1. La Dame et le chevalier.

Tess et Jude – comme The Return of the Native ou The Well-Beloved , A Pair of Blue Eyes ou The Hand of Ethelbertha pour ne citer que ceux-là – pourraient se résumer par l’intensité des relations amoureuses qui y sont dépeintes. Que le sentiment soit mutuel ou qu’il engendre le dégoût, l’émotion est toujours particulièrement vive, touchant à l’intégrité même du personnage. Car chez Hardy, il en coûte d’aimer et d’être aimé, de même qu’il en coûte de désirer et d’être désiré. Ainsi, bien que Tess semble rejeter les assauts d’Alec, elle ne parvient jamais réellement à s’en défaire dès lors qu’il pose ses yeux sur elle. Par ce premier regard Alec fait d’elle l’objet de son désir. Cherchant toujours à s’y dérober, Tess s’éternise précisément dans cette position d’objet désiré toujours absent.

La relation entre Tess et Alec apparaît d’emblée de manière éminemment ambiguë :

‘A familiarity with Alec d’Urberville’s presence – which that young man carefully cultivated in her by playful dialogue, and by jestingly calling her his cousin when they were alone – removed much of her original shyness of him, without, however, implanting any feeling which could engender shyness of a new and tenderer kind. (T 64)’

Si Alec cultive soigneusement cette ambiguïté, Tess n’en est pas consciente et c’est la vision du narrateur qui nous éclaire. Elle ne perçoit pas clairement le désir d’Alec lorsqu’il lui offre des fraises dans un jeu subtilement érotique 507  :

‘“Nonsense !” he insisted; and in a slight distress she parted her lips and took it in.
They had spent some time wandering desultorily thus, Tess eating in a half-pleased, half-reluctant state whatever d’Urberville offered her. (T 44)’

Il lui faut subir le regard social 508 lorsque, assise dans le véhicule qui la ramène vers Marlott, les voyageurs font allusion aux roses qui ornent son chapeau et sa poitrine, pour qu’elle prenne conscience du danger que peut représenter Alec. Puis quand une épine vient faire perler une goutte de sang sur son menton, elle identifie cet incident comme un mauvais présage (T 48).

Pourtant elle obéira à la volonté de sa mère qui espère, en la renvoyant à Tantridge, faire d’elle une véritable d’Urberville. Cette rose cueillie dans le jardin des Stoke-d’Urbervilles et qui la blesse, bien plus que d’avertir d’un danger, préfigure l’épisode de la défloraison dans la forêt ancestrale. Tess ne peut échapper à ce destin qui à la fois la précède et l’attend. Ainsi que le suggère Irving Howe, l’épisode au cours duquel Tess autorise Alec à la suivre à cheval lors du second trajet vers Tantridge, bien qu’elle refuse de monter à ses côtés pour échapper à ses avances (T 59), éclaire un peu plus le jeu incertain qui s’instaure entre les deux personnages :

‘It is a clash of pride and purpose, and its suggestion that Tess is not quite indifferent to Alec’s commonplace charms adds a humanizing note: Tess is to be more than a stiff bundle of virtue 509 .’

L’héroïne touche le lecteur par sa naïveté qui lui permet d’être appelée “pure”. Le roman conserve les traces d’une écriture pastorale et romantique où la beauté du personnage reflète une pureté intérieure, où le méchant séduit mais paye aussi. Cependant la pureté de Tess est mise en doute par le texte qui refuse de qualifier la scène dans la forêt de viol : le lecteur n’a pas même droit au “delayed decoding 510 ” conradien. Il lui faudra se contenter d’un vide qu’il ne pourra couvrir que des lambeaux de sens que sème la narration dans le texte.

“The Maiden” (T 11) est désormais “Maiden No More” (T 79) . L’unique certitude du texte tient dans ces deux expressions que relient à la fois une multitude de mots décrivant la jeunesse de Tess et le silence de la narration sur le moment qui la marque du sceau tragique pour la faire entrer dans l’histoire en tant que sujet divisé et non plus seulement objet du désir. C’est ce statut d’objet que Tess semble vouloir recouvrer à tout instant dans le récit : tandis qu’elle accepte d’entrer dans le jeu de séduction initié par Alec, elle ne peut que s’enfuir une fois l’acte sexuel accompli – acte qui la désigne en tant que femme, en tant qu’autre, et l’oblige à adopter cette position subjective.

