C. Les trois dimensions de la tragédie chez Hardy.

1. Espace .

Le récit de la vie de Tess épouse les formes des lieux qu’elle traverse et qui acquièrent une valeur emblématique : Marlott – comme Marygreen pour Jude – est le lieu de l’origine maternelle dont le signifiant « ma » inscrit le sujet dans la logique de l’échec : « mar ». Dans la forêt de Chaseborough, la proie se nomme Tess. Puis tandis que Talbothays apparaît comme un havre de paix, le personnage échoue un peu plus tard à Kingsbere, là où sont enterrés les grands hommes de la dynastie des d’Urberville : c’est en cet endroit que ressurgit le séducteur qui conduira Tess à se perdre et à abandonner son intégrité. C’est finalement à Stonehenge qu’elle pourra s’affirmer dans son désir d’être une, optant pour le sacrifice dans un mouvement d’identification à la culture païenne, orale, non patriarcale qui l’arrache in extremis à ses origines paternelles. Cette démarche enfin la replace du côté des femmes : elle n’est « pas-toute » là, déjà dans les griffes du réel de la mort, mais encore offerte à la représentation et au lecteur.

Tess voudrait donc échapper à sa destinée en se disant fille de sa mère plus que de son père :

‘“Pooh – I have as much of mother as father in me!” she said. “All my prettiness comes from her, and she was only a dairymaid.” (T 108)’

Mais le nom des d’Urberville lui colle à la peau – au même titre que sa beauté, cause de ses tourments avec Alec – et ressurgit même dans les moments d’espoir comme lorsqu’elle s’apprête à partir pour Talbothays 607 ou dans les jours idylliques de sa romance avec Angel (T 189). Elle est incapable de mettre en pratique les conseils maternels (T 193), préférant dévoiler son histoire à son mari que de dissimuler une vérité qui la lie aux d’Urberville. Le nom de cette dynastie marque Tess du sceau de la tragédie 608 , tandis que celui de sa mère la ramène toujours à la terre jusqu’à ce qu’elle pense y trouver l’unique moyen d’échapper à l’Autre paternel et autoritaire de la loi. Aussi dit-elle à Stonehenge :

‘“One of my mother’s people was a shepherd hereabout, now I think of it. And you used to say at Talbothays that I was a heathen. So now I am at home.” (T 379)’

Tess doit donc choisir entre la soumission à l’ordre patriarcal à l’image de Sue et la mort. Elle fait le même choix que Jude, optant pour un mode d’évasion qui, en mettant fin à la trajectoire du sujet dans le symbolique, lui autorise de s’inscrire dans le réel du texte au travers des signifiants. John Hillis Miller a souligné que la mort chez Hardy n’est pas synonyme de paix ou de silence : en d’autres termes, le choix des deux protagonistes ne les libère pas entièrement du symbolique et de la loi phallique.

La forclusion du Nom-du-Père relève de la psychose et de cette jouissance qui est peut-être « toute proche de l’horreur 609  ». Il s’agit plutôt dans Tess d’un dysfonctionnement du Nom-du-Père. Les limites ne sont jamais totalement abolies, les interdits ne sont pas surmontés, et c’est bien le S1 – que ce soit le nom des d’Urberville ou l’histoire de la famille Fawley – qui lie les personnages à leur destin tragique. Le retour à la mère – représentée par la venue à Stonehenge pour Tess, par la pulsion de mort pour Jude – demeure interdit car la « mère « lacanienne », cet Autre préalable, est un personnage foncièrement inquiétant 610 . »

Selon Lacan, « la femme présentifie par excellence l’Autre pour le sujet 611 . » Il est donc indispensable qu’elle demeure « pas-toute », que « l’institution du Nom-du-Père » ait pour conséquence « une forclusion de La femme 612 . » Dans le cas contraire, « [c]’est l’angoisse qui signe l’approche de la jouissance en tant qu’opposé au désir 613  ». C’est ce qu’Angel éprouve devant la révélation de sa jeune épouse qui lui apparaît alors comme La femme, toute et dévoratrice, porteuse de cette « jouissance inconnue de lui et qui ne se laisse pas réduire à la signification phallique que lui garantit le fantasme 614  » : il ne lui est plus possible désormais de l’appeler darling Tessy  (T 172) car il voit en elle  “[a]nother woman in your shape” (T 226).

