-footed pedestrian [...]. (J 26).’Avant même de rencontrer “Time” le couple l’adopte, sans autre acte d’écriture que la lettre d’Arabella et leur propre réponse (J 325 et 327). Ils en oublient d’ailleurs combien l’enfant les lie à Arabella, et avec elle au contrat social représenté par le mariage.
Jude et Sue essaient donc de jouer avec les formes, en donnant l’image d’une famille conventionnelle, mais ne trompent personne : l’enfant est trop âgé pour Sue, le couple est trop aimant pour être marié 353 . Ils voudraient plutôt suivre l'inclinaison de leurs esprits et de leurs rêves, oublieux des contraintes sociales. Car les formes ne sont pour eux qu’une surface sur laquelle glissent leurs doigts sans qu'ils puissent s'y accrocher, une fragile pellicule qui opacifie un vide – une tresse artificielle qui tombe le soir venu et dont Arabella, au contraire, parvient fort bien à se satisfaire : elle accepte de bâtir son existence sur ce manque et d’endosser un rôle différent selon ses besoins ou selon l’attente de celui (car c’est en général un homme) à qui elle s’adresse.
Arabella, manipulatrice des codes et des lois, est précisément celle qui va amener Jude à se détourner progressivement de l’ordre symbolique soutenu par le tissu social. En l’épousant, il enfreint l’interdit énoncé par sa tante qui prétend que le mariage n’est pas pour ceux de la famille Fawley. En outre, Arabella joue avec ses formes, usant d’artifices, et Jude en éprouve du dégoût (“a sudden distaste for her” J 68) dès leur nuit de noces. La mise à mort du cochon souligne enfin combien elle tient à ce que tout soit fait dans le respect des normes alors que seul importe pour Jude de limiter les souffrances de l’animal (Partie I, Chapitre X).
Il choisit en fait de mener une existence qui ne s’appuierait pas sur les codes établis qui régissent les relations et les pratiques humaines. Par exemple, il brûle ses livres devenus inutiles (“all the theological and ethical books that he possessed”J 260) ; il les détruit plutôt que de les vendre. Lorsque Sue est à Melchester il prend un logement trop cher pour lui afin d’être plus proche d’elle. Il rejette l’ordre symbolique qui instaure la loi de l’échange et accepte de travailler pour un faible salaire 354 (J 310). Il n’éprouve pas de désir pour l’argent et ne le reconnaît ni comme loi ni comme nécessité : “He had no sense of shame at mere poverty” (J 381). Il va contre les idées reçues du dix-neuvième siècle selon lesquelles la pauvreté est le fruit de la paresse.
Lorsqu’il désire une chose, il la veut tout entière : il obtiendra de Sue qu’elle se donne à lui. Quant à l’autre objet de son désir, Christminster, il semble s’en être enivré ; il ira y vivre puis y mourir :“I should like to go back to live there – perhaps to die there!” (J 381). Lors de “Remembrance Day”, il parle comme s’il était soûl, oubliant femme et enfants (J 388-391). Sue elle-même est perplexe face à cet homme simple mais possédé par une passion dévorante.
Jude refuse l’objet a – Sue ou Christminster – comme objet partiel. Il meurt dans la ville universitaire car il retourne vers l’interdit ; il ne résiste pas à la pulsion, n’accepte pas non plus l’absence. Ainsi, il va à Christminster poussé par un double désir :
‘The ultimate impulse to come had had a curious origin – one more nearly related to the emotional side of him than to the intellectual, as is often the case with young men. (J 92)’Il s’y rend tout en sachant qu’il n’y sera jamais accepté parmi les érudits et malgré la désapprobation de Sue : “Christminster cares nothing for you, poor dear!” (J 381).
