Tess et Jude évoquent l’enfermement social du sujet. Peu importe que le contexte soit rural ou urbain car l’emprisonnement spatial se trouve amplifié par la façon dont l’auteur traite la donnée temporelle. Les jours qui s’écoulent hors de portée du regard social, dans la mi-ombre d’une chambre après le meurtre d’Alec, se caractérisent par une temporalité en suspens :
‘There follows a passage of time-lapse which is tenderly appropriate for this time-haunted novel, for these time-haunted lovers [...] a lull, before the expected storm 625 .’De même, à Stonehenge‚ le temps semble s’être arrêté : Tess souhaite y dormir pour immortaliser les derniers instants avec Alec.
Mais la fin se fait inéluctable et le temps reprend ses droits avec la venue des policiers, représentants de la loi. Hardy accroît ainsi l’aspect tragique du récit. Pour Virginia Woolf, le temps dans les œuvres de Hardy outrepasse le cadre de la vie ordinaire pour atteindre une dimension universelle. Au sujet des personnages, elle souligne le tragique de leur existence :
‘If we do not know his men and women in their relations to each other, we know them in their relations to time, death, and fate. If we do not see them in quick agitation against the lights and crowds of cities, we see them against the earth, the storm, and the seasons. [...] They take on a more than mortal size in memory. We see them, not in detail but enlarged and dignified 626 . ’De même, la donnée temporelle s’oriente vers la mise en valeur de la consonance tragique des romans :
‘Thus it is no mere transcript of life at a certain time and place that Hardy has given us. It is a vision of the world and of man’s lot as they revealed themselves to a powerful imagination, a profound and poetic genius, a gentle and humane soul 627 .’Les personnages sont pris entre la petitesse de leur vie comparée à l’immensité de l’univers et l’ampleur d’une destinée qui les dépasse. C’est la loi sociale qui fait lien entre ces deux dimensions puisqu’elle n’est que le prolongement symbolique de l’immuable loi de la nature qui reste sourde à la volonté des individus – elle est à la fois la métonymie d’un ordre universel dont elle découle et sa métaphore en ce sens qu’elle met en mots une réalité inhumaine : la loi sociale rend signifiante la loi de la nature.
Pour le narrateur de Tess le naturel et le social s’opposent. Cela apparaît clairement dans l’épisode de la mort de l’enfant 628 . Mais une telle antinomie est en réalité ambivalente ; un décryptage de la critique sociale dans Tess ne peut suffir à rendre compte de la complexité de l’œuvre de Hardy. Ainsi la lecture traditionaliste de Douglas Brown et l’interprétation marxiste de Arnold Kettle mettent en exergue la « fable sociale » que conte le récit,
‘that is, a narrative in which attention is steadily being directed to a scheme of social relations behind the foreground events 629 .’Si un tel point de vue se justifie fort aisément – et se trouve même appuyé par la gravité de ton du dernier roman – il ne permet nullement de rendre justice aux ondulations sémantiques et à la poésie du texte. Irving Howe insiste :
‘When the book is fully alive, forming a self-sufficient area of the imagination, I cannot for a moment believe that Tess is “the agricultural predicament in metaphor” or that she represents “the disintegration of the peasantry 630 .”’Tess est en effet plus que l’instrument du jugement que Hardy porte sur la société et le progrès. Au travers de son personnage, le social se mêle au naturel, l’histoire passée fusionne avec son destin propre, les différents points de vue dans le récit – celui du narrateur, du lecteur et ceux des personnages secondaires – se télescopent. “Simply as a fictional character, she is endlessly various 631 .” Cette richesse de l’héroïne pour Howe tient au fait que l’auteur est attaché à elle comme un père à son enfant :
‘and if we thus see Hardy’s role in his narrative, we can grasp fully the overwhelming force of the lines from Shakespeare with which he prefaces the book : “… Poor wounded name! My bosom as a bed / Shall lodge thee.” It is her only rest 632 .’Le critique souligne à juste titre que Tess ne trouve du repos que dans l’espace que lui ouvre puis que referme l’auteur. Mais il est tout aussi vrai que ce repos n’en est pas un et que Tess demeure avant toute chose un personnage tragique, qui connaît le désespoir amoureux d’une Ophélie et accepte de mourir pour avoir failli à l’image de Hamlet.
C’est précisément l’attrait de Hardy pour la tragédie qui rend si fondamental le traitement de l’unité temporelle dans ses textes. Ainsi le poids de l’histoire familiale, inscrite non seulement dans la mémoire des mortels mais aussi dans les paysages ancestraux du Wessex, pèse sur Tess comme sur Jude selon le principe de l’hérédité : cette fois, une des modalités du naturalisme 633 se trouve décuplée par la force symbolique du langage qui régit l’attribution des noms (d’Urberville ou Fawley) et permet l’inscription du récit d’une vie dans la chaîne signifiante.
