DEUXIEME PARTIE : DIALOGUES

CHAPITRE III : TESS OF THE D’URBERVILLES ET JUDE THE OBSCURE : JEUX DE MIROIR.

Tess of the D’Urbervilles, publié en 1891, est sans aucun doute l’œuvre la plus célèbre de Hardy. Elle inspira un film à Roman Polanski en 1979. Dès 1895 elle fut adaptée pour le théâtre par l’auteur lui-même, quoiqu’elle ne fût jouée qu’en 1924, d’abord à Dorchester puis à Londres l’année suivante. Dans sa correspondance, nous pouvons lire plusieurs lettres qui comportent une allusion à cette adaptation de Tess  :

‘An American arrangement of Tess , based on my draft & suggestions, is to be produced in New York the first week in March, in which production they say no expense has been spared [...]. Now all this fills me with consternation, for I had secretly hoped Tess was going to fall through altogether, as I have been & am, more interested in other labours 472 .’

Le roman porte en lui le schéma de sa propre répétition et échappe en cela au pouvoir de son créateur. Hardy ne cache pas, en effet, sa réticence à voir Tess faire retour sur le devant de la scène, et ce malgré lui. Ainsi dans une autre lettre :

‘I received on Sunday your interesting letter & its vivid description of the first night of the play. It was really kind of you to go, & still more kind to put yourself to the trouble of sending me such a full report. You may well imagine that, though I have not taken very kindly to the idea of having the story dramatized at all, I was much entertained, as my wife was also, by your account [...] 473 .’

Par ses nombreuses évocations de l’adaptation théâtrale de ses romans, Hardy se montre à la fois soucieux de ne pas être dépossédé de son travail et conscient qu’il n’a pas le choix de refuser 474 . Cette position inconfortable l’obligea, de surcroît, à se pencher sur Tess alors que Jude venait de paraître et que la poésie obtenait désormais les faveurs de l’écrivain plutôt que la prose 475 .

Le roman s’offre ainsi à une incessante relecture. Non seulement Hardy en révisa-t-il le texte, mais il écrivit également un poème intitulé « Tess’s Lament 476  » qui reprend les thèmes du livre, notamment le mariage malheureux avec Angel :

‘Ah! dairy where I lived so long,
I lived so long;
Where I would rise up staunch and strong,
And lie down hopefully.
‘Twas there within the chimney’s seat
He watched me to the clock’s slow beat –
Loved me, and learnt to call me Sweet,
And whispered words to me.’ ‘II
And now he’s gone; and now he’s gone;…
And now he’s gone!
The flowers we potted perhaps are thrown
To rot upon the farm.
And where we had our supper-fire
May now grow nettle, dock, and briar,
And all the place be mould and mire
So cozy once and warm.’ ‘III
And it was I who did it all,
Who did it all;
‘Twas I who made the blow to fall
On him who thought no guile.
Well, it is finished – past, and he
Has left me to my misery,
And I must take my Cross on me
For wronging him awhile 477 .’

Dans un article sur Tess , Jules Law utilise d’ailleurs l’expression de “Tess’s Lament 478 ” pour évoquer les moments du récit où la jeune femme laisse échapper sa vision triste et désenchantée, comme lorsqu’elle compare la terre à une pomme gâtée (“blighted” T 479  35), une étoile éteinte.

A ces divers échos vient s’ajouter la version de Tess qui fut publiée dans la revue The Graphic la même année que le roman : elle ne faisait pas mention d’un viol mais d’un mariage blanc avec Alec ; Angel ne prend pas les jeunes filles dans ses bras pour traverser le chemin mais les transporte en chariot. Cette première version conserve un intérêt quant aux choix de l’auteur lorsque nous lisons la version originale de 1912 :

‘In the modern Penguin edition of Tess , the original Graphic version present through the scholarly notes at the back, exists as a hypotext to the canonical version of 1912 480 .’

Ce remaniement textuel qui a pour but de satisfaire la demande de l’éditeur nous rappelle aussi les nombreuses révisions apportées au manuscrit lors des retirages du roman. Ainsi ce n’est que lors de la cinquième édition, en 1892, que la plupart des passages omis dans The Graphic furent réintégrés. Les éditions se succédèrent, avec leur lot de révisions jusqu’à la version dite « canonique » de 1912 des “Wessex Novels 481 ”.

Le texte même de Tess est marqué par des croisements d’influences littéraires. On y trouve la trame d’une tragédie classique à laquelle se mêlent des accents pastoraux et parfois mélodramatiques. S’y ajoutent ensuite certaines caractéristiques du roman réaliste, de la ballade, du pamphlet, et même de la comédie si l’on en croit Michael Millgate 482 . Et l’on touche là à la dimension intertextuelle de l’œuvre.

