La seule division susceptible d’affecter le personnage de Sue dépend de sa relation avec Jude et de son désirde le garder auprès d’elle (J 422). Lorsqu’elle finit par céder à ses avances (“I give in!” J 317), il semble qu’elle accepte le principe de l’apparition et de la disparition de l’objet désiré et qu’elle a conscience de l’ambiguïté de toute relation amoureuse : “Love has its own dark morality when rivalry enters in [...]” (J 317). Le désir implique la nécessité de la demande et donc l’absence de l’objet. Pourtant Sue ne parvient pas à intégrer correctement ce processus.
Ainsi, bien qu’elle paraisse faire le deuil de ses enfants et qu’elle demande à Jude de la quitter, elle ne fait que se plier à un ordre inhumain qui fait de l’absence un absolu. Elle revêt la mort d’une parure qui n’est pas, cette fois, celle de sa culture et de ses lectures mais de la religion, afin de sublimer la béance en une plénitude mystique et de refermer la plaie qui la constitue comme sujet. Cet abandon de soi n’a pas pour but de la faire paraître femme-toute, mais au contraire de la réduire au statut d’objet, dénué de sentiment et de sensation, offrant son corps en sacrifice au père qui reprend ses droits.
Comme le rappelle Marc Strauss : « Ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel 414 . » Sue ne peut échapper à la division du sujet, c’est-à-dire à la différence sexuelle, la déchirure de la maternité et de la mort. Par son refus de se soumettre à l’ordre symbolique, elle doit faire face à la perte dans le réel de son corps. La mort de ses enfants la conduit à reconnaître la toute-puissance des interdits. Le remariage et l’acte sexuel avec Phillotson viennent sceller une alliance sans pour autant qu’il y ait point de capiton entre le symbolique, l’imaginaire et le réel. Sue se soumet à la loi sociale et divine en guise de protection afin de faire barrage à la douleur de l’absence ; dans une telle perspective, la mort des enfants devient inévitable : “Arabella’s child killing mine was a judgment – the right slaying the wrong” (J 419).
C’est sans doute en cela qu’elle devient un personnage tragique. Si elle échappe à la mort dans le texte, ce n’est qu’un faux-semblant. Tandis que Jude expire avec un sourire sur les lèvres et bénéficie de la complicité d’un lecteur compatissant, le cri étouffé de Sue lorsqu’elle s’abandonne à Phillotson signifie bien ce choix excessif et douloureux qui ne fait place à aucune forme de réconfort :
‘“It is my wish!… O God! [...] It is my duty!”Un tel retournement dans la personnalité du personnage féminin a été préparé par la narration. Avant son mariage, elle apparaît comme une femme d’expérience et très anti-conformiste ; puis l’épreuve de la “Training School”, la nouvelle de l’existence d’Arabella et enfin son propre mariage la lient peu à peu aux conventions sociales : elle porte désormais le nom d’un autre, elle semble plus timide, plus enfantine. Elle continue de dénoncer l’institution qui la condamne quand elle quitte son époux, accusant l’institution du mariage de n’être qu’une forme d’oppression 415 , mais elle s’y plie cependant car son anticonformisme n’est que théorique (“my theoritic unconventionality” J 265). Au cours d’une entrevue avec Jude à Shaston, c’est elle qui énonce les règles du savoir-vivre et de la respectabilité :
‘“It is getting too dark to stay together like this, after playing morbid Good Friday tunes that make one feel what one shouldn’t!…” (J 243) ’Elle est donc parfois “inconsistent” (J 251, 290). Phillotson reste perplexe face à ce qu’il appelle des « excentricités »: “I hate such eccentricities, Sue. There’s no order or regularity in your sentiments !”(J 264). Elle est toujours en décalage avec la logique sociale traditionnelle et cartésienne car elle demeure étrangère à ce qui doit permettre au sujet de se constituer.
En effet, le caractère narcissique du personnage de Sue est incontestable et relève d’un désir, voire d’un fantasme unificateur : “the fantasy of unity 416 ”. Elle a peur des trouées de réel, ce qui explique son dégoût des ruines auquel nous avons déjà fait allusion, ainsi que son refus du rapport sexuel. C’est pour cette raison également qu’à ses yeux la maternité se résume à une souffrance :
‘“But it seems such a terrible thing to bring beings into the world – so presumptuous – that I question my right to do it sometimes!” (J 370)’Elle ne cache pas cette angoisse à “Little Father Time” (J 398-399) et la terrible tragédie des enfants sera la conséquence de cette parole.