Il en est de même pour Melchester où il espère poursuivre des études afin de devenir vicaire mais aussi et surtout rester près de Sue : “his excessive human interest in the new place was entirely of Sue’s making” (J 154). Jude est sans cesse divisé par son désir sexuel et son désir de savoir ; dans les deux cas c’est son avidité qui le caractérise. Il reste un enfant qui recherche en l’autre sa propre complétude. Il est un lointain écho d’Hector, cet enfant dont le corps est
‘passivement ouvert à la sphère substantielle, ce qui rend impossible l’accès à l’organisation signifiante de la sphère du subtil : il y manque la rupture instauratrice du rapport que le sujet entretient avec l’objet, avec son propre corps et avec le désir de l’Autre 355 . ’Avec Sue – son égale, sa propre image – il veut la jouissance toute. Leur amour fusionnel est digne d’un poème de Shelley (“Shelleyan” J 277). C’est un amour pré-lapsarien qui nie la division homme / femme, jouissance / ordre symbolique. Jude identifie son amour pour Sue à celui de Jésus pour l’église, un amour sans limite qui va jusqu’au sacrifice :
‘“Crucify me, if you will! [...] I think and know you are my dear Sue, from whom neither length nor breadth, nor things present nor things to come, can divide me 356 !” (J 288)’Car le protagoniste ne se sent vivre que s’il est en contact avec l’objet de sa quête :
‘Dans l’insignifiance où il est mû, le corps est livré à la mort des choses : il disparaît dans la mesure où il s’identifie narcissiquement à la chose qu’il voit [...] 357 .’Il ira jusqu’à abandonner progressivement ses doctrines chrétiennes afin de braver les interdits que ses convictions passées l’obligeaient à respecter :
‘In his passion for Sue he could now stand as an ordinary sinner, and not as a whited sepulchre. (J 260)’Jude sait qu’il est un homme de passion et d’émotions ainsi que le souligne souvent le narrateur 358 . Sa foi repose sur son amour des Ecritures plutôt que de leur contenu. Il l’avoue d’ailleurs au sujet du “Cantique des Cantiques” : “I [Jude] am – only too inclined just now to apply the words profanely”(J 183). Il aime l’ordre car il est un homme d’honneur : “A countryman that’s honourable and serious-minded such as he”, disent de lui les amies d’Arabella (J 56). Mais il se laisse aussi séduire par les lois de la nature que l’expérience lui enseigne. La personnalité double de Jude apparaît dans ces mots qu’il adresse à Sue :
‘“Speaking as an order-loving man – which I hope I am, though I fear I am not – I should say, yes. Speaking from experience and unbiased nature, I should say, no.” (J 250). ’Progressivement il se détache des doctrines qui réglaient sa vie et conduisaient ses ambitions vers une carrière ecclésiastique, pour vivre ainsi qu’il l’entend :
‘“[...] my doctrines and I begin to part company [...]. I’ll never care about my doctrines or my religion any more! Let them go!” (J 256).’Il rejette ses dogmes car ils sont incompatibles avec la vision de l’existence humaine que Sue lui a inspirée. Le protagoniste mènera dès lors sa vie hors des sentiers battus pour suivre des chemins encore inconnus – voire interdits tandis que, au contraire,
‘[l]a mise à l’écart 359 interdit la crispation de l’identification imaginaire à la chose vue. Elle libère le désir de la fascination de l’objet, et entraîne le sujet dans la voie du renoncement à être la chose, pour ne plus que la voir ou l’avoir 360 .’Jude refuse donc de renoncer. Il porte en lui les germes de la résistance aux lois sociales, et ce avant même de rencontrer Arabella. Enfant, il désobéit au maître en laissant les oiseaux manger dans le champ dont il sera alors banni :
‘Presently Troutham [...] took a sixpence from his pocket and gave it him in payment for his day’s work, telling him to go home and never let him see him in one of those fields again. (J 12)’Il traversera malgré tout ce lieu interdit pour voir l’objet de son désir : Christminster.
Plus tard, il acceptera peu à peu d’écouter son amour pour Sue et vivra avec elle malgré les avertissements de sa tante, malgré les liens du sang et malgré son mariage (J 107). Il avoue même quesa passion est attisée par les interdits :
‘The enmity of our parents gave a piquancy to you in my eyes that was intenser even than the novelty of ordinary new acquaintance. (J 292)’Il transgresse les lois sans en mesurer les conséquences. En effet, avant de conquérir Sue, il a pris soin d’abandonner ses ambitions ecclésiastiques et de se débarrasser de ses livres. S’il enfreint la loi, il ne se croit guère plus condamnable qu’un enfant qui désobéit :
‘Onward he still went, under the influence of a childlike yearning for the one being in the world to whom it seemed possible to fly – an unreasoning desire, whose ill judgment was not apparent to him now. (J 147)’Il ne pense pas être hors-la-loi car il s’imagine hors d’atteinte de l’ordre symbolique, ayant rejeté la valeur marchande de l’argent et se tenant en retrait de la société. Plus tard l’éloignement d’Arabella puis le divorce semblent être une rupture supplémentaire avec l’ordre établi.
