3. La guerre des sexes.

Les personnages secondaires de Jude , même s’ils changent souvent de direction, conservent ou retrouvent des positions subjectives relativement tranchées, au point parfois de paraître stéréotypés. C’est particulièrement le cas avec “Little Father Time” qui ne parvient pas véritablement à acquérir l’étoffe d’un personnage et fonctionne plutôt comme une allégorie dans le texte. Bien entendu, cette superficialité est transcendée dès lors que la dimension tragique de l’œuvre est prise en compte et que la rigueur quasi géométrique de la représentation des personnages se révèle être le fruit d’une observation des principes aristotéliciens.

Dans Tess , l’organisation est sensiblement moins rigoureuse. Prenons l’exemple d’Alec dont Hardy semble avoir copié les traits pour façonner Arabella. Tous deux en effet manipulent les lois : la famille du jeune homme s’est acheté un nom, symbole d’un ordre symbolique réduit à l’état d’objets à valeur marchande. Comme Arabella, Alec se convertit à la foi évangélique pour mieux succomber une fois encore à la loi du désir. Dans sa relation avec l’autre il recherche la possession. Il veut que Tess lui appartienne, aussi lui offre-t-il une belle maison, de beaux habits, et pourvoit-il aux besoins de sa famille afin de mieux la posséder elle :

‘Alec d’Urberville sees [Tess] as the embodied fulfilment of his own desire: something, that is, belonging to him 591 . ’

L’un comme l’autre puise sa force dans ce rapport de possession qu’il instaure avec l’autre. C’est pourquoi Alec est désespéré dans sa quête pour retrouver Tess 592 . Arabella, quant à elle, est clairement associée à Dalila qui réduisit à néant la force de Samson. 

Cependant, cette dernière échappe à la tragédie, ce qui n’est pas le cas pour Alec. S’il n’est pas véritablement un personnage tragique en ce sens qu’il n’éveille guère de pitié chez le lecteur qui voit en lui le tortionnaire de Tess, il entre tout de même dans le tourbillon de la tragédie et s’avère finalement plus proche de l’héroïne que ne l’est Angel :

‘He [Angel] had no idea that there was such a thing as a positive Woman, as the Female [...].’ ‘Angel Clare would never have reached her [...]. She would have lived in with her husband, Clare, in a state of abandon to him, like a coma 593 .’

Alors que, dans Jude , le couple qui reçoit la sympathie du narrateur est incontestablement celui composé de Jude et Sue, le jugement narratif est moins catégorique dans Tess . Angel est raillé par Alec pour avoir abandonné Tess– “Far away? From you? What sort of a husband can he be?” (T 308) – avant de subir la critique du narrateur :

‘“Ah, because he knew everything!” said she with a triumphant simplicity of faith in Angel Clare that the most perfect man could hardly have deserved, much less her husband. (T 311)’

Cette ambivalence du traitement des personnages dans Tess brouille les pistes et évite qu’ils ne soient réduits à l’état de stéréotypes. La complexité de la présentation d’Alec (“a three-dimensional Alec 594 ”) au fil du roman ne permet pas, par exemple, de ne voir dans son personnage qu’un avide et insatiable manipulateur. Cependant, la sympathie de l’auteur étant focalisée sur l’héroïne, la narration simplifie à l’extrême la délinéation des personnages secondaires :

‘For in Tess [Hardy] stakes everything on his sensuous apprehension of a young woman’s life, a girl who is at once a simple milkmaid and an archetype of feminine strength. Nothing finally matters in the novel nearly so much as Tess herself 595 .’

Elle est de loin le personnage le plus complexe et le plus intéressant du roman, quand les autres ne sont que des satellites de son histoire. S’ils influent sur le cours de sa vie, c’est avant toute chose son destin à elle qui occupe l’esprit du lecteur. La narration épargne donc au narrataire la tâche de choisir un centre d’intérêt comme c’est le cas avec Jude qui offre une présentation soignée et dérangeante de Sue.