Elle préfèrerait cristalliser sa réalité derrière le voile de la perfection artistique pour ne pas avoir à être confrontée au réel de la chose : elle veut fabriquer l'objet – un objet sans vie – pour ne pas le devenir aux yeux de l’autre. Ainsi son amour pour Jude vient d’une volonté de dominer l’autre et de contrôler son désir. Sue ne veut rien céder d’elle-même.
Alors qu’elle n’est qu’une enfant, elle se montre l’égal des garçons du village, n’ayant peur de rien, tout en conservant l’atout de sa coquetterie :
‘“She was not exactly a tomboy, you know; but she could do things that only boys can do, as a rule. I’ve seen her hit in and steer down the long slide on yonder pond, with her little curls blowing, [...] and suddenly run indoors. They’d try to coax her out. But’a wouldn’t come.” (J 134)’Elle veut être à la fois fille et garçon car il n’y a personne pour remplir le rôle du père, qui devrait être le repère / re-père de la différence sexuelle. Mais malgré la forclusion du Nom-du-Père que nous avons évoqué, le père de Sue laisse sa trace sur l’histoire personnelle de sa fille. Forgeron de métier (J 117), il semble lui avoir enseigné l’art de la manipulation des formes : aussi accepte-telle de travailler dans un atelier d’art religieux 417 alors qu’elle en renie les fondements. De plus, il apprend à Sue à détester la branche maternelle de sa famille (J 133) : la métaphore paternelle fonctionne à l’extrême et édite alors non pas la loi mais uniquement l’interdit. Le père de Sue est appelé “that clever chap Bridehead”, comme si c’était lui qui portait le nom de sa fille : il demeure un signifiant sans signifié dans le texte, un non sans nom 418 .
Dans ce cas, Sue ne peut échapper à ses identifications narcissiques :
‘For the so-called normal development of the child traces the following trajectory: only after this illusion of plenitude has been attained, in the course of primary narcissism, is a disruption of the imaginary self-image meant to occur, to be more precise, a breaking-up of the mother-child dyad through the father, as representative of authority, of the laws of culture and of the consistency of the symbolic 419 .’Enfermée dans un état d’auto-affection, Sue redoute bien entendu la parole de l’autre et elle rejette l’oralité par peur d’être engloutie par l’Autre énigmatique. La situation est ironique car c’est habituellement la femme qui représente cette oralité en donnant vie à l’enfant dans son utérus et en le nourrissant à son sein. Sue refuse d’être femme « pas-toute », c’est-à-dire d’avoir en elle ce vide qui peut accueillir un enfant, et aussi le phallus. Elle voudrait être « l’être-Femme, La « Femme », quelque chose qui arrêterait l’infini de leur énumération 420 ». Sue est ici dans la situation du psychotique :
‘De devoir se construire une identité hors la signification phallique que seul assure le non-sens de la métaphore paternelle, le sujet est acculé à réaliser ce que la métaphore paternelle forclot, « La » femme 421 .’Pourtant en tant qu’elle est désirée par Jude et Phillotson, elle est la parfaite représentante de l’inconnu qu’est la jouissance féminine.
‘La castration, réalisée chez la femme, permet à l’homme de se constituer comme tel, comme semblable aux autres hommes : la castration est constitutif [sic] de son être 422 . ’L’étrangeté de Sue et sa résistance à la loi contribuent à la constituer en tant que femme « pas-toute » :
‘Chez l’homme, il y a une limite qui fait consistance, pas chez la femme. Avec les hommes on a d’emblée la loi de l’ensemble [...]. La difficulté surgit du côté du « pas-tout » de la femme. Avec elle pas de principe organisateur, nulle certitude : l’autre femme est-elle seulement la même ? Il faut toujours vérifier 423 . ’On pourrait aller jusqu’à dire que l’expression lacanienne : « La Femme n’existe pas 424 » traduit la pensée de Hardy. Les oscillations du personnage de Sue sont l’illustration de ce point de vue : après avoir été la simple image d’une femme qui se refuse en tant que telle afin d’être toute, elle devient la représentante de la femme partagée une fois que le réel a ouvert la blessure de sa féminité 425 .
