C. Les yeux de l’artiste.

Le personnage de Jude oscille entre le « pas-tout » et l’autorité phallique. Il est parfois du côté de l’ordre phallique, comme dans sa passion pour les Ecritures et les grands penseurs  qui ne comptent pas seulement des poètes mais des scientifiques et des hommes politiques. Son attirance sexuelle pour Sue, qu’il finira par séduire, souligne sa virilité, “the natural man’s desire to possess a woman”(J 422). 

Mais il connaît aussi la perte (de Sue et ses enfants, de ses ambitions, de son argent et ses biens) et le titre laisse planer un mystère autour du personnage. Il est en position de victime, manipulé par Arabella, mais aussi par Sue qui lui avoue qu’elle ne l’a aimé qu’une fois qu’il était lui-même tombé amoureux d’elle, qu’elle a d’abord cherché à le séduire par désir d’être désirée (J 422).

Il est en somme un homme partagé, féminisé, divisé par le symbolique qui lui interdit de vivre corps et âme dans l’imaginaire. Ainsi il connaît le pouvoir du langage qui fait tenir les lois : tel est le cas de l’acte de mariage, des commérages qui ont fonction de censure sociale et de l’histoire familiale transmise par la tradition orale. Lorsque Sue exige qu’ils se séparent définitivement à cause de leur faute, il lui dit : “Sue, Sue! we are acting by the letter; and “the letter killeth”!” (J465). Les mots du protagoniste traduisent puissamment ce qui est en train de prendre place sur la scène diégétique. Il semble que Jude meurt pour avoir gravé les Dix Commandements qu’il a enfreints aux yeux de la société (J 356-361), tandis que Sue est condamnée au sacrifice.

Selon H. Castanet :

‘La position féminine se spécifie de n’être pas toute prise dans l’ordre signifiant régi par le semblant phallique. Elle fonde son être hors de la loi, alors qu’elle n’est sujet qu’à être de cette paire signifiante. Le signe de la femme est d’être prise dans la logique signifiante : elle est sujet parlant, et hors cette logique : hors de la loi 361 .’

Jude est précisément cet être pris entre deux feux et qui ne peut opter pleinement ni pour la loi, ni pour ses idéaux. Il est divisé entre ses doctrines et son amour passionné pour Sue. Ainsi, après avoir reconnu Arabella comme son épouse légale (“my legal wife” J 290), il dit à Sue : “But Sue – my wife, as you are !” (J 422). Il voudrait se plier aux interdits et ne pas la revoir : “But he could not” (J 246).

Lorsqu’il s’installe pour la première fois à Christminster il est envahi, avant même de lui avoir jamais parlé, par la pensée de cette jeune femme qui l’éloigne lentement de ses idéaux:

‘Surrounded by her influence all day, walking past the spots she frequented, he was always thinking of her, and was obliged to own to himself that his conscience was likely to be the loser in this battle. (J 116). ’

Malgré son attachement aux écrits anciens, à l’histoire, à tout ce qui constitue la morale, il va se détourner de ses propres doctrines et choisir de suivre les ordonnances de la nature humaine.

Il se soumettra donc à la volonté de Sue et redira les paroles désespérées de Job avant de mourir, après avoir cependant rejeté ses croyances aux textes bibliques et aux grands penseurs. Significativement, il retourne à Christminster, presque convaincu qu’il y mourra, afin de renouer avec son rêve qui jamais ne la quitte (“still haunted by his dream” J 397). Il exprime pourtant désormais son mépris pour certains des illustres personnages qui ont fait le succès de la cité :

‘The theologians, the apologists, and their kin the metaphysicians, the high-handed statesmen, and others, no longer interest me. All that has been spoilt for me by the grind of stern reality! (J 470)’

Bien que Jude voie encore Christminster comme la ville idéale, il réprouve tous ceux qui s’y sont illustrés par leur travail sur (et non pas avec ainsi que le font les poètes) l’imaginaire.

Ainsi, attendant la mort comme une délivrance après des souffrances terrestres, comme l’événement qui aurait dû suivre celui de sa venue au monde, les dernières pensées du protagoniste vont au Livre de Job. Ce texte rappelle la bienveillante toute-puissance de Dieu lorsque le pauvre homme s’humilie, après avoir osé proclamer l’injustice divine et la tristesse de la condition humaine. Les murmures de Jude (“he whispered slowly” J 484) ressassent la révolte de Job pour évoquer l’absence d’espoir et de sens :

‘“Let the day perish wherein I was born, and the night in which it was said, There is a man child conceived.”
(“Hurrah!”)
“Let that day be darkness [...].”
(“Hurrah!”)
“Why died I not from the womb?” [...]
(“Hurrah!”)
“Wherefore is light given to him in misery, and life unto the bitter in soul 362  ?” (J 484). ’

C’est bien la lettre qui exprime les sentiments finaux du personnage qui meurt seul et démuni. Au travers de la Sainte Ecriture il crie sa détresse.

