Le personnage de Phillotson représente, au début du roman, le Nom-du-Père qui devrait instaurer la limite de la transgression.
‘Richard Phillotson thought of the absurdity of the regulation in this case, when he was old enough to be the girl’s father. (J 126)’Mais il se révèle inévitablement inefficace puisque, quoique père symbolique de Jude, il choisit de devenir l’époux de Sue, c’est-à-dire de celle qui a l’âge d’être sa fille. Il est celui qui déclenche la transgression en commettant l’inceste et engendre la forclusion du Nom-du-Père.
Il apparaît au départ attaché à des valeurs sures et stables, “a spare and thoughtful personage of five-and-forty” (J 121), qui ne cache pas son attachement aux Saintes Ecritures (J 127). Il paraît s’attacher à certains éléments de sa réalité pour ne pas être confronté au réel instable et menaçant : il abandonne ainsi son ambition de poursuivre des études universitaires et s’en tient à son métier d’instituteur. Ses projets respectent scrupuleusement le cadre du possible et de la bienséance sociale : dans un passage où il est focalisateur, la narration présente son travail en compagnie de Sue comme le fruit d’un heureux hasard s’accordant parfaitement avec les exigences du lieu et du moment (J 125). De même, en temps de crise, alors que Sue est sur le point de lui demander qu’ils se séparent, il choisit plutôt de se consacrer aux problèmes matériels de l’école (J 262).
Si la suite dépeint un Phillotson généreux et tolérant, les jalons de son retour à un ordre patriarcal inébranlable sont posés dès le départ. Ainsi, en réaction à la demande scandaleuse de Sue il s’écrie : “Just think if either of the parsons in this town was to see us now!”(J264). Ce qui le dérange avant tout dans l’attitude de son épouse, c’est qu’elle déroge à la règle 589 et à l’ordre établi par l’usage.
‘“I was, and am, the most old-fashioned man in the world on the question of marriage”. (J 281)’Ce personnage conventionnel va pourtant soudain écouter une autre voix que celle de l’ordre moral et social, se fiant à son instinct : “I simply am going to act by instinct, and let principles take care of themselves” avoue-t-il à son ami Gillingham, sans craindre le regard social, “the question of neighbours and society” (J 275). Il cède au désir de Sue qu’il aime plus qu’il n’aime la loi et l’ordre : “I would have died for her; but I wouldn’t be cruel to her in the name of the law.” (J 281).
La position du maître d’école rappelle fortement celle de Jude qui se plie tout autant à la volonté de Sue 590 : la jeune femme ne cesse de vouloir se soustraire au désir de l’autre masculin et d’instaurer son propre désir comme substitut à la loi sociale et patriarcale qui fait du mariage un lieu de consommation. S’il est une explication à rechercher pour cette clémence de Phillotson, il semble que c’est dans la présentation du personnage de Sue qu’elle se trouve. Ce dernier pourrait dire, avec Jude : “my doctrines and I begin to part company” (J 256).
Cet homme se laisse diviser par la femme. Il ne sait que choisir entre ces deux options : le respect de la loi ou son abandon qui signifie qu’une faille se creuse dans l’ordre symbolique. Cette faille, c’est la rupture d’avec les promesses de vie commune et d’unité du mariage et elle est représentée dans le récit par la pauvreté et la déchéance de Phillotson . Et lorsqu’il croise le chemin Arabella, celle-ci aperçoit
‘an elderly man of spare stature and thoughtful gait. In his hand he carried a basket; and there was a touch of slovenliness in his attire, together with that indefinable something in his whole appearance which suggested one who was his own housekeeper, purveyor, confidant, and friend, through possessing nobody else at all in the world to act in those capacities for him. (J 376)’La solitude et la disgrâce sont le prix à payer pour la renonciation au pouvoir phallique. Mais Phillotson semble l’assumer totalement ainsi qu’il l’affirme devant son vieil ami Gillingham :
‘“[...] I am more and more convinced every day that in the sight of Heaven and by all natural, straightforward humanity, I have acted rightly.” (J 295)’Puis il réitère cette déclaration en présence d’Arabella : “I am convinced I did only what was right, and just, and moral” (J 377). Ceci implique que la loi sociale n’est respectueuse ni de la nature humaine, ni de Dieu, mais qu’elle est biaisée et sert ceux qui savent en tirer leur parti, comme Arabella.
Ces paroles de Phillotson rappellent également au lecteur l’impossibilité pour Jude et Sue de vivre leur idylle en toute légitimité. Ainsi, la prononciation du divorce est un acte de loi qui, autorisant une relative liberté au cœur des codes sociaux, est néanmoins fondé sur le mensonge : la présomption d’adultère est la condition de recevabilité de la requête auprès du tribunal, entachant alors la relation entre les deux protagonistes d’une faute qu’ils n’ont pas commise. Là encore Sue et Jude sont hors-la-loi car, paradoxalement, ils n’ont pas transgressé le commandement qui interdit l’adultère :
‘“But I have an uncomfortable feeling that my freedom has been obtained under false pretences! [...] It is only, is it, because we have made no defence, and have led them into a false supposition?” (J 306)’Phillotson contribue, à la fois par ses paroles, son comportement et son fonctionnement dans le texte, à révéler le fondement artificiel de l’ordre qui régit la vie de la communauté. Les codes, sans cesse manipulés par l’homme, font office de loi et emprisonnent ceux qui refusent d’entrer dans la ronde de la duplicité et du pouvoir dans un lieu à l’écart de la société où la tragédie peut s’accomplir :
‘“It is none of the natural tragedies of love that’s love’s usual tragedy in civilized life, but a tragedy artificially manufactured for people who in a natural state would find relief in parting!” (J 256) ’L’artificialité de l’univers de Jude ne laisse pas de place à ceux qui ne s’en accommodent pas. Lorsque les chemins de Phillotson et Arabella se croisent, le retour de la loi s’aménage. Les mots de la manipulatrice vont faire leur travail dans l’esprit de Phillotson qui, de son côté, va permettre aux barrières sociales de se reconstruire. Arabella sera une nouvelle fois appelée Mrs Fawley, en conformité avec les registres de son église, et Sue redevient Mrs Phillotson. Le cercle se referme et l’instituteur apparaît à nouveau comme ce personnage antipathique et ultra-conservateur qui profite quelque peu de la situation pour s’approprier Sue. Il est l’instrument qui permet à l’engrenage tragique de se remettre en marche, tandis qu’Arabella semble en être le moteur.
Le dernier roman de Hardy n’offre donc nulle espérance d’un monde meilleur. La foi dans l’avenir qu’exprime le personnage de Sue s’éteint bientôt :
‘“When people of a later age look back upon the barbarous customs and superstitions of the times that we have the unhappiness to live in, what will they say! ” (J 256)’Il faut au lecteur se tourner vers les textes du passé pour trouver chez l’auteur une vision moins tranchée et plus nuancée de la loi sociale. Avec Tess précisément les modalités de l’autorité patriarcale sont présentées sous un autre jour, dans une guerre des sexes qui brouille parfois les pistes.
Sue utilise l’adjectif “irregular” pour se décrire aux yeux de Phillotson (J 266).
Tel est le cas également de l’ami étudiant au triste destin qui ne fit que se plier aux vœux de Sue : “He wanted me to be his mistress, in fact, but I wasn’t in love with him – and on my saying I should go away if he didn’t agree to my plan, he did so.” (J 177)