Il en est de même pour Sue qui s’obstine à fuir le réel qu’elle a entrevu à la disparition de ses enfants et se soumet avec dégoût au désir de Phillotson. Au contraire, Tess et Jude ne connaissent pas l’angoisse mais plutôt un sentiment de délivrance car ils parviennent à rendre leur mort signifiante au travers du travail de l’écriture : le drapeau noir est l’objet regard qui happe l’attention des spectateurs dans la diégèse comme celle du narrataire, l’objet voix transporte le souvenir de Jude jusque dans le silence de l’après-lecture. Ces objets permettent alors que

‘se dépose un reste de jouissance [...] le plus-de-jouir, un surplus de jouissance qui sera aussi difficile à localiser que l’est la plus-value dans le système des échanges économiques 615 .’

Les deux romans se répondent donc. Avant l’écriture de Jude , Hardy façonne la figure tragique de Tess : cette femme doit mourir car elle ne s’accorde pas avec la loi de ses pairs / pères. C’est pourquoi les personnages de Hardy qui refusent d’être emprisonnés par une loi que les lieux des romans symbolisent, sont destinés à errer toujours. Les personnages tragiques ne s’échappent pas mais demeurent dans l’univers clos du Wessex .

Partout où elle va, Tess est confrontée à l’empreinte de son histoire sur le paysage et elle n’accède jamais à un au-delà où le nom des d’Urberville perdrait toute référentialité. Aussi vit-elle sous l’emprise du signifiant et le sens de sa vie la précède inéluctablement :

‘Tess had never before visited this part of the country, and yet she felt akin to the landscape. Not so very far to the left of her she could discern a dark patch in the scenery, which inquiry confirmed her in supposing to be trees, marking the environs of Kingsbere – in the church of which parish the bones of her ancestors – her useless ancestors – lay entombed. (T 108)’

Les personnages qui, chez Hardy, séjournent à l’étranger n’accèdent pas véritablement à la dimension tragique, hormis le fait qu’ils reviennent immanquablement à leur terre d’origine. Clym dans The Return of the Native par exemple abandonne la prospérité qu’il a connue à Paris et finit par se vouer à l’annonce de l’Evangile : à l’image de Sue, il se soumet à une loi régie par l’imaginaire mais échappe à la tragédie au contraire de Eustacia qui se jette corps et âme dans le réel. La trajectoire de Tess se limite à l’univers rural du sud du Wessex ; l’unique scène qui se déroule dans une ville se situe à la fin du roman, à Sandbourne, dans la maison où elle vit avec Alec. De plus cet épisode dérange le lecteur parce que rien chez le personnage de Tess ne s’accorde avec ce qui nous y est présenté d’elle 616  :

‘Tess appeared on the threshold – not at all as he had expected to see her – bewilderingly otherwise, indeed. Her great natural beauty was, if not heightened, rendered more obvious by her attire. She was loosely wrapped in a cashmere dressing-gown of grey-white, embroidered in half-mourning tints, and she wore slippers of the same hue. Her neck rose out of a frill of down, and her well-remembered cable of dark-brown hair was partially coiled up in a mass at the back of her head, and partly hanging on her shoulder, the evident result of haste. (T 365)’

La surprise d’Angel donne voix à celle du lecteur, tandis que sa souffrance met en relief l’inéluctable fatalité de l’histoire de Tess qui ne parvient pas à échapper au nom des d’Urberville et porte déjà les couleurs du deuil – annonçant par là sa mort et celle d’Alec. Par le meurtre du dernier des représentants des d’Urberville, dans une mise à mort symbolique du Nom-du-Père, Tess retrouve son intégrité ; elle accède à nouveau au statut de sujet, dépouillée de ses artifices qui la plaçait au rang d’objet du désir, et peut se dénuder dans la chambre obscure d’une maison isolée et inhabitée :

‘Through the latter miles of their walk their footpath had taken them into the depths of the New Forest, and, towards evening, turning the corner of a lane, they perceived behind a brook and bridge a white board on which was painted in white letters, “This desirable Mansion to be Let Furnished;” [...]
Under his escort she went hardily to the main front, whose shuttered windows, like sightless eyeballs, excluded the possibility of watchers. The door was reached a few steps further, and one of the windows beside it was open. [...]
Except the hall the rooms were all in darkness [...]. (T 374-375)’

Ces paragraphes suggèrent toutefois que l’habitation n’est pas totalement recluse et que des trous y apparaissent pour attirer le regard : les fenêtres telles des yeux aveugles et l’ouverture près de la porte. Ce lieu n’offre qu’un havre éphémère qui disparaît au premier rayon de soleil dont la lumière se fait le vecteur du regard de la concierge lorsqu'elle observe les amants à leur insu :

‘A stream of morning light through the shutter-chink fell upon the faces of the pair wrapped in profound slumber, Tess’s lips being parted like a half-opened flower near his cheek. (T 377)’

