Dans le dernier roman de Hardy, un des personnages secondaires frappe par sa modernité, son mode de vie étant plus proche des pratiques contemporaines que de la morale victorienne. Il s’agit évidemment d’Arabella dont on a déjà dit qu’elle était l’instrument de la tragédie 572 . Elle est l’ombre qui demeure toujours menaçante dans le récit, la pierre qui fait trébucher le protagoniste et éclaire le lecteur sur les faiblesses de Jude.
Face à ce dernier, Arabella apparaît en femme maîtresse : elle le séduitet mène le jeu à l’image d’Alec 573 . Ses amies ne peuvent s’empêcher de mettre en lumière son côté manipulateur :
‘“O Arabella, Arabella; you be a deep one! Mistaken! Well, that’s clever – it’s a real stroke of genius!” (J 69)’Elle est une image inversée et machiavélique de Tess, jamais menacée par la tragédie car elle est tout entière dans le symbolique : elle tient les rênes de la chaîne signifiante quand Tess en subit le mouvement. C’est elle par exemple qui décide de ses mariages ou qui choisit de quitter le foyer conjugal :
‘A line written by his wife on the inside of an old envelope was pinned to the cotton blower of the fireplace:Son adhésion à l’ordre symbolique est d’autant plus nette qu’elle attache une importance considérable à l’argent. C’est en des termes financiers qu’elle gère son divorce puis son mariage avec Cartlett et enfin son remariage avec Jude 574 . Arabella cherche à maîtriser le flux et le reflux des objets qu’elle désire : elle est bonne connaisseuse en matière d’alcool et peut citer “three or four ingredients that she detected in the liquor beyond malts and hops, much to Jude’s surprise” (J 52) ; elle aime parler et utilise souvent le langage à des fins mensongères.
L’argent, l’alcool et le langage sont des substituts de la Chose et viennent en combler le manque. Arabella se satisfait de ces succédanés – auxquels peuvent s’ajouter la tresse et les fossettes artificielles – et choisit ainsi de rester aveugle au trou dans le réel. L’oralité est exacerbée chez ce personnage : Jude la retrouve à Christminster où elle est serveuse dans une taverne, puis elle travaille à Londres avec son mari australien dans une auberge où elle vend de l’alcool et espère gagner encore plus d’argent, “already doing a trade of ₤ 200 a month, which could easily be doubled” (J 229). Avant de devenir Mrs Fawley, elle avait également travaillé comme serveuse dans un bar à Aldbrickham :
‘“Well, not exactly a barmaid – I used to draw the drink at a public house there – just for a little time” (J 68).’Elle cherche à obtenir les objets de son désir et son corps est un outil dans cette quête. Si elle s’offre à Jude, c’est pour mieux le posséder :
‘“But I want him to more than care for me; I want him to have me – to marry me! I must have him.” (J 56)’Son corps est morcelé à l’image du morceau de chair de cochon qu’elle lance à Jude pour attirer son attention. Sa poitrine est souvent mentionnée et semble être une incessante source de malaise pour Jude, que ce soit lorsqu’elle y dissimule un œuf enveloppé dans de la peau de cochon (J 63) ou lorsque le protagoniste voyage en train avec Sue, si différente de l’autre femme (J 224). Les artifices auxquels Arabella a recours sur différentes parties de son corps – ses joues, ses cheveux – forment une sorte d’écriture ; ils sont tels des mots qui, dans le langage, peuvent changer de sens selon le contexte, donner naissance à une phrase, être déplacés ou encore modifiés par le ton de la voix. Arabella utilise son corps comme elle utilise le langage, c’est-à-dire telle une arme afin de parvenir à ses fins : couvrir le réel de son corps de parures artificielles et séduire l’autre.
Ce lien entre corps et langage est perceptible au travers de l’attitude des serveuses dans le bar où travaille Arabella :
‘The faces of the barmaidens had risen in colour, each having a pink flush on her cheek; their manners were still more vivacious than before – more abandoned, more excited, more sensuous, and they expressed their sentiments and desires less euphemistically, laughing in a lackadaisical tone, without reserve. (J 218) ’Les paroles sont alors le prolongement du langage du corps en tant que corps socialisé.
