La trajectoire du protagoniste de Jude se singularise par l’inévitabilité de la transgression. Le récit s’obstine dans un anticonformisme choquant à l’époque où Hardy écrit. Non seulement, dès sa plus tendre enfance, Jude doit-il traverser le champ interdit et désobéir à sa tante pour assouvir son premier désir : voir Christminster. Mais il épouse ensuite une femme légère, “a careless woman” (J 52), ayant consommé le mariage avant même de passer devant l’autel. Tantôt le personnage cherche à atteindre une sphère intellectuelle qui le rejette à cause de son rang social :
‘[...] judging from your description of yourself as a working-man, I venture to think that you will have a far better chance of success in life by remaining in your own sphere and sticking to your trade than by adopting any other course. (J 140)’Tantôt il s’abaisse en acceptant un travail qui ne requiert pas le savoir-faire qu’il a acquis – “It was a lower class of handicraft than were his former performances as a cathedral mason” (J310) – ou ense vouant à une femme qui ne le mérite pas :
‘The maid-servant recognized Jude, and whispered her surprise to her mistress in the background, that he, the student, “who kept hisself up so particular,” should have descended so low as to keep company with Arabella.” (J 52, je souligne) ’Dans tous les cas, Jude est là où il ne devrait pas, il n’a pas de véritable port d’attache 564 et s’en trouve réduit à vivre dans l’éternelle quête d’un idéal qui n’existe pas, dans le sillage d’un désir perpétuel et à jamais inaccessible si ce n’est dans la mort.
Désir et pulsion de mort se côtoient donc, l’interdit faisant là point de capiton. Cette tendance à franchir les limites pour atteindre un idéal qui serait la jouissance toute, l’union du même au même, s’illustre particulièrement dans la relation des deux protagonistes. Sue autorise Jude à l’aimer d’un amour qui dépasse le lien familial (J 186) ; elle évoque et réfute en même temps l’idée d’un mariage :
‘“I have recognized that the cousinship was merely nominal, since we met as total strangers. But my marrying you, dear Jude – why of course, if I had reckoned upon marrying you I shouldn’t have come to you so often!” (J 188, je souligne).’Elle dissimule ses propres sentiments derrière des arguments contradictoires que Jude ne peut ou ne veut décoder. Sue apparaît quelque peu manipulatrice ici, mais néanmoins partagée entre son propre désir et la peur du regard social :
‘“Well – somebody has sent them baseless reports about us, and they say you and I ought to marry as soon as possible for the sake of my reputation!” (J 188, je souligne).’Quant à Jude, il retarde le moment où il parlera d’Arabella pour voler des instants d’intimité avec Sue dans un entre-deux qui évite la reconnaissance ou la violation des interdits dont Jude a pourtant dressé la liste plus tôt dans le roman et qui anéantissent tout espoir de mariage avec sa cousine (J 107). Il souhaite se contenter de voir Sue, comme si une jouissance scopique pouvait répondre au désir sans qu’il y ait lieu de transgresser la moindre loi :
‘By every law of nature and sex a kiss was the only rejoinder that fitted the mood and the moment, under the suasion of which Sue’s undemonstrative regard of him might not inconceivably have changed its temperature. Some men would have cast scruples to the wind, and ventured it, oblivious of both Sue’s declaration of feelings, and of the pair of autographs in the vestry chest of Arabella’s parish church. Jude did not. He had, in fact, come in part to tell his own fatal story. It was upon his lips; yet at the hour of this distress he could not disclose it. He preferred to dwell upon the recognized barriers between them. (J 189)’Les corollaires de la loi qui fixe les interdits sont la voix – les commérages – et le regard comme acte social. Dans les quelques passages cités ci-dessus, les mots et en particulier les verbes faisant référence au visuel sont nombreux 565 et évoquent bien entendu l’attachement des personnages au jugement de la communauté.