D’une part le temps paraît parfois s’arrêter, l’espace se fait illimité – comme dans le passage cité plus haut où Tess est comparée à une mouche sur une table de billard ou lorsqu’elle n’est plus qu’une tache obscure à l’horizon de Wintoncester. Le texte connote dès lors l’enfermement des individus dans un univers trop grand pour eux parce qu’il représente la vie humaine
‘against the backdrop of geological and evolutionary time – a time he would emphasize was incomparably longer than man’s archaeological time 634 . ’D’autre part, le sentiment nostalgique se manifeste chez Hardy comme pour Wordsworth : “Hardy’s writing is a remembrance of things past 635 ” dira J. Hillis Miller. Le langage permet au passé regretté de faire retour 636 et rend symboliquement présent ce qui est absent dans le réel.
L’action de Tess se situe dans le monde rural. Les villes présentées vers la fin du roman signalent l’aliénation croissante de l’héroïne qui arrive en bout de course. A Sandbourne, “[t]his fashionable watering place” (T 363), “that fine old city (T 383), tout n’est que plaisir : la ville semble n’abriter que des dames oisives qui goûtent le beurre fabriqué à Talbothays, sans se douter de l’existence de personnes telles que Tess, qui deviendra d’ailleurs l’une de ces “Sandbourne ladies” (T 202) aux habits raffinés. Wintoncester, “that fine old city, aforetime capital of Wessex” (T 383) est une ville du passé, de même que le nom des d’Urberville appartient à un temps révolu. La vie s’y confond avec la mort et c’est là qu’est planté le gibet.
C’est pour cette raison que le roman rappelle parfois le ton des pastorales 637 alors que l’univers de Jude est urbanisé sans toutefois être défiguré. Les scènes à la ville se multiplient et la campagne cesse d’être un lieu à part préservé du progrès : à Marygreen, la vieille église a été rasée puis remplacée par un édifice moderne, “by a certain obliterator of historic records” (J 7). Le chemin de fer permet aux personnages de découvrir un plus grand nombre de paysages. Le progrès s’inscrit dans le roman au même titre que l’histoire ne cesse de faire retour. Le nostos qui se fait sentir parfois chez le narrateur s’efface pour que germe la modernité de l’œuvre où le temps devient présence et absence, “flux and reflux – the rhythm of change” (T 338). Passé, présent, futur se superposent ; comme Stendhal, Hardy écrivit à une époque où
‘la temporalité pensée dans son accélération devenait une succession de modernités, réduisant jusqu’à son effacement la séparation de l’ancien et du moderne et ouvrant à leur dialogue 638 .’Sue peut être regardée comme une fille des années 1860 ou 1890 639 ; Jude est indéniablement lié par l’histoire de sa famille, mais il vit aussi en avance sur son temps. Pour Irving Howe,
‘ Jude the Obscure is a distinctly “modern” work, for it rests upon a cluster of assumptions central to modernist literature [...] life has become inherently problematic [...] courage, if it is to be found at all, consists in a readiness to accept pain while refusing the comforts of certainty 640 .’Le traitement des thèmes reflète la structure de l'œuvre qui empiète sur le roman moderne :
‘What is essential in Jude , surviving and deepening in memory, is a series of moments rather than a sequence of actions 641 .’La temporalité perd de son unité et, si la chronologie est respectée, elle apparaît fragmentée par les changements de point de vue et les répétitions du texte.
Tess serait donc un écrit empreint de nostalgie qui n’opère qu’un « renoncement partiel à l’objet 642 ». Le processus nostalgique élabore un fantasme afin de replacer l’objet dans l’imaginaire : Tess trouve son double dans le personnage de Liza-Lu et la narration espère ainsi combler le vide laissé béant par la disparition de l’héroïne. Ce que dit Freud du poète épique peut bien s’appliquer à Hardy : « Le poète a, par ses mensonges, transformé la réalité dans le sens de ses désirs 643 . »
Il est vrai que le ton élégiaque 644 perce déjà dans Tess si l’on s’en réfère au poème intitulé « Tess’s Lament », puisque le thème de la plainte est propre aux élégies. Cependant, ces dernières, au lieu d’éviter « la castration en donnant à notre imperfection les marques d’une légitimité tout entière fondée sur la construction imaginaire d’un paradis perdu », font place à la mélancolie qui donne lieu à « l’irrémédiable d’une perte à laquelle on s’identifie » et « détruit l’objet 645 ». Le couple de spectateurs silencieux à la fin du roman ne parvient pas véritablement à s’affranchir de l’objet regard qui les fige dans « le regret d’une jouissance toujours plus grande 646 ».
Un tel sentiment nostalgique se fait également sentir chez Sue qui, pour ne pas affronter le réel, se réfugie dans l’imaginaire, dans « une croyance à la toute-puissance où le temps du retour se fait toujours attendre 647 » si l’on en croit Arabella. Le destin de Jude indique au contraire l’accomplissement d’un deuil 648 . Le protagoniste s’identifie bel et bien à la perte de l’objet comme le suggèrent ses citations du Livre de Job. Il opte pour le vide du réel plutôt que pour le plein de l’imaginaire, offrant ses derniers mots ainsi que ceux du roman à l’invasion de l’objet voix 649 . Le temps demeure un des éléments clef de la tragédie, mais il s’humanise quelque peu, devenant le réceptacle des espoirs et des déceptions. Dans ce roman, l’insistance sur le passé ancestral s’estompe et le temps, comme la nature, se mesurent à l’échelle sociale. Le personnage de “Father Time” représente d’ailleurs le temps fait chair, un Chronos à visage humain et sans âge. Corrélativement, Jude porte dès son enfance les marques d’un temps qui use les êtres tant il est chargé d’histoire et de sens, « his face wearing the fixity of a thoughtful child’s who has felt the pricks of life somewhat before its time » (J 5).