Tess concentre dans son personnage les facettes que se distribueront dans Jude les protagonistes mais aussi les personnages secondaires dont la place dans le récit sera accrue. Cette nouvelle donne dans le dernier roman tient en grande partie au fait que Jude et Sue permettent à l’auteur de présenter la question de la loi sous des angles différents, alors que dans Tess le protagoniste est une femme confrontée au problème du Nom-du-Père. Sa position féminine n’est jamais remise en cause 596 , ce qui apaise en quelque sorte les tourments de la loi. Jude, au contraire, transgresse l’ordre établi en suivant un autre chemin que celui tracé par la bienséance sociale et se place du côté des femmes, passant de la loi à la voix.

Dans Jude , les positions se radicalisent et divergent plus nettement encore à la clôture du texte, tandis que le mouvement est convergent dans Tess . Un semblant d’ordre s’organise autour du personnage de l’héroïne : Alec n’est pas si mauvais puisqu’il apporte confort et subsistance à Tess et sa famille, puis il paie de sa personne la vilenie de ses passions. Angel non plus n’est pas totalement antipathique pour avoir abandonné Tess, étant donné qu’il accomplit solennellement chacun des désirs de son épouse après leurs brèves retrouvailles. Quant à Tess, elle est entièrement lavée de ses fautes car elle accepte sa condamnation avec docilité. Cette ultime attitude de soumission la rend un peu plus pure qu’elle ne l’était déjà aux yeux du lecteur et permet dans un même temps à la loi de reprendre ses droits. Le ton du roman hésite donc entre la tragédie qui rend inévitable la mort des coupables pour qu’un ordre nouveau s’instaure et une vision plus romantique qui rend justice à Tess pour sa beauté physique et intérieure.

‘Whereas in classical tragedy, cause-and-effect explanations may elucidate a character’s fate, Hardy makes sure that no one reason for Tess’s fate can stand out among the many offered, because no one choice Tess might have made could have redirected her life 597 .’

Hardy nous livre une « tragédie romantique », c’est pourquoi la conclusion n’est pas véritablement satisfaisante. La description d’Angel et Liza-Lu à la dernière page du roman évoque à demi-mots la stérilité et l’artificialité de ce nouveau monde :

‘The two speechless gazers bent themselves down to the earth, as if in prayer, and remained thus a long time, absolutely motionless: the flag continued to wave silently. As soon as they had strength they arose, joined hands again, and went on. (T 384)’

Ils ne sont pas ici des personnages à part entière mais tous deux sont revêtus d’une spectralité qui les prive de parole. Ils ne peuvent que regarder, figés dans une contemplation de l’horreur de la mort symbolisée par le drapeau noir, comme pétrifiés par ce point de l’horizon qui les regarde et fait d’eux des objets aussi inertes que la terre sur laquelle ils se penchent. Tess représente ici l’appel de l’Autre maternel qui entraîne le sujet dans un mouvement régressif jusqu’à sa disparition. Le sursaut qui met les deux personnages en branle relève à peine d’un élan vital, et ils sont davantage semblables à des marionnettes qui ne seraient tenues que par un fil de soie 598 .

Tess est réduite à l’état de signe pour que son histoire ait un terme et que la leur commence. Mais, comme Jude, elle devient objet regard et jamais ils ne pourront éclore en tant que sujets car ils demeurent soumis à la puissance mortifère qui se cache derrière la cause de leur union, derrière ce signifiant muet et sombre qui flotte dans le ciel de Wintoncester :

‘The novel’s ending is especially disturbing because Hardy deprives the reader of cathartic closure. Instead, his narrator aestheticizes Tess and those close to her 599 .’

Si Angel et Liza-Lu perdent la voix, ce n’est pas le cas d’Arabella. Elle n’a rien de spectral, car le réel ne l’effleure jamais tant elle s’empresse de le recouvrir à tout instant de ses paroles et autres semblants. Elle apparaît plus phallique que jamais lorsque, ignorant le corps inerte de Jude et dissimulant le réel de sa mort à Vilbert, elle se tient aux côtés de ce dernier pour participer aux réjouissances de “Remembrance Day”. Et comble de l’ironie, elle est le personnage qui refuse de se tourner vers le passé, qui refuse de se souvenir sinon pour mieux manipuler 600 . Tandis qu’Angel et Liza-Lu sont la proie du passé et prisonniers des semblants, Arabella en tire son parti.