Elle va cependant continuer à se soustraire à la réalité de la perte. Chez elle, la fonction du Nom-du-Père ne cesse de s’enrayer. Même lorsque la coupure touche au corps de Sue, lorsque l’union fusionnelle avec Jude et les enfants 426 explose, Sue tente encore de masquer le manque. Elisabeth Bronfen décrit le processus par lequel l’identification narcissique primaire doit céder du fait de la division du sujet :
‘Accepting the paternal gaze, the paternal metaphor, as a prohibition of the mother and as a substitute for her gaze (which had transmitted an ambivalent form of plenitude) allows the subject to attain a new, different kind of stability [...]. The imaginary image of the body of plenitude is replaced by an acceptance of the split within the subject, fantasies of complete satisfaction are deferred, boundaries are drawn between body and image, thoughts and their realization 427 .’L’autorité phallique a alors pour fonction de rendre acceptable l’absence de l’Autre maternel et de l’illusion de plénitude qu’il représentait. Sue perd ses enfants qui étaient une partie d’elle-même, ainsi que le bien-aimé dont elle était le reflet. Mais elle ne devient pas pour autant assujettie au symbolique.
En fait, elle tente de manipuler les éléments du symbolique, comme lorsqu’elle a recours au mensonge et à la dissimulation 428 . Mais elle se réfugie en réalité dans une autre dimension de son imaginaire et se laisse happer par une voix, “the intractable Voice of the Other that imposed itself upon the subject 429 .” A l’Autre maternel absent se substitue un père tout-puissant qui offre une nouvelle plénitude imaginaire. C’est ainsi que Mladen Dolar définit le superego :
‘In a more common form, there was the voice of consciousness, telling us to do our duty, in which psychoanalysis was soon to recognize the superego – not just an internalisation of the Law, but something endowed with a surplus that puts the subject into a position of ineradicable guilt 430 .’Cette voix, Sue l’internalise pour la laisser parler : c’est le “You shan’t!” (J 403) de l’interdit social et religieux. Jude ne comprend pas cette attitude car, ayant abandonné ses certitudes religieuses, il n’entend dans les paroles de Sue que la lettre de la loi (J 465) et reste sourd à la voix du superego :
‘the surplus of the superego over the Law is precisely the surplus of the voice; the superego has a voice, the Law is stuck with the letter 431 .’Personnage monolithique, Sue va donc d’un imaginaire – celui d’être femme-toute – vers un autre – le mysticisme qui la voue tout entière à l’Autre divin 432 . Jude perçoit cela lorsqu’il la dit enivrée par ses croyances (“creed-drunk”, J 467), et cette oralité – qu’elle redoutait auparavant – est si extrême qu’elle engloutit l’être-Sue. Elle-même avoue à Mrs Edlin cette pulsion orale qui la pousse à se donner entièrement à un Dieu cruel : “It is my duty. I will drink my cup to the dregs!” (J 473).
Le sacrifice du Christ 433 se trouve transformé en un acte d’abandon de soi et de négation de toute émotion :
‘“I have nearly brought my body into complete subjection. And you mustn’t – will you – wake –” (J 466)’Une telle forme de mysticisme ne laisse nulle place à l’amour, seuls comptent la loi et le devoir d’obéir à cette loi dont Sue se fait le porte-voix :
‘“We must conform!” she said mournfully. “All the ancient wrath of the Power above us has been vented upon us, His poor creatures, and we must submit. There is no choice. We must. It is no use fighting against God!” (J 409)’Sue ne sombre cependant pas dans la folie car le réel qu’elle rejette n’est pas totalement occulté comme le montre le cri inaudible qui voudrait s’échapper de ses lèvres lorsqu’elle se donne à son mari. Or, dans la folie, « la voix a l’opacité de la chose 434 . » Le fou « n’est plus dans sa peau. Il est « dans » ses mots 435 », tandis que Sue sait qu’elle aurait pu faire un autre choix 436 . C’est pour cela qu’elle est un personnage tragique qui permet d’approcher le vide du réel tout en ne s’y perdant pas.
Sue devient plutôt l’emblème de la subjection de la femme, selon le titre de l’ouvrage de Mill. Elle semble entrer dans un état de deuil permanent où son corps n’a plus ni centre ni frontière :
‘Or, une vie qui n’est plus articulée au savoir de la limite et de la mort ne peut se concevoir. La limite et la mort, et par conséquent la vie, ne se conçoivent que dans l’ordre symbolique : ce n’est que par l’inscription d’une vie dans les coordonnées de l’espace et du temps que le désir de la vie se donne à penser 437 .’Sue va alors disparaître de la diégèse et du texte, son nom étant prononcé pour la dernière fois par Jude agonisant : “And Sue defiled !” (J 484). Le personnage a bel et bien fait sa sortie, étant désormais réduit au “shifter” “she” : “D’ye think she will come?” (J 489, je souligne) demande Arabella à Mrs Edlin. Elle est la femme toujours absente et désincarnée.