Cependant, de même que la plainte de Job se fait plus tard louange 363 , quelque chose d’autre se dit dans les paroles de Jude, rythmées par ses exclamations et la structure répétitive du texte biblique. Il meurt mais reste présent à travers le discours des autres personnages. Quand la victoire de Job est d’ordre social et matériel (Dieu lui rend ce qu’il a perdu, enfants, biens, bétail) celle de Jude est d’ordre artistique et imaginaire puisqu’il est celui – avec Sue, son égale – dont le lecteur se souvient à la fin du texte, et il donne au roman sa profondeur. La preuve en est qu’on peut déceler « un sourire » sur son visage éteint (J 489), le sourire obscur clôturant un destin tragique et poétique.

Car Jude n’est pas qu’un être de papier : il représente l’artiste maudit et incompris 364 . Il est celui qui transgresse les lois et les interdits. Personnage tragique, sa mort est inscrite dans le roman : il ne reçoit pas l’amour d’une mère, sa famille a été décimée (“his own dead family”J 10). Sa tante pense qu’il aurait mieux valu pour lui qu’il meure avec ses parents :

‘“It would ha’ been a blessing if Goddy-mighty had took thee too, wi’ thy mother and father, poor useless boy!” (J 10)’

Il connaît aussi ses limites : “I have the germs of every human infirmity in me, I verily believe [...]” (J 316). Il est la figure de proue de l’humanité faillible, divisé entre le vouloir (étudier, entrer dans le clergé…) et le faire (la boisson, les femmes…), au contraire de Sue qui semble sans passion, à peine humaine, prête à l’abstinence comme à l’abnégation. La description qu’on a de lui en fait un jeune homme assez séduisant, “a kindly-faced young man” (J 168), mais pas exceptionnellement beau ; il arrête cependant le regard par son allure franche et son air sombre :

‘Jude would now have been described as a young man with a forcible, meditative, and earnest rather than handsome cast of countenance. He was of dark complexion, with dark harmonizing eyes, and he wore a closely trimmed beard of more advanced growth than is usual at his age [...]. (J 91)’

Dans la vie, il va d’une femme à l’autre car il aime Sue mais cède aux avances d’Arabella (J 219-220). Il est déchiré entre désir et loi :

‘He passed the evening and following days in mortifying by every possible means his wish to see her, nearly starving himself in attempts to extinguish by fasting his passionate tendency to love her. He read sermons on discipline [...]. (J 229)’

Il est “the impulsive Jude” (J 232) – autre titre possible pour le roman – hésitant entre imaginaire et symbolique, mais toujours guidé par ses pulsions, menant une vie chargée de contradictions (“the life of inconsistency he was leading”, J162). Il dessine les contours d’un monde imaginaire au lieu de chercher à percevoir la réalité, parce que ses yeux sont ceux du poète tel que le décrit Shakespeare :

‘The poet’s eye, in a fine frenzy rolling,
Doth glance from heaven to earth, from earth to heaven;
And as imagination bodies forth
The forms of things unknown, the poet’s pen
Turns them to shape, and gives to airy nothing
A local habitation and a name 365 .’

La beauté plastique de la forme le séduit plus que ce qu’elle cache, tel le poète pour Matthew Arnold : “Not deep the Poet sees, but wide 366 .” Il est un artiste formel, amoureux de l’architecture néo-classique de son siècle et de la reproduction minutieuse de la Jérusalem biblique (J 127-128). Il semble rester attaché à son imaginaire propre qui masque la faille par laquelle le réel s’immisce dans le symbolique – et il faudra attendre un Conrad pour que l’horreur surgisse dans la vision de l’artiste 367 .

Jude se heurte à l’impossible ascension sociale et culturelle d’un homme du peuple. Dans son discours devant la foule assemblée pour “Remembrance Day”, il exprime son incapacité à faire fructifier son travail, peut-être parce que le monde n’était pas prêt à l’accueillir. Comme le dit Sue :

‘“Remember that the best and greatest among mankind are those who do themselves no worldly good. Every successful man is more or less a selfish man. The devoted fail… “Charity seeketh not her own.” ” (J 433) ’

Jude est un grand homme qui laisse sa marque sur tous ceux qui le rencontrent, extra ou intra-diégétiquement. Mais il appartient à la classe de ceux qui doivent user leur corps pour se nourrir malgré ses aptitudes intellectuelles et sa fragile condition physique 368 . Il a vécu avant son temps, et il reconnaît qu’il est maintenant trop tard 369  : “And it is too late, too late for me!” (J 479).