Par exemple, l’opinion de Gillingham reflète celle de la société bien-pensante : il se moque de Phillotson qui défend la légitimité de la demande de Sue – “Matriarchy!” s’écrie-il (J 277) – et ne perçoit en elle qu’une capricieuse qui aurait besoin d’une bonne correction (J 278). Il est extrêmement attentif au respect de la morale : “Good God – what will Shaston say!” (J 227) s’inquiète-t-il. Puis il énonce nettement ses craintes devant Phillotson :
‘“If you make a fuss it will get into the papers, and you’ll never be appointed to another school. You see, they have to consider what you did as done by a teacher of youth – and its effects as such upon the morals of the town; and, to ordinary opinion, your position is indefensible. You must let me say that.” (J 295)’Gillingham n’est pas le seul à souligner l’importance du discours moral, qui est bien affaire de voix (“in the papers”, “say”) et de regard (“you see”). Peu avant cette dernière scène, le responsable de l’école où travaille Phillotson se met à l’écart pour parler avec l’instituteur, “out of earshot of the children” (J 294). Cependant la jeune domestique de Phillotson, “who was a schoolgirl just out of her standards” (J 294), a vu et entendu ce que les gens respectables voudraient garder secret et elle est capable d’expliquer en détail les données de l’histoire entre Sue, Jude et Phillotson.
La voix et le regard sont les instruments de la condamnation des personnages et vont lourdement influencer l’attitude de Phillotson. Ainsi, au moment du départ de Sue, le maître d’école se plie au jeu des apparences : “[he] was obliged to make an appearance of kissing her” (J 280). Ce jugement moral d’une société patriarcale va lentement remodeler son personnage, lui donnant à nouveau l’allure d’un homme peu attractif et casanier, et effaçant les traces d’un anticonformisme que sa rencontre avec Sue avait pu déposer sur son personnage.
De même, lors du scandale à la “Training School” de Melchester, Sue et Jude avaient été la cible d’un coup d’œil indiscret lancé derrière une fenêtre : “a head was thrust out of an upper window of his lodging and quickly withdrawn” (J 186). Un tel regard déclenche l’exclusion de Sue de son école et précipite son mariage avec Phillotson, car il devient nécessaire pour la jeune fille de sauver les apparences. Les personnages de Jude sont pris dans une société légaliste où le texte de loi est tout puissant. Ils sont épiés ou sermonnés par les divers représentants de cette loi – comme c’est le cas pour Jude avec le professeur Tetuphenay ou de Phillotson face aux notables de Shaston.
Le regard comme indiscrétion et moyen de contrôle se ligue avec le langage pour éditer la loi. La voix est ici toute proche de la lettre, ne laissant pas de place à l’émergence d’un sujet divisé mais figeant les êtres dans des fonctions définies par la morale. Ainsi le mariage avec Arabella a une valeur légale qui exclut toute possibilité d’union entre Sue et Jude ; leur relation entre ces deux derniers est au contraire illégale, immorale et les condamne à une mort sociale. Phillotson, en figure de la loi qui échoue, est lui aussi réduit à l’exclusion. Son retour à Marygreen, loin de ses rêves universitaires, est l’emblème sa déchéance. Quant à Jude, sa mort à l’écart des réjouissances de Christminster souligne son isolement.
Car le protagoniste embrasse l’autre versant de la voix et du regard. Il choisit par exemple d’aller vivre à Melchester uniquement dans le but d’être plus proche de sa bien-aimée cousine, malgré une conscience aiguë de la censure. Et l’on connaît le choix ultime du protagoniste qui, écoutant une voix qui lui est propre, reste sourd au bruit social évoqué par les réjouissances de “Remembrance Day”. Il avoue d’ailleurs que le poids des interdits a effectivement attisé son amour pour Sue 566 . La jeune femme affirme cela sous une forme plus dogmatique encore, protestant que l’amour n’est possible que sous le joug de l’interdiction et non du devoir qu’implique le mariage :
‘“it is foreign to a man’s nature to go on loving a person when he is told that he must and shall be that person’s lover. There would be a much likelier chance of his doing it if he were told not to.” (J 308)’Comme le désir, l’amour se soutient de l’absence que précisément la loi et l’interdit garantissent. C’est bien un tel schéma qui sous-tend le récit de Tess : l’impossibilité du rapport sexuel – le décalage inévitable entre deux sujets qui pourtant se cherchent l’un l’autre – dépasse le modèle courtois car la poésie du texte se teinte de notes sombres et tragiques. Ainsi l’objet féminin chute à la fin, réduit à l’état d’objet : l’histoire de la vie de Tess se réduit désormais au flottement d’un drapeau noir. Quant à l’ultime sacrifice de Sue, il la rabaisse au rang d’objet : d’une part sa douleur est mise en scène, d’autre part son retour spectral dans le texte au travers du signifiant “she” la garde soumise à la lettre.