Lors de son sacrifice final sur l’autel du mariage, son corps s’éteint. La structure de la phrase qui décrit l’époux portant sa femme signale une anomalie :
‘Placing the candlestick on the chest of drawers he led her through the doorway, and lifting her bodily, kissed her. (J 476, je souligne). ’L’emploi de l’adverbe “bodily” est manifestement dérangeant. D’abord, il ne convient pas au personnage masculin décrit auparavant comme un homme vieillissant (J 191 et 193) et quelque peu répugnant aux yeux d’une femme (J 228). Ensuite, la structure de la phrase laisse attendre l’emploi d’un nom après le déictique “her” qui désigne Sue (verbe au gérondif + complément d’objet), plutôt que d’un adverbe qui renvoie alors à Phillotson : l’objet grammatical disparaît et avec lui le corps de Sue. Elle est la propriété de Phillotson et ne s’appartient plus car le possessif “her” s’est changé en un pronom qui marque l’absence.
Le lecteur, et Phillotson par la même occasion, se trouvent confrontés à un impossible : le corps-objet n’est plus, il a été déchétisé. Sue choisit de payer la dette symbolique avec son corps qui bascule alors dans le réel, au lieu de se laisser traverser par la coupure signifiante des mots pour devenir “Mrs Phillotson” (J 226). C’est Jude qui suggère qu’elle restera à jamais Sue Bridehead, la jeune marié pour qui l’acte sexuel relève encore de l’interdit 438 : “Bride, I might almost have said, as yet” (J 225, je souligne).
Autre signe que le corps est indissociable de l’interdit chez Sue : celui qu’elle épouse pourrait être son père : “Richard Phillotson […] was old enough to be the girl’s father” (J 126). Parce qu’il remplit cette même fonction symbolique pour Jude, le père épouse la femme de son fils ! Sans compter que le couple habitera à Marygreen, village d’enfance de Jude. Le triangle incestueux est complété par l’absence des pères biologiques qui ne laissent que leur nom : le signifiant “Bridehead” fonctionne telle une marque indélébile qui entraîne le personnage dans une inévitable régression au dénouement tragique 439 . Sue joue donc avec la loi, apparaissant comme un personnage pervers dans sa relation avec Phillotson.
Le but de son choix est de pouvoir « [a]ssurer la jouissance de l’Autre »,
‘[...] de se faire objet, de se réduire à cette perte, a, du jeu signifiant. « S’imaginer être l’Autre », soit s’identifier au manque de l’Autre afin d’y suppléer en le bouchant, tel sera le moyen du pervers pour assurer cette jouissance. Il s’en fait « l’instrument 440 ».’Elle se sacrifie en réponse à la voix qui, selon elle, prononce sa culpabilité et la punit en faisant mourir ses enfants. La pulsion de mort s’entend déjà dans une parole de Sue :
‘“Our life has been a vain attempt to self-delight. But self-abnegation is the higher road 441 . We should mortify the flesh – the terrible flesh – the curse of Adam!”Sue se ferme à toute intrusion extérieure, ne prenant pas même la peine de répondre à Jude et refusant de se plier à l’ordre symbolique qui requiert l’incomplétude. Ainsi, malgré quelques sursauts d’affection pour le protagoniste, avec des moments de larmes et des baisers échangés (J 424 et 467), la pulsion de Sue – qui ne relève pas du désir ou de la demande mais qui pousse le personnage à se donner – va décider du sort final des deux personnages.
Dans un long passage qui précède celui où Sue énonce la loi divine, la narration laisse filtrer la conception de l’auteur d’une force inhumaine et inconsciente dans l’univers 442 mais annonce en même temps l’impossibilité d’une telle philosophie face à une réponse plus dogmatique : la tragédie s’explique alors par la sanction qu’impose le persécuteur, le Dieu de l’Ancien Testament et du Jugement, le Dieu de la loi 443 .