Ce commentaire sur Zola suggère que les gens du peuple évoquent ou permettent d’évoquer la réalité du corps sans excès de retenue :
‘Dévoilant le corps, [Zola] dévoilait le peuple, et inversement. Car le corps, c’est le peuple, et le peuple, c’est le corps. Les gens bien éduqués ne parlent ni de l’un ni de l’autre 575 .’Cependant, sous des apparences licencieuses, le peuple que décrit Hardy respecte certaines lois. Dans Tess , les jeunes filles refusent de s’exposer au regard des gens, même si c’est pour se rendre ensuite dans un endroit où l’alcool coule à flot 576 . Ce maniement des codes ne laisse pas de place au corps réel mais à un corps sensuel et fétichisé, se donnant par petits bouts dans un jeu de séduction et de pouvoir. Chacun des attributs de ce corps socialisé renvoie non pas « à ce qui est derrière le voile » mais constitue « un objet fascinant inscrit sur le voile 577 ».
Arabella est donc, dans une certaine mesure, la représentante de ceux qui ne questionnent pas la validité de l’ordre social, acceptent la superficialité de ses codes et s’en accommodent parfois. Cependant sa propension à la manipulation est quelque peu caricaturale et d’autant plus dérangeante que, au contraire d’Alec 578 , elle s’en sort indemne. Les gens du peuple chez Hardy n’ont d’autre choix que de rester aveugles et sourds aux rouages qui ébranlent la machine sociale ou de tenter d’enrayer ces engrenages au prix de leur vie.
Le personnage d’Arabella est l’insigne d’une oralité pervertie : malgré ses formes généreuses et attractives, elle n’est pas du côté des femmes. La voix n’a pas chez elle la fonction d’objet, elle ne chute pas et ne permet donc pas la transmission orale d’un autre savoir. Elle est plutôt porteuse du désir de domination du personnage, dans la perspective d’une oralité dévoratrice. Arabella est une femme phallique. Elle est le signe de l’Autre qui dévore, capable de s’exprimer posément, “in a curiously low, hungry tone of latent sensuousness” (J 56).
A l’image de Diane dans le mythe d’Actéon, Arabella se laisse regarder pour mieux subjuguer l’autre et le soumettre à son propre désir. Jude devient alors l’objet dévoré 579 , réduit au même statut que l’argent recherché par Arabella dans ses manœuvres maritales. A la fin du roman, celle-ci peut contempler à loisir le corps de Jude : “He's a ‘andsome corpse” commente-t-elle (J 488). Le narrateur quant à lui s’arrête sur “the marble features of Jude” (J 489).
C’est Arabella qui dicte son désir et jouit de l’objet qu’elle possède : Jude. Pour parvenir à ses fins elle use d’artifices, organisant toute une mise en scène – “her strategy” (J 459) – à l’aide de son père pour en arriver au remariage, en essayant de se montrer sous son meilleur jour :
‘“Well, we’ve been waiting for certain legal hours to arrive, to tell the truth,” she continued bashfully, and making her spirituous crimson look as much like a maiden blush as possible. (J 456) ’Ses manigances sont telles « le voile qui les [les femmes] fait phallus et où leur jouissance n’est pas-toute prise 580 ».
Le phallus, c’est le manque qui constitue la femme. Arabella se le fabrique, capable à la fois de s’inscrire en creux dans le récit – s’inventant des fossettes ou portant le deuil – et en excès – revêtant la postiche phallique que constitue la tresse ou dévoilant ses formes généreuses. Elle est capable de se travestir en jeune fille innocente, en veuve éplorée, en dévote ou encore en séductrice dans le but de rester aux commandes de la situation sans jamais avoir à faire de concessions à l’autre :
‘Arabella, like Alec d’Urberville, had that in her which resisted full consummation, wanted only to enjoy herself in contact with the male. She would have no transmission 581 .’Elle ne désire pas d’enfant, est incapable d’aimer le fils qu’elle a avec Jude, et utilise la maternité comme un autre voile, un leurre de plus. Elle recherche en réalité la jouissance, cette jouissance féminine qui pétrifie l’autre et le soumet à la loi de la castration. Elle est la mère phallique qui séduit mais n’engendre pas de descendance :
‘Comme nous l’indiquent les textes, et les observations aussi, il s’agit de l’être au monde qui sur le plan du réel, aurait le moins lieu de se présumer châtré, à savoir la mère […] Le fait qu’elle se propose comme objet du désir, l’identifie de façon latente et secrète au phallus, et situe son être de sujet comme phallus désiré, signifiant du désir de l’Autre 582 .’Lawrence souligne ce refus de la part d’Arabella de donner à Jude la place de l’homme dominateur et elle devient, en termes lacaniens, le symbole, non pas de la femme toute, mais de la jouissance féminine – de « l’Autre absolu 583 » – qui demeure inaccessible et interdite à l’homme :
‘She sees in him a male who can gratify her. She takes him, and is gratified by him 584 .’Lawrence ajoute que cela fait de Jude un homme. Il me semble plutôt que la conséquence en est une plus nette marginalisation de Jude qui s’affirmera peu à peu en dehors de la loi.