De même avec Angel, elle préfère se refuser au désir de son prétendant pour ne pas s’affirmer dans son rôle de femme. Ainsi, et malgré les recommandations de Mrs Durbeyfield, dès lors qu’elle épouse Angel, elle est contrainte de se dire toute. Cela signifie précisément qu’elle doit avouer la faille qui la constitue, cette blessure qui a fait d’elle une mère. La mort de l’enfant ne résout donc rien, car l’absence se fait présence :

‘So passed away Sorrow the Undesired – that intrusive creature, that bastard gift of shameless Nature who respects not the social law; a waif to whom eternal Time had been a matter of days merely; who knew not that such things as years and centuries ever were; to whom the cottage interior was the universe, the week’s weather climate, new-born babyhood human existence, and the instinct to suck human knowledge. (T 100)’

Comme “Little Father Time 511 ”, “Sorrow” n’est pas un personnage à part entière mais plutôt une fonction du texte qui évoque la douleur de l’héroïne. Le nom de ces enfants les exclut de la chaîne des êtres et ne les rend signifiants qu’en tant que symbole. Tandis que “Father Time” semble n’être qu’une pure conscience dénuée de toute sensibilité, “Sorrow” n’est guidé lui que par ses sens, étranger à toute pensée et à toute notion temporelle. Aussi Tess n’enfante-t-elle pas seulement dans la souffrance, mais cette souffrance est le fruit de ses entrailles. Elle met au monde la perte, une absence, un spectre.

Ainsi, même si le souvenir de la brève existence de “Sorrow” semble s’effacer peu à peu dans le texte, cette disparition n’est qu’un leurre 512  ; l’enfant refuse de plonger dans l’oubli et son souvenir ressurgit après le mariage. Et lorsque, à la fin du récit, Tess et Angel se retrouvent enfin seuls, Tess demande : « Who knows what tomorrow has in store ? » Et le narrateur répond : “But it apparently had no sorrow” (T 376). Or les apparences sont trompeuses et bientôt les amoureux seront confrontés à la réalité du monde extérieur et à ses lois.

Cependant, il semble à Talbothays que l’ardoise a été effacée et que la cicatrise s’est refermée, comme si “such a coarse pattern” laissait à nouveau place à “this beautiful feminine tissue” (T 77), à la pureté de la perfection. Tess y retrouve sa fraîcheur et ses allures de jeune fille. Telle est bien l’image qu’a Angel de la jeune femme :

‘“What a fresh and virginal daughter of Nature that milkmaid is,” he said to himself. (T 124)’

Pour ne pas briser le miroir 513 Tess choisit de prolonger indéfiniment le désir d’Angel et de demeurer pour lui un idéal inaccessible telle la Dame pour le chevalier. Elle est « l’objet féminin [qui] s’introduit par la porte très singulière de la privation, de l’inaccessibilité 514 . »

Angel n’a nulle conscience de ce qui se cache derrière l’objet de son désir. Il perçoit en elle “something which carried him back into a joyous and unforseeing past” (T 124). Il cède à une vision idéalisante qui fait de Tess l’héroïne possible d’une romance 515 , tout comme Jude avec Sue et Arabella. Cette méprise d’Angel permet à Tess de mettre en place le schéma de l’amour courtois et d’en conserver la trame jusqu’à la fin du roman, car « [d]ans ce champ poétique, l’objet féminin est vidé de toute substance réelle 516 . » Le sacrifice ultime de Tess serait une façon de concrétiser l’absence en échappant au temps, au regard social et autres conventions qui pourraient menacer l’amour unissant Tess et Angel. Il permettrait de centrer la lecture sur l’un des thèmes de l’amour courtois, « celui du deuil, et même d’un deuil jusqu’à la mort 517 . »

Mais l’ironie du texte se retourne ici contre les deux jeunes hommes qui ignorent combien Tess est en avance sur son âge et sur son temps par cette transgression de la loi sociale qui l’a faite mère. Leur incapacité à voir ce qui se cache derrière le voile, leur esprit ancré dans l’imaginaire et fermé au réel orientent le récit vers un dénouement tragique. Car Tess, au contraire, a entrevu le réel et devra y céder tôt ou tard, faisant s’effondrer les idéaux et les conventions de l’amour courtois.

Si son appartenance à Alec semble rappeler quelque peu la condition de la reine Guenièvre attachée à Lancelot mais mariée à Arthur, il est important de noter le renversement de la structure amoureuse : le lien du mariage chez Hardy se révèle secondaire car assujetti au lien primordial qui est d’ordre sexuel et charnel. La blessure infligée à Tess dans la forêt de ses ancêtres ne se referme pas et elle contamine l’idéal courtois. Le miroir poétique se brise, laissant alors filtrer une écriture tragique et moderne.