‘Vague and quaint imaginings had haunted Sue in the days when her intellect scintillated like a star, that the world resembled a stanza or melody composed in a dream; it was wonderfully excellent to the half-roused intelligence, but hopelessly absurd at the full waking; that the First Cause worked automatically like a somnambulist, and not reflectively like a sage [...]. But affliction makes opposing forces loom anthropomorphous; and those ideas were now exchanged for a sense of Jude and herself fleeing from a persecutor. (J 409) ’La voix du grand Autre vient faire barrage à la vision idéale d’un univers qui permettrait à l’homme d’être libre de ses choix. Le déroulement de la diégèse reflète donc la tension qui à la fois sépare et relie les deux protagonistes : tandis que Jude ne cesse d’aller vers un rêve, attiré par l’objet regard qui toujours le séduit et lui échappe, Sue va se laisser conduire par des voix – celle de la culture et des grands auteurs en premier lieu, celle de Dieu ensuite. Ces voix imaginaires engloutissent le personnage féminin qui se perd dans le réel de cet appel et s’offre en un sacrifice qui ne fait pas sens :
‘[...] tant que le corps de l’homme [ou de la femme] ne se trouve pas référé à cette origine symbolique, tant que l’image du corps n’est pas prise et perdue dans le réseau inconscient des signifiants pour un sujet, tant que l’ordre symbolique est forclos, réel et imaginaire ne se différencient pas ; ils se confondent, et la parole du sujet se trouve engluée dans le langage inaudible d’un corps réduit à la chose 444 .’Voilà pourquoi le corps de Sue disparaît. Tandis que Jude accède à un autre langage, tel l’écrivain, Sue ne parvient pas à trouver sa place dans l’infini des signifiants. Elle est perdue pour le texte, comme elle l’est pour Jude. Quoiqu’elle reste en vie, elle est parmi les morts vivants, plus spectrale que jamais dans les bras d’un Phillotson qu’elle ne désire pas. Elle mène
‘[...] une vie qui va se confondre avec la mort certaine, mort vécue de façon anticipée, mort empiétant sur le domaine de la vie, vie empiétant sur le domaine de la mort 445 .’A trop vouloir se soustraire à la loi du symbolique elle échoue à s’établir solidement en tant que sujet alors que Jude, par sa mort, accède paradoxalement au rang de parlêtre traversé par la coupure du langage et par l’absence qui donne sa cohérence à la chaîne signifiante.
Strauss, in G. Miller, p. 74.
“[…] it is foreign to a man’s nature to go on loving a person when he is told that he must and shall be that person’s lover” (J 308). L’ironie tragique de Hardy se retourne contre Sue puisque c’est par ces mêmes termes qu’elle décrira la nécessité finale de son engagement avec Phillotson (J 472).
Bronfen, in Zizeck, p. 74.
Dans cet atelier, elle est d’ailleurs occupée à recouvrir la matière brute de couches de couleurs et d’enluminures (J 105).
Ce nom dont on a évoqué la signification (voir supra, p. 171) convient fort mal à un personnage masculin : comment le signifiant “bride” pourrait-il connoter efficacement la figure paternelle ? De plus, le personnage de Sue éclipse totalement celui de son géniteur : “I don’t know what he’s doing now – not much I fancy – as she’s come back here” (J 117). La fille a peut-être bien tué symboliquement le père.
Bronfen, in Zizeck, p. 74.
G. Miller, p. 86.
Strauss, in G. Miller , p. 75.
G. Miller, p. 85.
Ibid., p. 86.
Ibid., p. 86, G. Miller cite Lacan.
“Only insofar as there is a Real […] as an impossibility of presence, is there a subject” (Dolar, in Zizeck, p. 16). Cette remarque de Mladen Dolar sur la nécessaire intrusion du réel dans l’avènement du sujet peut s’appliquer à Sue puisque sa féminité, c’est son statut de sujet sexué.
Les enfants de Sue ne parlent pas et ont tout juste l’âge de savoir marcher : “[Sue and Father Time] met an old woman [Mrs Edlin] carrying a child in short clothes, and leading a toddler in the other hand”. (J 379). Jude tente maladroitement de consoler Sue : “Some say that the elders should rejoice when their children die in infancy.” (J 405). De plus, Les enfants ne sont pas nommés, si bien que « le corps-à-corps avec la mère » n’est pas « médiatisé par la voix » (Vasse, p. 18). La scission entre le corps de l’enfant et celui de la mère n’a pas eu lieu. Quant à “Little Father Time”, il ne tient pas véritablement lieu d’enfant, mais occupe une fonction allégorique dans le texte (voir supra, pp. 29-30).