Le sacrifice de Tess la revêt d’une dignité qui n’est pas accordée à l’autre jeune femme car il relève de l’amour, il est un don à l’autre et non un abandon au grand Autre. Tess, comme Jude, a la grandeur d’Antigone. Cependant, comme Sue, elle refuse d’être divisée : seul Jude a le courage d’accepter sa condition de sujet et transcende le tragique, prêtant sa voix à une parole qui se fait sourire lorsque la mort le saisit. Si Tess hante la fin du texte par une présence spectrale qui se dessine derrière le personnage muet de Liza-Lu, elle perd la parole en devenant objet regard et entraîne l’autre – ceux qui la regardent, “[t]he two speechless gazers” (J 384) – dans cette perte.
Tess rejoint la matière, car elle se trouve réifiée par le travail de l’écriture qui la fige dans un silence éternel. En cela elle est bien fille de la nature et plus précisément de la terre qui,
‘dans ses profondeurs matricielles, est obscure, menaçante, étouffante ; elle est souterrain et tombe, réceptacle de la mort aussi bien que source de la vie, lieu de l’origine et lieu du retour interdit, sauf pour l’éternité du cimetière 567 .’La logique naturaliste rejoint ici l’écriture de la fatalité ; la circularité du récit de Tess dans lequel l’héroïne partage la destinée de ses illustres ancêtres annonce le retour de Jude à l’origine de son désir : Christminster – un retour qui ne peut conduire qu’à la mort.
Tess qui veut jouir pleinement du bonheur retrouvé avec Angel sait que le temps et le va-et-vient du désir empêchent la jouissance :
‘“It is as it should be!” she murmured. “Angel – I am almost glad – yes, glad! This happiness could not have lasted – it was too much – I have had enough; and now I shall not live for you to despise me!” (T 381-382)’Elle reconnaît et rejette à la fois la fracture qui engendre le sujet. Sa quête s’oriente vers un état de plénitude, de fusion totale où l’autre se confondrait avec le sujet comme dans la relation entre la mère et l’enfant, car elle sent que le regard que l’autre – ici Angel – pose sur elle la condamne : le désir d’Alec l’aliène totalement, faisant d’elle un objet sexuel et ornemental, un signe extérieur de richesse.
Sa quête – si quête il y a dans cette histoire qui semble mener le personnage par le bout de son nez jusqu’à une fin tragique – est duelle : elle veut échapper à son nom qui lui dicte un parcours la ramenant vers les d’Urberville, c’est-à-dire soit vers le cimetière de Kingsbere où reposent ses ancêtres, soit vers le personnage artificiel et convenu d’Alec pour qui le nom de d’Urberville n’est qu’un autre signe extérieur de richesse, le signifiant de sa réussite sociale et non de son histoire. Aussi tente-t-elle de refaire sa vie à Talbothays, puis avec Angel. Mais parallèlement elle ne peut s’empêcher de se considérer comme une véritable d’Urberville 568 et elle accepte son sort comme le juste achèvement d’une vie forgée sur le modèle de ses illustres prédécesseurs.