Ainsi, Tess osera trouver sa remplaçante en la personne de Liza-Lu, sa sœur, se positionnant alors comme un simple signifiant dans la chaîne et bloquant toute possibilité d’identification à un idéal  :

‘“She is so good, and simple, and pure… O Angel – I wish you would marry her, if you lose me, as you will do shortly. O if you would!”
“If I lose you I lose all… And she is my sister-in-law.”
“That’s nothing, dearest. [...] And Liza-Lu is so gentle and sweet, and she is growing so beautiful. O I could share you with her willingly when we are spirits! If you would train her and teach her, Angel, bring her up for your own self!… She has all the best of me without the bad of me; and if she were to become yours it would almost seem as if death had not divided us.” (T 380)’

Plus qu’une manière un peu naïve pour l’auteur de nous faire accepter la mort de Tess, ce tour de main évide le contenu romantique du texte. L’objet féminin ne se donne plus à voir comme un idéal stable, mais comme une matière malléable, une substance brute – « pure » – qui pourra devenir femme ou peut-être œuvre d’art pour un Pygmalion, par un travail qui se met en scène. Le statut de la femme comme autre est donc au cœur du roman : Tess demeure insaisissable et emporte son mystère dans la mort ; Angel et le lecteur doivent se contenter d’un « bout de femme » au prénom tronqué pour la remplacer dans l’univers symbolique de la représentation.

Ainsi, l’objet féminin a ici la même fonction que le mot « je » dans la définition qu’en donne Henri Meschonnic dans son ouvrage sur la modernité :

‘Ce terme n’a pas de référent. Fixe, objectif. Il a seulement un sujet. Dont il est plein. C’est le signifiant du sujet.
[...] Le sujet projette chaque fois les valeurs qui le constituent sur un objet qui ne tient que de cette projection, le temps de cette projection, et qui varie quand change le sujet 518 .’

“Tess” elle-même est un signifiant. La femme est ailleurs, dans le réel, et s’incarne tantôt en Tess, tantôt en Liza-Lu, entre vie et mort.

Ces mots qui précèdent de peu la mort du personnage la placent non seulement dans une perspective moderne, mais également tragique. Après avoir joué le rôle de la Dame, la voici devenue Antigone 519 , consciente de sa fin toute proche et préférant enfreindre les lois que de se plier à un ordre qui lui est étranger.

Notes
507.

Comme le note Lacan, « le pivot » de l’amour courtois était « [u]ne érotique » (« L’amour courtois en anamorphose », Séminaire VII, p. 174).

508.

Dans Jude , les deux protagonistes n’ont qu’une vague notion de l’indécence de leurs sentiments en tant que cousins. Ils ne prennent note des interdits que parce que la société les y oblige, comme lorsque Sue est contrainte de quitter l’école de Melchester ou que les enfants meurent car leurs parents n’ont pas trouvé leur place dans le tissu social.

509.

Irving Howe (Thomas Hardy , New York, Macmillan, 1967), in Tess , Norton, p. 421.

510.

Voir infra, p. 296, n. 53.

511.

Voir supra, pp. 29-30.

512.

Le mot “sorrow” réapparaît dans le texte à des moments où les autres personnages ne perçoivent nullement le caractère poignant d’une situation ou d’une anecdote. Ainsi, la détresse passée – “past sorrows” (T 195) – ne s’efface pas totalement dans l’esprit de Tess, même dans les beaux jours de son idylle avec Angel. C’est aussi le cas lorsque Dairyman Crick fait le récit de la colère d’une mère dont la fille a été humiliée (T 139).

513.

“The exchange Tess is implicated in from the start is one that requires to be kept at a distance, transformed into a figure, so that the narcissistic needs of her lover can be satisfied to the utmost.” (Bronfen, “Close encounters of a fatal kind”, p. 234)

514.

Lacan, « L’amour courtois en anamorphose », Séminaire VII, p. 178.

515.

Le terme est utilisé ici pour désigner une « pièce poétique simple, assez populaire, sur un sujet sentimental et attendrissant » (définition du Petit Robert).

516.

Lacan, « L’amour courtois en anamorphose », Séminaire VII, p. 179.

517.

Ibid., p. 175.

518.

Meschonnic, pp., 33-34.

519.

Voir infra, p. 221 et 224.