Bronfen, in Zizeck, p. 75.
Si elle y parvenait, elle rejoindrait alors le personnage d’Arabella.
Dolar, in Zizeck, p. 14.
Ibid., p. 14. Mladen Dolar évoque le superego en parallèle avec les hallucinations auditives du psychotique et l’hypnotisme.
Ibid., p. 14.
Denis Vasse explique quel est le danger pour un individu qui se refuse à se constituer comme sujet en rejetant le désir qui implique « la contingence de la chose » : « L’Autre n’est plus à portée de voix, il est la voix. Cette compénétration des territoires, cette absence de frontières ne délimitent aucun écart symbolique où pourrait surgir le sujet […]. Cette forclusion de l’ordre symbolique enterre le sujet (mais peut-on encore parler de sujet ?) dans une vie telle qu’en son monolithisme la vie animale se représente pour nous : suite insignifiante de séductions et d’abandons, négation de l’intériorisation de la loi, disparition de la castration symbolique que seule autorise la structure du complexe d’Œdipe dans son rapport au langage et à la mort. » (Vasse, pp. 104-105). C’est bien ce qui se produit avec Sue qui ne parvient à s’identifier que dans la dimension imaginaire, esquivant la loi symbolique pour se plier à l’absolu divin.
L’expression de Sue a des échos bibliques. Dans Marc, 10 : 38, les paroles de Jésus sont les suivantes : “The cup that I drink you shall drink […] ”. Et dans Luc 22 : 42 : “Father, if it be your will, take this cup from me. Yet not my will but yours be done.” On peut cependant noter la différence de ton puisque le passage biblique est teinté de sentiments dont le texte de Jude est dénué.
Vasse, p. 202.
Ibid., p. 203.
Nous avons comparé le comportement de Sue au cas du psychotique. Citons ici ce passage de J. A . Miller : « Certes, je me sers du signifiant pour faire répondre l’Autre – toute chaîne signifiante est une invocation – mais, plus radicalement, j’attends la voix de l’Autre, celle qui me dira ce qui m’attend, ce qu’il en sera de moi [...]. C’est pourquoi on peut dire du psychotique [...] qu’il est l’homme libre. Il est l’homme libre de l’Autre, parce que la voix de l’Autre est déjà avec lui et lui a déjà répondu » (J. A . Miller, in Quarto n°54, p. 51). Sue n’est pas véritablement libre car si elle perçoit cette voix, son désir pour le protagoniste ne s’est pas totalement éteint et il resurgit parfois, comme le rappellent les paroles finales d’Arabella. De même, Jude n’est pas libre car il s’attache à la parole de Sue comme loi bien qu’il soit conscient de l’erreur de jugement de celle-ci. Voilà peut-être aussi pourquoi il ne peut échapper à une fin tragique.
Vasse, p. 105.
Cet interdit de l’acte sexuel renvoie à la convention littéraire selon laquelle le roman traditionnel s’achève sur un mariage (voir supra, p. 3, au sujet de The Return of the Native ) dont la consommation n’est pas représentée dans la diégèse. Hardy subvertit cette convention à bien des égards, et notamment en transformant la notion de bonheur en une expression de dégoût et de douleur de la part de Sue.
C’est dans cet attachement au S1 comme signifiant paternel qui empêche l’inscription de S2 – c’est-à-dire un autre signifiant inaugurant la chaîne où le sujet peut surgir – qu’apparaît le tragique. Le S1 se répète sans que le sujet ne puisse advenir dans les trous entre les signifiants (voir infra, p. 217). Nous avons évoqué par exemple les attitudes enfantines de Sue et l’absence de désir chez ce personnage (voir supra, pp. 166-167).
Castanet, in Quarto n°54, p. 31.
Pour Sue, il n’y a pas de sauvetage possible par un passage par le symbolique. Son seul recours est l’abandon à la toute-puissance divine.
Voir supra, pp. 107-108, 115.
Une telle lecture de Jude est envisageable. Cependant elle négligerait bon nombre d’aspects que nous avons mentionnés. En effet, elle ferait du roman une tragédie classique alors que Jude est déjà empreint de la modernité naissante dont les traces sont, par exemple, la complexité des relations intersubjectives, la position subjective de Jude, la remise en question des valeurs de l’Angleterre victorienne, etc.
Vasse, p. 182.
Lacan, « L’Eclat d’Antigone », Séminaire VII, p. 291.