L’espace ne laisse pas de liberté aux personnages : leur refuge ne les coupe qu’imparfaitement de l’univers social qui fait retour avec l’arrivée de la concierge. Celle-ci est séduite par les habits de Tess alors que ces artifices sont un symbole fort inapproprié de l’héroïne. Cet épisode rappelle donc la superficialité et l’indiscrétion du regard social dont le corollaire est la voix des commérages. En outre, ces deux instruments autorisent que la tragédie reprenne ses droits. Le conte de fée s’interrompt, comme pour Cendrillon lorsque sonnent les douze coups, mais ici le récit n’aboutit qu’à un mariage de pacotille entre une pâle réplique silencieuse de Tess nommée Liza-Lu et un Angel au regard vide. Cet ultime artifice ne fait pas illusion et s’avère inapte à masquer la présence spectrale de Tess qui, réduite à l’état d’objet dans la représentation, hante cependant le texte en y imposant sa volonté.

L’étendue dans laquelle avancent les protagonistes ne leur offre donc aucun refuge. La nature ne se présente nullement comme une alternative ou un moyen d’échapper à la société. Plus tôt dans le roman, Tess avance vers Talbothays dans un univers naturel qui ne paraît pas industrialisé, “for the railways which engirdled this interior tract of country had never yet struck across it” (T107). Cependant ces descriptions annoncent Jude 617  : la mécanisation des transports se fait sentir non loin de ces lieux encore inviolés, semble-t-il, par les progrès de la révolution industrielle 618 et forme un rideau de fer qui encercle cette partie du Wessex.

La révolution agricole a, elle, déjà pris place 619 et la nature porte l’empreinte d’un état social :

‘It was intrinsically different from the Vale of Little Dairies [...]. The world was drawn to a larger pattern here. The enclosures numbered fifty acres instead of ten, the farmsteads were more extended, the groups of cattle formed tribes hereabout; there only families [...]. The green lea was speckled as thickly with them as a canvas by Van Alsloot or Sallaert with burghers. The ripe hue of the red and dun kine absorbed the evening sunlight, which the white-coated animals returned to the eye in rays almost dazzling, even at the distant elevation on which she stood. (T 108)’

Dans ce paragraphe, l’espace a été découpé par la main de l’homme qui a pris possession des terres, de la végétation, des animaux.

Selon J. Hillis Miller, la nature se fait parfois le miroir des sentiments humains – par exemple à Talbothays lorsque la chaleur de l’été fait écho à la ferveur des émotions de Tess et Angel – parce que l’homme s’y est intégré au point de comprendre son langage. Pour Hardy,

‘this language is not arbitrary labels imposed on nature [...], but is a further articulation of the murmuring words already spoken unconsciously by shrubs and trees 620 . ’

Le langage des paysans serait le fruit de cette friction ancestrale entre l’homme et son milieu. Ainsi, l’impression d’enfermement des personnages dans l’univers naturel du Wesex est peut-être moins due à une emprise croissante de la technologie qu’au caractère intrinsèquement arbitraire et dominateur de l’environnement naturel. Dans le passage cité plus haut, l’immense étendue dans laquelle Tess paraît aussi insignifiante qu’une mouche –“like a fly on a billiard-table of indefinite length, and of no more consequence to the surroundings than the fly” (T110) – est saturée de limites et de cadres 621 , quadrillée par les exploitations agricoles comme l’univers de Jude l’est par le chemin de fer.

La socialisation de la nature chez Hardy est inévitable : elle se concrétise par le travail de la main de l’homme, mais elle le précède tout autant. Avec Hardy, pourtant amoureux de l’histoire, difficile de discerner la cause de sa conséquence :

‘Hardy’s characters never encounter a bare, nameless river, heath, hill, or wood, but always find themselves in places which already have a name. This naming has assimilated these places into the continuity of human history 622 .’

C’est ainsi que fonctionne le tragique dans ses romans : tout est écrit d’avance et seuls peuvent échapper à cette loi ceux qui, telle Arabella, parviennent à déplacer les cadres du consensus social ou à s’y insérer.

Les différents lieux orientent les personnages vers des itinéraires divergents : Flintcomb-Ash, lieu rude et austère, semble armer Tess contre les tentatives de séduction d’Alec alors que Sandbourne est un espace qui encourage le libertinage. Dans Jude , aucun lieu n’obtient la faveur de la narration à la manière de Talbothays. Les sites urbanisés semblent tous également condamner les protagonistes. Seul un espace plus étroit, qui affleure à peine à la surface diégétique, peut se faire l’écho du carcan social : la fenêtre au travers de laquelle les deux protagonistes se parlent à Shaston puis à Marygreen (J 244 et 255) autorise une tendresse extrême entre eux tout en préservant une distance entre les corps qui appuie l’interdit.