Dans ce discours devant la foule assemblée pour voir défiler les jeunes diplômés il fait le bilan de sa vie et constate son ambition perdue, ses faiblesses. Que dire de son échec ? Qu’a-t-il accompli ? C’est la question que pose ce roman à l’aube du vingtième siècle. Jude est la figure du poète maudit qui meurt seul et incompris puisque même Sue choisit de rejeter les idéaux qu’ils ont partagés. Cependant son personnage annonce ce qui sera banalisé un siècle plus tard en Occident : le droit à l’éducation pour tous, le divorce, le concubinage… Jude, être social, sait qu’il a vécu trop tôt :

‘“Perhaps the world is not illuminated enough for such experiments as ours! Who were we, to think we could act as pioneers!” (J 421).’

Il est le poète tel que le concevait Hardy :

‘My opinion is that a poet should express the emotion of all the ages and the thought of his own 370 .’

Les protagonistes ont voulu vivre en artistes, en visionnaires, mais la loi le leur a interdit. Jude a voulu abandonner le discours social pour parler une langue qui donnerait libre cours à son imaginaire et laisserait place à un regard dénué de jugement : la contemplation. Mais c’est finalement l’acte de lecture qui le libère de sa condamnation et lui ouvre les portes du monde idéal auquel il aspirait. Il est Jude l’obscur et se singularise par son destin tragique, à contre-courant ; il est un. C’est donc en tant que signifiant dans le texte qu’il entre aussi dans l’ordre symbolique. Mais la lettre à la fois le condamne à mort et lui permet de renaître sans cesse dans la lecture, par-delà les mots, car « [i]l y a une fonction de la lettre qui échappe à l’ordre signifiant 371 . »

Cet espace que la lettre ne vient pas conquérir est le même que celui qui s’évide lorsque chute l’objet, permettant à la voix de surgir :

‘[La voix] est le lieu symbolique par excellence puisqu’elle est indéfinissable autrement que par le rapport, l’écart, l’articulation entre le sujet et l’objet, l’objet et l’Autre, le sujet et l’Autre. [...] elle ne se donne à entendre que dans l’éclatement ou la chute de l’objet (a), dépositaire du secret de l’énigme 372 .’

Jude contourne la lettre en accédant à la voix du poète ; il ouvre les possibilités de la lecture en acceptant de perdre l’objet de son désir. C’est la demande sans réponse, la coupure entre lui et l’objet qui fondent sa parole dans le texte et permettent au roman de ne pas sombrer avec la disparition du protagoniste, car pour Hardy l’art naît de la confrontation entre la vie et la mort 373 .

Cette fonction de la lettre, Sue la connaît. Elle sait que le langage peut parfois vaciller, mais nous verrons que c’est finalement son personnage qui cèdera devant la loi.

Notes
361.

Castanet, pp. 76-77.

362.

Jude cite le Livre de Job 3 : 3-4, 11, 20.

363.

“I know that you can do all things

and that no purpose is beyond you. […]

Therefore I yield,

Repenting in dust and ashes.” (Livre de Job 42 : 2 et 6)

364.

Le poète maudit est une figure romantique par excellence. C’est donc de façon détournée que le romantisme ressurgit dans le roman, au travers de l’écriture et renouvelé par la modernité naissante.

365.

William Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream , Oxford, Oxford University Press, 1968, act 5, sc. 1, ll. 12-17.

366.

Matthew Arnold, “Resignation”, l. 214, in Poems : Early Poems, Narrative Poems and sonnets, London, Macmillan, 1888, p. 88.

367.

Voir infra, p. 277, sq.

368.

“[His beard], with his great mass of black curly hair, was some trouble to him in combing and washing out the stone-dust that settled on it in the pursuit of his trade” (J91). Alors qu’il est malade le narrateur souligne “the increased delicacy of his normally delicate features, and the childishly expectant look in his eyes” (J 380). Jude reconnaît lui-même ses faiblesses : “I was never really stout enough for the stone trade” (J 478).

369.

Cf. Howe, in Jude , Norton, pp. 393-403 : Irving Howe montre en quoi Jude est un roman moderne plutôt que victorien.

370.

Morrison, p. 108, cite Hardy d’après F. E. Hardy.

371.

Castanet, p. 75.

372.

Vasse, p.14.

373.

J. Hillis Miller, Distance and Desire, pp. 242-243 : “Life for him must pass into the realm of death before it can be rescued in art.” L’auteur démontre également (pp. 223-236) que lorsque meurent les personnages de Hardy – dans ses poèmes, mais cela s’applique aussi bien aux romans – ils ne trouvent pas le repos et l’oubli. Ils continuent au contraire de s’adresser à nous. J. H. Miller conclut : “Hardy’s vision of human life seems to end not with death but with a glimpse of the fact that it may be impossible to die.” (ibid., p. 236)

La réalité de la mort s’inscrit donc dans le texte, au travers du travail de l’écriture et par le biais des personnages : “[…] death not only underlies life but breaks through, violently ruptures and makes itself visible in its signature or trace left on living bodies”. (Bronfen, “Close encounters of a fatal kind”, p. 234)