John Hillis Miller voit dans un schéma de répétition la trame qui constitue le tissu narratif de Tess  : l’image d’un acte d’écriture sur les tables du corps remplace la scène du viol, la tache rouge sur le plafond révèle le meurtre d’Alec, le malheur de Tess reflète ce que ses ancêtres firent subir à de jeunes paysannes, le poème fait résonner le roman, etc. Tous ces substituts ou compléments de la narration ont pour fonction d’évacuer la référentialité de l’action et de pointer le caractère formel et linéaire du récit :

‘This deprives the event of any real present existence and makes it a design referring backward and forward to a long chain of similar events throughout history 483 . ’

Tess elle-même est consciente de cet aspect de la vie humaine qui lui apparaît comme la répétition de schémas antérieurs que d’autres ont déjà vécus et qui vont inévitablement se reproduire dans le cours du temps :

‘“‘Sometimes I feel I don’t want to know anything more about it than I know already.”
“Why not?”
“Because what’s the use of learning that I am one of a long row only – finding out that there is set down in some old book somebody just like me, and to know that I shall only act her part; making me sad, that’s all.” (T 130)’

Le roman est-il donc autre chose que la simple répétition de récits déjà contés ou ne fait-il qu’anticiper la narration d’histoires à venir ? Il semble pertinent d’étudier Tess en compagnie d’autres écrits de Hardy, et notamment de Jude . Les deux textes frappent par leurs similitudes en dépit de la différence indéniable de ton et de couleur et sont parfois considérés comme des œuvres jumelles – “sibling novels 484 ” pour citer Peter Casagrande – qui à la fois se font écho et se contredisent par leur structure et leur contenu :

‘Perhaps the best way to approach them in their connectedness is to imagine oneself studying an unusual kind of diptych, a picture painted or engraved on two hinged tablets between which certain shared elements have been reversed 485 .’
Notes
472.

Letter to Henry Arthur Jones, Feb 16. 1897, The collected Letters of Thomas Hardy , vol. 2, p. 147. Dans son autobiographie, Hardy évoque également l’adaptation de Tess  pour le théâtre : “During this year 1895, and before and after, Tess of The D’Urbervilles went through Europe in translations, German, French, Russian, Dutch, Italian, and other tongues […].” (F. E. Hardy, p. 274). “At the beginning of March [1897], a dramatization of Tess of The D’Urbervilles was produced in America with much success by Mr. Fiske.” (Ibid., p. 285).

473.

Letter to Rebekah Owen, March 16. 1897, Ibid., p. 152.

474.

Il fait d’ailleurs mention des traductions de ses romans dans sa correspondance. Ainsi, dans plusieurs lettres adressées à Madeleine Rolland (voir The Collected Letters of Thomas Hardy , vol. 2, pp. 145, 164, 167, 170, 171, 173, 175, 177, 211, 278.), il donne son aval pour la traduction de Tess , de Jude , et également de Life’s Little Ironies. La disposition de Hardy à voir son œuvre traduite et donc trahie apparaît cependant mesurée, puisqu’il insiste sur sa volonté de ne confier ce travail qu’à une traductrice unique pour l’instant (p. 211) et se préoccupe de la forme de la publication (“as a volume”, p. 175, 177, 218) ainsi que des termes du contrat (p. 175).

475.

Voir F. E. Hardy, pp. 284-285. Hardy exprime aussi sa lassitude face aux indispensables révisions lors de la publication des romans, et notamment de Jude  : “On account of the labour of altering Jude the Obscure to suit the magazine, and then having to alter it back, I have lost energy for revising and improving the original as I meant to do.” (Ibid., p. 269)

476.

Dans ce poème, la jeune femme prénommée Tess idéalise son mari, portant seule la faute et choisissant de ne pas condamner l’acte d’abandon dont elle est victime.

477.

Hardy, The Collected Poems , p. 161.

478.

Law, pp. 257-259.

479.

Dans les références, on conviendra d’utiliser T pour Tess of the D’Urbervilles (Oxford, Oxford University Press, 1998).

480.

Allen, p. 109.

481.

Cette édition des “Wessex Novels” regroupe l’ensemble de l’œuvre romanesque de Hardy et tente de donner toute sa cohésion à l’élaboration progressive et précise de l’univers qui relie les romans les uns aux autres, c’est-à-dire le Wessex (voir supra, p. 13, sq.). Par exemple, pour se rendre à Tantridge, Tess passe par Shaston (T 40), ville où l’on retrouve ensuite Sue et Phillotson. Cet espace englobe également les autres écrits de Hardy : dans la nouvelle “The Withered Arm”, l’action se passe en partie à “Casterbridge” – double fictif de Dorchester – faisant écho au roman The Mayor of Casterbridge ; de même, une série de poèmes publiée en 1988 par l’auteur s’intitule les “Wessex Poems”.

En ce qui concerne les révisions apportées aux différentes éditions, nous pouvons nous reporter aux préfaces de Tess . Ainsi, en novembre 1891, lors de la première édition Hardy écrit : “The main portion of the following story appeared – with slight modifications – in the Graphic newspaper: other chapters, more especially addressed to adult readers, in the Fortnightly Review and the National Observer, as episodic sketches. My thanks are tendered to the editors and proprietors of those periodicals for enabling me to piece the trunk and limbs of the novel altogether, and print it complete, as originally written two years ago.” (T 3)

Cependant, Hardy apportera des modifications plus ou moins importantes lors de chaque nouvelle édition du roman, et ce jusqu’en 1919. C’est en 1912, pour la “Wessex edition”, qu’il effectuera son plus vaste travail de correction du texte : “The present edition of this novel contains a few pages that have never appeared in any previous edition.” (T 7)

482.

Michael Millgate perçoit dans Tess “the multiplicity of lightly invoked frames of pattern” (Shires, in Kramer, p. 156, cite Millgate, p. 269).

483.

J. Hillis Miller, Fiction and Repetition, p. 120.

484.

Casagrande, p. 199.

485.

Ibid., p. 199.