En réalité, Jude croit obéir à d’autres lois. D’abord il se fie à son instinct et recherche simplement le bonheur avec Sue. Après la mort des enfants, celle-ci résume l’idéal qu’ils voulaient atteindre :
‘We said – do you remember? – that we would make a virtue of joy. I said it was Nature’s intention, Nature’s law and raison d’être that we should be joyful in what instincts she afforded us – instincts which civilization had taken upon itself to thwart. (J 405)’Cette idéologie, Sue en est la source, à tel point qu’elle deviendra pour Jude son absolu, son unique référent.
Sans elle il ne peut résister aux tentations que sont pour lui l’alcool et les femmes : “My two Arch Enemies you know – my weakness for woman-kind and my impulse to strong liquor” (J 423). Il oublie tout de même une autre faiblesse : Christminster. Cette autorité de Sue sur Jude est d’autant plus claire après leur séparation. Ainsi, en épousant Arabella une seconde fois, il obéit non pas à la loi chrétienne – comme le fait Sue, persuadée que ce que Dieu a uni nul ne doit le désunir (J 460) – mais il sauve « l’honneur d’une femme » (J 460), c’est-à-dire de Sue : “There’s only one woman – but I won’t mention her in this Capharnaum!” (J 457).
Jude ne semble absolument pas tenir compte de la présence d’Arabella : il se laisse enivrer, conduire devant le prêtre, mais ce sans jamais paraître vraiment manipulé. Il ne fait qu’appliquer à la lettre les exigences de Sue, ainsi qu’il le déclare à Arabella :
‘“I’ve – married you. She said I ought to marry you again, and I have straight away. It is true religion! Ha – ha – ha!” (J 460) ’Sue est désormais sa religion. Il va alors se sacrifier pour elle en acceptant de ne plus la voir : “Jude did as she requested [...]” (J 468).
Cependant la loi est implacable, qu’elle soit sociale ou divine : tout comme lorsque, à Marygreen, il désobéit au maître par un sentiment de pitié pour les oiseaux, la faute est constatée et la sanction suit. Jude paiera de sa chair son rejet du symbolique. Il sera plongé dans le réel pour s’acquitter de sa dette. Il est un personnage obscur précisément parce qu’il va de l’avant en écoutant son instinct plutôt qu’en essayant de se fondre dans le moule que la société modèle. Il sera donc voué à l’exclusion sociale, et mourra d’avoir transgressé les lois en cherchant à se fondre avec l’objet désiré.
Vigar, p. 194.
Cette idée de l’incompatibilité entre amour et mariage est émise par “Time” lui-même lorsque Sue lui demande : “Do I look like your father’s wife?” Et le garçon répond : “Well, yes; ‘cept he seems fond of you, and you of him. Can I call you mother?” (J 331) Le dialogue quelque peu décalé pourrait faire sourire le lecteur qui parviendrait à faire abstraction du contexte tragique et à percevoir dans ces paroles une image de la famille dans la société contemporaine.
Voir infra, p. 231.
Vasse, p. 82.
Les termes utilisés sont très proches du passage de l’Epître aux Romains 8 : 38-39 : “For I am persuaded , that neither death, nor life, nor angels, nor principalities, nor things present, nor things to come, nor powers, nor height, nor depth, nor any other creature, shall be able to separate us from the love of God […].”
Vasse, p. 83. La citation renvoie à ce que nous avons dit du cœur romantique (voir supra, p. 28)
“Jude, a ridiculously affectionate fellow” (J 101) ; “[…] the human was more powerful in him than the Divine” (J 246).
C’est-à-dire le nom qui marque la coupure entre le signifiant et le signifié, entre le mot et la chose, et donc qui implique l’accès à la parole signifiante selon l’ordre symbolique.
Vasse, p. 111.