2. Amour courtois et tragédie.

Les histoires d’amour des héros hardiens les replacent dans la perspective de schémas antérieurs inscrits dans un passé historique ou encore dans un passé textuel que constituent les autres œuvres de l’auteur. Leur avenir n’est que la répétition de ce qui s’est déjà produit et tous les livres, selon Tess, ne font que redire la même histoire – une histoire qu’elle voudrait oublier :

‘“The best is not to remember that your nature and your past doings have been just like thousands’ and thousands’, and that your coming life and doings’ll be like thousands’ and thousands’.” (T 130)’

Car son nom est en quelque sorte l’un de ces « vieux livres » et porte l’empreinte de la fatalité : elle ne parvient pas à se défaire de la syllabe “UR” qui apparaît dans le nom de son père Durbeyfield et dans celui d’Alec D’Urberville. Avec Angel Clare , le “R”est libéré du “U” ancestral pour faire résonner le “E” [e] de Tess. Seulement jamais on n’entend le nom de “Tess Clare” et c’est bien celui des d’Urberville qui ne cesse de s’écrire dans le récit :

‘“Angel, I think I would rather not take – the name! It is unlucky, perhaps.” She was agitated.
“Now then, Mistress Teresa D’Urberville, I have you. Take my name, and so you will escape yours!” (T 190) ’

Avant même que le récit ne commence, le personnage est emprisonné dans les filets du tissu signifiant, et ce à cause du titre du roman :

‘The beginning of a novel is not its first sentence but its title. Obvious as this point may appear, it usefully reminds us that when we start reading the first paragraph we have already begun, and that the problem to be explored in the fictional text may already have been signalled : “the title,” observes Theodor W. Adorno, “is the microcosm of the work 520 ”.’

L’image de Tess se cristallise dans les mots du titre, l’empêchant de s’affranchir de la décadence des ses ancêtres et de ses parents. Annie Ramel évoque « l’aspect régressif de l’histoire dans Tess of the D’Urbervilles  » car le personnage féminin

‘effectue à rebours le parcours normalement suivi par l’enfant dans l’expérience de la castration symbolique. L’itinéraire tragique ramène au signifiant premier, le « S1 », qui est le Nom du Père ; il inverse l’ordre normal selon lequel se constitue la chaîne signifiante (S1, S2), dans lequel S1 est le signifiant premier (qui « prend la place du manque ouvert par le phallus en tant que –1 dans la batterie du signifiant »), « lieu inéluctable pour l’accrochage d’un second signifiant (S2) 521 . »’

La nuit passée avec Alec ne fait que mettre en relief les lettres déjà inscrites sur le corps textuel de Tess : après avoir été nommée prématurément “Tess of the D’Urbervilles”, elle le devient littéralement puisque Alec prend possession d’elle.

Ce qui compte dans le récit c’est le rapport sexuel 522 , la marque première sur le corps plutôt que l’acte de mariage : l’union entre Tess et Angel ne fait pas le poids face à celle scellée dans la chair entre Tess et Alec. Cela est tout aussi vrai pour Jude car Arabella devient sa femme à cause de l’acte sexuel qu’elle initie. Le nom, signe d’appartenance, s’inscrit au travers des corps pour faire ensuite lien social et marque l’échec de toute métaphore.

Hardy brouille les pistes : la transmission familiale et symbolique n’est pas uniquement affaire d’ordre social. La loi matrimoniale n’a déjà plus, dans cet univers, prééminence sur la relation sexuelle. Comme le souligne Jules Law, le narrateur de Tess prend à maintes reprises le parti de la nature :

‘Ostensibly as a consequence of the rape, a mood of fatalism descends upon Tess. The narrator suggests once again that this attitude can be repaired by her renunciation of social law and embrace of natural law [...] 523 .’

Le narrateur tente par exemple d’amoindrir la faute de Tess en rappelant que l’enfant n’est rien d’autre qu’un don de la nature dont les lois n’ont que faire de la bienséance sociale (T 100). Il ne perçoit pas cependant que la nature engendre tout aussi bien la tragédie car c’est elle qui régit le désir, le sexe, ou encore l’hérédité, avant que ces données ne soient codifiées.