Phillotson lui-même ne fait pas autre chose. La fin de Jude nous présente un instituteur dogmatique et autoritaire, reniant les sentiments qui l’avaient fait céder à la volonté de Sue. Les protagonistes sont donc encore plus nettement isolés dans l’univers romanesque. Sue a beau s’abandonner au désir de son époux, elle n’en est pas pour autant unie à lui aux yeux du lecteur. Elle demeure un personnage en souffrance – dans les deux sens du terme –, qui opte pour l’imaginaire religieux afin de boucher les trous dans le réel qui l’attire à lui.

Enfin, Jude devient un peu plus obscur puisqu’il se détourne de l’ordre symbolique pour rendre un ultime hommage au réel. Il est exclu de la lumière festive de “Remembrace Day” mais irradie cependant d’un autre savoir qui le fait sourire. C’est une lumière obscure qui fait de lui un être spectral. Au contraire du couple muet qui clôt le récit du destin de Tess, Jude a droit à la parole 601 et bien qu’Arabella se fasse entendre dans les dernières lignes elle ne parvient pas à faire taire l’autre voix 602 .

Voilà sans doute la raison pour laquelle Jude est lu comme un roman particulièrement sombre et pesant. Les évènements qui se succèdent entraînent le lecteur toujours plus loin dans la présentation d’un destin tragique et déchiré. Ainsi que le souligne Linda M. Shires, la réalité dans Tess est, a contrario, esthétisée : elle fait entre autres choses référence au traitement non-conventionnel du style pastoral et du réalisme et à la façon dont la narration cède à l’attrait érotique de Tess au point de présenter un point de vue peu fiable parfois. La transgression des lois dans Tess se fait en premier lieu sur le plan esthétique, si bien que le récit insiste moins nettement sur les interdits sociaux que dans Jude .

De la même manière, la disparition de Tess est esthétisée. Non seulement la mort est symbolisée par le drapeau, intégrant ainsi le niveau de la représentation, mais elle est aussi lentement préparée par le texte :

‘Yet as the book proceeds, she becomes less and less individualized: turned into a “figure in a landscape”, she eventually disappears altogether, marked only as having once existed by the raising of a black flag 603 .’

Hardy cherche la voie vers la modernité en écrivant Tess dont la narration cache de façon bien imparfaite la fissure qui menace le tissu social et ses conventions :

Tess enacts the confusions and divisions of modern consciousness, the “ache of modernism” (T 129) [...]. In offering no final explanation or a satisfying resolution, Hardy defiles narrative community by exploding conventions which cement the bond between audience and teller to show them as being unfit for the times. He shatters narrative to make his readers simultaneously love Tess and experience fragmentation 604 .’

L’auteur conserve les conventions du roman victorien, en omettant par exemple la scène de séduction, tout en égratignant la surface polie de ce type d’ouvrages.

L’autre roman ne ménage pas ainsi le lecteur. La thématique est moins traditionnelle, les lieux ont perdu leur charme pittoresque. La pierre a pris la place des prairies. L’influence de la pastorale s’est évanouie. Le réalisme ne se laisse plus vraiment inspirer par les peintures de Turner 605 mais évolue davantage vers le rendu sobre et froid d’une réalité menacée par le réel, vers un avant-goût de l’expressionnisme où se lit « l’horreur existentielle 606  ». En bref, à la pureté de Tess s’est substituée l’obscurité de Jude.

Cette obscurité du protagoniste s’étend à l’ensemble du dernier roman. Pour conclure notre travail sur l’écriture hardienne, nous allons donc maintenant comparer l’univers des deux romans : quel est le rôle de l’espace et du temps dans l’un et dans l’autre ? Quelle est, ensuite, cette loi qui décide du destin des personnages tragiques ?