Cette infime brèche qui s’ouvre dans l’univers représenté renvoie aux lettres que s’envoient les personnages de Jude ainsi que de Tess . Celles-ci sont un autre cadre à l’intérieur duquel celui qui écrit peut se plier au conformisme ambiant, comme c’est le cas avec l’échange épistolaire entre Sue et Phillotson, ou bien donner libre cours à des sentiments habituellement refoulés 623 : Sue dévoile doucement ses émotions dans ses lettres à Jude ; puis elle ose exiger une séparation dans les papiers qu’elle écrit à Phillotson (J 267-269). De la même manière, Joan Durbeyfield montre à Tess la voie du mensonge et de la dissimulation dans la missive qu’elle envoie à sa fille avant le mariage avec Angel 624 . Mais cet espace de liberté est tout relatif, étant enclavé dans une réalité sociale où les écrits, tels les actes de mariage, dictent le destin des individus.

Notes
607.

“The dairy called Talbothays, for which she was bound, stood not remotely from some of the former estates of the d’Urbervilles, near the great family vaults of her granddames and their powerful husbands.” (T 104)

608.

Notons que Tess possède précisément le sceau des D’Urberville : “not a thing of all that had been theirs did she retain but the old seal and spoon” (T 108).

609.

G. Miller, p. 89.

610.

Strauss, in G. Miller, p. 67.

611.

G. Miller, p. 86.

612.

Strauss, in G. Miller, p. 68.

613.

Ibid., p. 69.

614.

Strauss, in G. Miller, p. 69.

615.

G. Miller, p. 90.

616.

Dans The Saturday Review (January 16, 1892), le critique évoque l’incohérence de l’ultime capitulation de Tess face à Alec : “The impression of most readers will be that Tess, never having cared for d’Urberville even in her early days, hating him as the cause of her ruin, and, more so, as the cause of her separation from Clare, whom she madly loved, would have died by the roadside” (Tess , Norton, p. 384). Mais le critique ne pèse pas le poids de la tragédie qui ramène inévitablement le personnage vers son séducteur. Il ne perçoit pas non plus l’ambiguïté de la relation entre Tess et Alec et le jeu de l’écriture qui déstabilise l’ordre des signifiants : la scène dérange car on ne sait qu’y faire de la pureté de Tess.

617.

Si la plupart du temps Jude voyage en train quand Tess n’a d’autre choix que la marche à pied, certaines scènes se font écho. Lorsque Jude, en visite chez le compositeur, hésite à se manifester (J 232), il se comporte comme Tess près de la maison des parents d’Angel (T 289-291). L’univers pastoral très présent dans Tess continue de jeter son ombre – l’ombre d’une ruine peut-être – sur l’autre roman.

618.

Simon Gatrell fait justement remarquer que le Wessex plus urbain de Jude se trouve en germe dans Tess : “Jude resumed where Tess had ended.” (Gatrell, in Kramer, p. 28)

619.

Raymond Williams attire l’attention sur ce traitement du monde rural en tant que lieu où le progrès social peut se faire sentir : “But there was nothing timeless about nineteenth-century rural England. It was changing constantly in Hardy’s lifetime and before it” (Williams [“Thomas Hardy”, in The English Novel: From Dickens to Lawrence , New York, 1970], in Tess , Norton, p. 468). Le ton du roman ne peut donc être purement pastoral ni même totalement désespéré face à la menace technologique. Le social et le rural se confondent : “It is also that the social forces within his fiction are deeply based in the rural economy itself : in a system of rent and trade; in the hazards of ownership and tenancy; in the differing conditions of labour on good or bad land and in socially different villages (as in the contrast between Talbothays and Flintcomb Ash); in what happens to people and to families in the interaction between general forces and personal histories – that complex area of survival or ruin, exposure or continuity. This is his actual society, and we cannot suppress it in favour of an external view of a seamless abstracted country “way of life”.” (Ibid., p. 469).

620.

J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 81.

621.

Les termes qui évoquent cette saturation sont en gras dans la citation de Tess (T 108), en haut de cette page et sur la page précédente.

622.

J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 105.

623.

Voir supra, pp. 173-174.

624.

Ironiquement, la note qu’elle tente de transmettre à Angel afin de lui raconter son passé avant leur mariage n’arrive pas jusqu’à son destinataire et ne remplit donc pas sa fonction (T 207-208). Elle participe plutôt à renforcer le dispositif du leurre et du mensonge dans l’univers de Tess.