Dans les deux œuvres, Hardy élève donc l’unité de temps au-delà du rang de pré-requis dans la tragédie 650 pour en faire l’un des pivots. Les lieux et les moments présentés dans ses romans constituent la trame sur laquelle va pouvoir se greffer la destinée des personnages et contribuent parallèlement à orienter leur avenir : ils les emprisonnent dans un espace-temps où choix des personnages et fatalité se confondent. La tragédie de Tess est ainsi consignée dans l’histoire des d’Urberville dont la mort est annoncée par la décadence de leur nom et de leurs descendants : John Durbeyfield est moribond, l’éphémère “Sorrow” ou la pâle Liza-Lu n’offre aucune promesse de renaissance. La noblesse qui se lit sur le beau visage de Tess ou s’entend dans son langage ne contribue qu’à faire d’elle une personne hors du commun, digne d’une destinée tragique et fatale à l’instar de ses ancêtres.
Jude est quant à lui enchaîné par son attrait pour Christminster où il ne cesse de revenir : le nom de la cité fait inlassablement retour dans l’espace-temps de la lecture et la teneur tragique n’aboutit pas véritablement à une catharsis au niveau de la représentation. Cette absence de résolution satisfaisante prive le lecteur de tout espoir d’un monde meilleur qu’auraient pu apporter les dernières lignes du texte – si ce n’est dans la mort – et évide le sens de la tragédie 651 . Une question se pose alors, qui pourrait toucher à la puissance tragique de l’œuvre de Hardy : quelle est cette ombre qui rôde sur le récit ? Quelle est cet Autre qui décide du cours des évènements ?
Barbara Hardy, Forms of Feeling in Victorian Fiction, p. 163.
Woolf, in Tess , Norton, p. 404.
Ibid., p. 406.
Voir supra, p. 218.
Howe, in Tess , Norton, p. 419.
Ibid., p. 420, cite Douglas Brown et Arnold Kettle.
Ibid., p. 421.
Ibid., p. 422.
Peter R. Morton met en exergue cet intérêt de l’auteur pour les écrits de Darwin et le courant naturaliste : “This new interest in heredity – particularly in human heredity – is very noticeable in the last decade of the century [and] many notes in Hardy’s diary show that he had fairly complete access to this very new climate of opinion when he settled down in August, 1889, to write the novel which became Tess ” (Morton [“Tess of the D’Urbervilles: A Neo-Darwinian Reading”, Southern Review 7, 1974], in Tess , Norton, p. 435). Cette notion d’hérédité chère au darwinisme contribua aussi à conférer aux écrits de Hardy une consonance naturaliste : “In his presentation of hamartia and nemesis however, Hardy moves outside the classical frame of tragedy and draws rather on the conventions of late nineteenth-century Naturalistic tragedy” (Ibid., p. 438).
Schweik, in Kramer, p. 62.
J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 239.
Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1992, p. 1332 : « Nostos est le nom dérivé de nesthai « revenir, retourner chez soi ». »
Lothe, in Kramer, p. 126 : “an elegiac tone obtains in Hardy’s use of pastoral.”
Nouss, p. 13.
Gittings, in Jude , Norton, pp. 428-429.
Howe, in Jude , Norton, p. 395.
Ibid., p. 403.
Marie-Claude Lambotte, in Encyclopaedia Universalis (éd.), Paris, 2002, tome 16, p. 337.
Ibid., p. 338, cite Sigmund Freud dans Psychologie des foules et analyse du moi.
Alain Rey, op. cit., p. 671 : « Elégie est un emprunt (1500) au latin elegia « élégie », lui-même pris au grec elegeia, de elegos « un chant de deuil ». »
Marie-Claude Lambotte au sujet de Novalis, op. cit., p. 337.
Ibid., p. 337.
Ibid., p. 337.
Jakob Lothe suggère que le ton élégiaque est propre à l’écriture hardienne : “Its sense of loss is integral to Hardy’s understanding of history, which, though it does not romanticize the past, is skeptical about the far-reaching effects of mechanization and urbanization” (Lothe, in Kramer, p. 126). En ce sens, le personnage de Jude est particulièrement proche de son créateur.
Marie-Claude Lambotte souligne que le renoncement mélancolique s’opère « sur le mode infantile cannibalique » (Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 337). Elégie et nostalgie fonctionnent toutes deux sur ce mode oral. Cela apparaît dans Tess lorsque la jeune femme revient sur la terre maternelle et matricielle, puis dans Jude avec l’émergence de l’objet voix.
Au sujet de la tragédie classique, voir supra, pp. 50-58.
Voir supra, pp. 96-97.