Arabella réfute par son existence, par ses faits et gestes, le Nom-du-Père dans un « déni inconscient de la loi » :
‘La dénégation de la castration est alors corrélative de la toute-puissance d’un phallus imaginaire à l’endroit précis où le pervers « sait » qu’il n’est pas réellement, à l’endroit de la mère. Son savoir devient sa loi : déniée l’une comme l’autre dans le registre du « peut-être » ou du « comme si ». Un tel sujet ne tombe sous le coup d’aucune loi. Il est constitué par ce qu’il sait et fait ; et non plus par l’interdit qui l’articule aux choses et aux êtres 585 .’Arabella est une figure perverse qui contourne et manipule l’ordre établi. Elle s’attribue par là le phallus qui n’est
‘pas du tout identique à l’organe en tant qu’appartenance du corps, prolongement, membre, organe en fonction [mais plutôt] un simulacre, un insigne, un objet substitutif 586 . ’Arabella est donc une figure de la mère castratrice 587 qui subjugue Jude. Nous avons fait allusion plus haut à la dimension perverse du personnage de Sue 588 qui séduit, elle aussi, le protagoniste et épouse le père symbolique. Jude se fait alors le porte-parole de Hardy qui dépeint le plus souvent des femmes manipulatrices :
‘Was it that they were, instead of more sensitive, as reputed, more callous, and less romantic; or were there more heroic? Or was Sue simply so perverse that she wilfully gave herself and him pain for the odd and mournful luxury of practising long-suffering in her own person, and of being touched with tender pity for him at having made him practise it? (J 208)’Pourtant la position des deux personnages féminins est très différente. Suerefuse d’être divisée et reste soumise à un imaginaire qui la conduit finalement à une forme de mysticisme et au sacrifice. Arabella, au contraire, se contente de ce qu’elle est mais pas de ce qu’elle a car elle ne veut pas voir le vide qui l’entoure et doit sans cesse boucher les trous qui risquent d’apparaître dans sa réalité : après l’échec de son mariage, elle part en Australie où elle trouve un nouveau mari ; veuve, elle s’empresse de se réapproprier Jude. Son refus de la perte la pousse à ne pas reconnaître l’enfant comme le fruit de ses entrailles. Elle se tient du côté du tout, du plein et de la possession. Tandis que Sue se soumet à la loi phallique, Arabella en tient les rênes.
Le fait qu’elle reste présente à la fin du roman et donne le dernier mot est significatif. Elle sait modifier le cours des événements afin que la situation réponde à ses désirs ; elle et Vilbert sont des acteurs sociaux, utilisant les forces de la nature aussi bien que celles de la société pour construire leur univers. Que cet univers soit constitué de semblants – d’un faux savoir pour Vilbert, de faux cheveux pour Arabella – ne fait que les ancrer un peu plus dans un ordre symbolique qui s’offre à la manipulation.
Arabella marque les limites de la loi qui se laisse esquiver et manipuler. Phillotson semble occuper la même fonction, mais en mettant cette fois en évidence la brèche qui peut être ouverte dans l’édifice social.
Voir supra, pp. 52-54. Arabella fait immanquablement retour dans les moments qui semblent favorables aux protagonistes. Par exemple, lorsque Sue est sur le point de dévoiler ses sentiments pour Jude celui-ci ne peut s’empêcher de lui parler d’Arabella : “Jude saw that they were getting upon dangerous ground. It was now, he thought, that he must speak as an honest man”(J 197).
D.H. Lawrence propose une lecture relativement sévère des deux romans et met en évidence les similitudes structurales qui les unissent : “Jude is only Tess turned round about […]. Arabella is Alec d’Urberville, Sue is Angel Clare.” (Lawrence, p. 101)
Voir supra, p. 189, n. 106.
Henri Mitterand, Zola et le naturalisme, p 79. Il apparaît ainsi plus clairement encore que Hardy s’intéresse moins à la « nature » au sens le plus large qu’au social.
Voir supra, pp. 204-205.
Castanet, p. 48.
Wildeve, dans The Return of the Native , est un autre exemple : s’il ose au départ se jouer des lois, il en arrive comme Alec à une fin tragique.
Voir supra, p. 78 (Castanet, p. 16).
Castanet, p. 17.
Lawrence, pp. 102-103.
Lacan, Séminaire V, pp. 148-150.
Castanet, p. 17.
Lawrence, p. 105.
Vasse, p. 124.
Lacan, Séminaire V, p. 346.
Garson, p. 159 : “Arabella is a castrating woman […] a fearsomely phallic figure.”
Voir supra, p. 166.