Le mariage symbolise l’étroite relation entre nature et société. Le sexe y devient un devoir, la famille une institution parfois synonyme de pouvoir comme c’est le cas pour les Stoke-d’Urberville. Il apparaît ici encore que chaque ingrédient de l’écriture hardienne passe par les mailles du tissu social. Le sexe n’échappe pas à ce régime : “sexuality presents itself as a social problem in Hardy’s work 524 .” De même, le corps de Tess n’est jamais représenté uniquement comme un objet de désir pour Angel ou Alec, mais le parcours de l’héroïne ne cesse de l’intégrer dans un processus social et historique. Ainsi la béance ouverte lors de la défloraison de Tess n’est pas dite charnelle ou intime, mais « sociale » (“social chasm” T 77). Plus tard, Alec a recours aux croyances religieuses pour faire barrage à son désir pour Tess. Enfin, lorsqu’elle raconte son passé à Angel après le mariage, il ne la voit plus en tant qu’individu mais en tant que représentante de la dynastie déchue et décadente des D’Urberville :

‘“I think that parson who unearthed your pedigree would have done better if he had held his tongue. I cannot help associating your decline as a family with this other fact – of your want of firmness. Decrepit families imply decrepit wills, decrepit conduct. Heaven, why did you give me a handle for despising you more by informing me of your decent! Here was I thinking you a new-sprung child of nature: there were you, the belated seedling of an effete aristocracy!” (T 229-230) ’

La personne de Tess ne se résume donc pas à son histoire personnelle ni à ses sensations propres. Sa vie relève autant, et peut-être même plus, de la sphère du public 525 que du privé ; son corps est corps politique :

‘Neither the body as a fully disciplined product of ideology nor the body as a remainder beyond ideology quite describes the paradoxical body of Tess Durbeyfield, which is continually decomposed and refigured over the course of the novel. Hers is a political body, for it is a body whose destiny is actively and endlessly contested – not the least by Tess herself 526 .’

Selon Jules Law, la narration tend à souligner l’opposition entre ces deux lectures du corps de Tess, alors que celle-ci interprète sa destinée de manière intuitive dans une perspective historique au début du roman – une perspective qui est proche de la vision autoriale d’un monde entièrement socialisé 527 :

‘One of the tragedies of the novel is clearly that Tess eventually capitulates to the text’s binary logic, and accepts the philosophical framework suggested by the narrator [...] 528 .’

Elle prend progressivement conscience de ce qu’elle est et paraît être :  “I am only a peasant by position, not by nature” (T 229) dit-elle à Angel. A l’image du monarque en qui la tradition anglaise distinguait un corps naturel et un corps politique, Tess doit se soumettre au regard social qui la divise et l’empêche de se libérer du signifiant maître que constitue le nom des D’Urberville.

Le regard social condamne Tess qui se situe à la fois dans le champ de la représentation et hors-champ. Elle est l’idéal féminin pour Angel et Alec, mais cet objet de désir est trop pour eux : le corps de Tess ne s’apprivoise pas. Le langage ne peut le réduire à un signifiant. C’est un corps présent et absent, un corps qui fait trace. Lorsque la tragédie s’achève, elle demeure un point aveugle et mouvant dans le texte, “a black flag” (T 384) qui laisse filer le sens.

Si le regard social fige Tess en la condamnant à mort, il permet aussi au personnage féminin d’être véritablement élevé au rang de la Dame inquiétante de l’amour courtois quoiqu’elle cède à plusieurs reprises au désir de l’autre. Car elle devient alors une présence spectrale dans le texte, le lieu où s’engouffre le regard, l’espace où résonne une voix. Comme Jude, elle offre la possibilité qu’autre chose se dise : une voix étrangère à la bienséance sociale qui condamne l’adultère et le sexe, étrangère aussi à l’hégémonie du Nom-du-Père.

Angel ne voit en Tess que la beauté de la Dame, sans comprendre que derrière le voile menace le réel. Une telle interprétation, que nous avons qualifiée de méprise 529 , était à l’origine le ressort même de l’écriture poétique dans la tradition courtoise. Ce ressort, Lacan l’appelle

‘la visée tendancielle dans la sublimation, à savoir que ce que demande l’homme, ce qu’il ne peut faire que demander, c’est d’être privé de quelque chose de réel 530 . ’

Cette sublimation qui procède de l’amour courtois s’opère dans un contexte particulier où la femme n’est « rien d’autre qu’un corrélatif des fonctions d’échange social, le support d’un certain nombre de biens et de signes de puissance 531  ». L’amour courtois a alors pour fonction de faire lien social :

‘cet idéal s’est trouvé au principe d’une morale, de toute une série de comportements, de loyautés, de mesures, de services, d’exemplarités de la conduite 532 .’