Dans Tess , la voix est d’abord ce nom qui ne cesse de faire retour dans le texte et qui attire le regard du lecteur avant même qu’il n’ouvre le roman. Ce nom fixe la limite entre Tess en tant que sujet – statut auquel elle n’accède que pour mieux le rejeter en choisissant de mourir – et Tess en tant qu’objet du désir d’Alec 569 . La voix de la loi ancestrale se mêle à la tradition d’une transmission orale de l’histoire. Au premier chapitre de Tess , le révérend s’adresse à John Durbeyfield avec désinvolture, du haut de son cheval :
‘“Good-night, Sir John,” said the parson.Le révérend ne perçoit pas que sa voix se fait porteuse d’une loi plus réelle encore que la lettre de la loi sociale ; car c’est bien dans le réel de la chair que Tess reçoit l’inscription du nom paternel lorsque Alec inflige une irréversible cicatrice à son corps vierge. Tess sera donc inévitablement divisée entre sa pureté virginale et la marque de l’histoire familiale. Rejetant obstinément cette fracture elle est tantôt revêtue de l’innocence d’une enfant de la nature, tantôt soumise au désir d’Alec. Elle devra donc s’affranchir de ces signes pour rester « pure » et, par là, ne pourra pas accéder au même statut que Jude.
Les deux romans diffèrent donc dans leur présentation de la loi. Si dans les deux textes elle est toute-puissante et voue les personnages qui s’y opposent à l’anathème, il semble que dans Tess l’ordre est régi par un pouvoir impalpable, par le célèbre “Immanent Will” informe et inaccessible. Dans Jude , cette présentation abstraite de la loi et de la fatalité – quoique toujours perceptible dans l’insistance sur l’histoire des Fawley par exemple – fait place à une vision plus froide et lucide du social qui semble occuper l’espace laissé vide par la mort de Dieu 570 . De manière significative, Tess se termine par la référence à Eschyle et ses dieux, tandis que c’est la pragmatique Arabella qui clôt l’autre roman 571 .
Cette dernière est un personnage complexe qui à la fois se joue des interdits et renforce le pouvoir phallique qui sous-tend l’ordre communautaire. Nous avons déjà souligné combien son rôle est essentiel au fonctionnement de la tragédie, et cela pourrait bien être dû à cette relation ambivalente qu’elle entretient avec la loi. Car c’est peut-être dans les moments où celle-ci se désagrège que l’intention de l’auteur se dessine plus clairement derrière l’écriture hardienne.
De retour à Marygreen après la mort de sa tante, Jude n’est pas perçu comme un enfant du pays : “[…] he was almost a stranger here now.” (J 260)
Ces mots apparaissent en gras dans ces paragraphes (voir supra, pp. 231-232 [J 52, 188-189, 310]).
Voir supra, p. 190.
Henri Mitterand, Zola et le naturalisme, p 74.
Elle souhaite parler à Angel de ses nobles origines afin d’attirer son estime (T131). Elle le fera plus tard, espérant retarder le mariage (T 181). Cet aveu ne fera qu’aggraver sa faute aux yeux d’Angel lorsqu’elle lui racontera son passé au soir de leur mariage.
Alec recherche en Tess à la fois la femme idéale – celle qu’il appelle “my beauty” (T 45) et dont les lèvres ont la douceur d’un bouton de rose (“her rosy lips” T 45) –, et son origine puisqu’elle est la descendante des vrais d’Urberville. Il ne perçoit pas cependant qu’elle est aussi peu une authentique d’Urberville qu’il ne l’est lui-même.
Nous avons déjà fait allusion à une hypothétique influence de Nietzsche sur l’écriture de Hardy, voir supra, pp. 69-70.
Cette nuance entre Tess et Jude fait écho à la différence de ton entre les pièces d’Eschyle à l’inspiration religieuse et celles de Sophocle qui donne la prééminence aux personnages dans ses tragédies de caractère, du terme « ethos » employé par Aristote afin de désigner « ce qui manifeste un choix délibéré », « une donnée que manifeste l’histoire elle-même : action et parole » (Aristote, Notes p. 261).