Notes
591.

Lawrence, p. 96.

592.

Cette quête s’étend sur la sixième partie du roman (voir T 297-352, Phase the Sixth). D. H. Lawrence montre qu’Alec “seeks with all his power for the source of stimulus in woman” parce qu’il voit en Tess l’archétype féminin où il pourra trouver la force qu’il recherche, “the deep impulse” (Lawrence p. 96). Selon Lawrence telle est la cause de la tragédie de Tess : “For Alec d’Urberville could reach some of the real sources of the female in woman, and draw from them […]. And, as a woman instinctively knows, such men are rare. Therefore they have a power over a woman. They draw from the depth of her being.” (Ibid., p. 96)

593.

Ibid., pp. 97 et p. 99.

594.

Shires, in Kramer, p. 152.

595.

Howe, in Tess , Norton, p. 407.

596.

Même lorsque Tess travaille à Flintcomb-Ash où elle tente de cacher ses attraits et d’annihiler sa féminité, elle possède encore son pouvoir de séduction et Alec ne cesse de la voir comme objet de son désir.

597.

Shires, in Kramer, p. 151.

598.

L’image d’une telle fragilité de la vie est récurrente chez Hardy. On peut en particulier noter son utilisation du terme “gossamer”. Il fait d’abord référence au corps de Tess lors de la scène de séduction ; sa peau est un voile, “this feminine tissue, sensitive as gossamer” (T 77), qui se laisse déchirer par le désir d’Alec; à Talbothays, les moucherons qu’observe Tess et Angel forment au soleil “a glistening ripple of gossamer-webs” avant de disparaître (T 200). L’image délicate et sophistiquée que véhicule cette étoffe légère ne s’accorde évidemment plus avec le ton de la narration à la fin du roman et laisse place à la texture rude et austère du drapeau noir.

599.

Shires, in Kramer, p. 158.

600.

Ainsi, c’est elle qui parle à Jude de la tragique histoire des Fawley par le passé (J 81) alors qu’eux-mêmes se déchirent. Plus tard, elle évoque leur mariage près de Marygreen afin de parvenir à une deuxième union.

601.

La spectralité d’Angel et Liza-Lu vient du dehors : c’est Tess devenue regard qui les fige dans leur mutisme et dans une pulsion scopique paralysante. Tess comme Sue hésitent entre la position de sujet ou d’objet spectral à cause du pouvoir de la lettre et du signe. Seul Jude atteint le statut de sujet divisé. Sa spectralité vient du dedans, parce qu’il est devenu, au cœur du texte, voix et regard.

602.

Voir supra, pp. 69-70.

603.

Shires, in Kramer, p. 154.

604.

Ibid., p. 161.

605.

Ibid., p. 148. Voir aussi Bullen, p. 21 sq..

606.

Encyclopedia Universalis (éd.), Corpus 9, France, 2002, p. 115. L’expression “Horreur existentielle” fut utilisée pour décrire le tableau d’un contemporain de Hardy : Le Cri (1893), de Edvard Munch, qui est « la première dramaturgie géniale de l’expressionisme. ». Le style de Hardy ne cède pas à la violence qui se manifeste dans les œuvres expressionnistes, mais certains de leurs thèmes se dessinent dans Jude  : « Les expressionnistes, fascinés et épouvantés par les rythmes de la ville et de la technique, rêvent d’apocalypse et de régénération et veulent détruire au marteau le confort bourgeois, sa dignité rationnelle et ses artifices. » Dans ce dernier roman, la ville et le chemin de fer font irruption dans l’univers hardien, mettant à distance les paysages du Wessex. Les enfants n’ont pas d’avenir et sombrent eux aussi dans l’horreur. Le cri de Sue ainsi que les dernières paroles de Jude peuvent s’interpréter comme un faible mais reconnaissable affront au « confort bourgeois », à « sa dignité rationnelle et ses artifices. »