Dans ce type de poésie médiévale, la femme est donc réduite à l’état d’objet, et plus précisément d’objet absent. Or l’époque victorienne n’a pas encore affranchi la femme et, comme le souligne Jakob Lothe, “Tess was a critique of the suppression of women in male-dominated Victorian society 533 ”. Hardy, en créant Tess, parvient à mettre en lumière « quelque malaise dans la culture » comme les troubadours au Moyen-Age, lorsque la « création de la poésie consiste à poser, selon le mode de la sublimation propre à l’art, un objet que j’appellerai affolant, un partenaire inhumain 534  ». Dans le roman de Hardy, cet objet affolant – la Dame – s’appelle Tess ; mais l’érotisme, plutôt que de faire lien social en dépeignant une image magnifiée de la femme, réaffirme la domination du pouvoir phallique, et l’acte de sublimation se résume à une méprise : l’amour courtois se trouve transposé dans une écriture moderne.

Ainsi, Hardy utilise et mélange les genres pour permettre à son récit d’entrer avec lui dans l’ère de la modernité. A travers le personnage de Tess – à la fois séduisante et terrifiante, pure et meurtrière, femme et enfant, noble et paysanne – l’auteur diffuse dans le texte une voix qui dissone avec la narration. Dans l’espace entre les voix s’inscrit la trajectoire tragique de l’héroïne qui, à l’image d’Antigone dont le lieu est l’entre-deux mort, évolue au cœur d’une écriture pouvant aller du dogmatisme à l’anticonformisme, du réalisme au romantisme. Le roman s’offre à différentes interprétations afin de ne jamais être enfermé dans aucune de ces catégories narratives, tout comme Tess se révèle mi-ange mi-démon, tout à la fois se soumettant et échappant au Nom-du-Père par sa mort. En cela, Hardy applique bien entendu la définition aristotélicienne de la tragédie, mais il souligne aussi l’inadéquation radicale entre le sujet divisé et l’ordre social. Ce décalage trouve une expression sans doute plus flagrante encore dans Jude the Obscure.

Notes
520.

Lothe, in Tysdahl, p. 79, cite Theodor W. Adorno, “Titles”, in Notes to Literature, vol. 2, New York, Columbia University Press, 1992, p. 4.

521.

Ramel, p. 58, cite Nestor Braumstein, La jouissance, un concept lacanien, Paris, 1992.

522.

L’expression « rapport sexuel » est entendue ici au sens courant. Car selon la formule lacanienne : « Il n’y a pas de rapport sexuel » (G. Miller, p. 77, cite Lacan), le terme de « rapport » étant ici « à entendre au sens d’harmonie, de complémentarité entre les sexes » (Ibid. , p. 77). S’il y a complémentarité entre les personnages de Hardy, cette harmonie est inlassablement détruite par les contraintes sociales, les « réticences conventionnelles » dont la plus élégante fut « l’amour courtois » (Ibid. , p. 81). Dans une certaine mesure donc le rapport sexuel n’existe pas plus chez Hardy que chez Lacan, « sauf imaginairement, dans l’amour, où le sujet pourra vivre les mirages d’une fusion, d’une complétude avec l’autre » (Ibid. , p. 90).

523.

Law, p. 255.

524.

Ibid., p. 267.

525.

Dans Jude , le protagoniste obéit à la loi que constitue pour lui la volonté de Sue, lui attribuant par là une fonction sociale qui va au-delà de sa position subjective.

526.

Law, p. 267.

527.

Ibid., p. 252 : “One might almost call Tess’s interpretations intuitive – since they are rarely privileged with explicit articulation in the text – except for the fact that these interpretations tend to distinguish themselves from the narratorial ethos precisely by offering social as opposed to ostensibly natural or instinctual explanations for her behavior.”

528.

Ibid., p. 252.

529.

Voir supra, p. 214.

530.

Lacan, « L’amour courtois en anamorphose », Séminaire VII, p. 179.

531.

Ibid., p. 176 (voir infra, p. 389, n. 257).

532.

Ibid., p. 174.

533.

Lothe, in Tysdahl, p. 84.

534.

Lacan, « L’amour courtois en anamorphose », Séminaire VII, p. 180.