3. L’Action : le pouvoir de l’Autre.

Ce traitement de l’espace et du temps chez Hardy a bien entendu des conséquences sur le contenu de chaque roman. Le narrateur propose une interprétation de la fin de Tess  :

‘“Justice” was done, and the President of the Immortals (in Æschylean phrase) had ended his sport with Tess. (T 384)’

Hardy choisit de conclure son œuvre par une note scrupuleusement fidèle à la tragédie classique, au point de résumer la vie du personnage central de façon un peu trop expéditive. Les critiques donc n’ont pas manqué de décrier cette phrase du roman.

Cependant il est possible de considérer que ces mots ne sont que l’expression d’une opinion reçue, d’une lecture esthétisée de Tess qui satisferait aux besoins des conventions socio-culturelles : le codage est clair car la référence à Eschyle 652 est notifiée en toutes lettres. Mais ce n’est peut-être là qu’un leurre de la narration qui laisse entendre dans un non-dit que le destin est entre les mains des êtres du passé. Ces êtres ne sont pas des dieux mais ils ont tout de même écrit l’histoire et semblent encore poser leur regard sans vie sur les actants de Tess , tout comme celle-ci, réduite à l’état de signe, continue de figer Liza-Lu et Angel dans l’impossibilité de voir ou de parler.

“And the D’Urberville knights and dames slept on in their tombs unknowing” (T 384). Ne se peut-il pas que ce terme de “unknowing” soit un acte de dénégation ? La référence aux d’Urberville ne rappelle-t-elle pas simplement que le passé et la mort ne cessent de faire retour dans le réel et que Tess elle-même continue de regarder et de parler dans le silence qui fait suite à la lecture ? C’est pourquoi les deux spectateurs sont muets et immobiles, cloués là par la puissance de Tess devenue objet regard et objet voix, réduisant la vision à un point obscur et la parole à une absence.

Dans Jude , le narrateur ne cherche plus à donner l’illusion d’un sens conventionnel à la tragédie. La tonalité nostalgique et les résidus d’une croyance en une quelconque transcendance se sont évanouis. Barbara Hardy écrit :

‘This is the world without Providence, where there is no malignant President of the Immortals, but conditions in nature and society which, in the absence of Providence, work together to frustrate energy and intelligence 653 .’

Le narrateur ne donne pas de réponse aux interrogations du personnage principal et les derniers mots de Jude, empruntés au texte biblique, laissent la question ouverte pour le lecteur.

Ironiquement, c’est Arabella qui réapparaît sur la scène de la représentation aussitôt que ces dernières paroles se sont échappées de la bouche du protagoniste, coupant court à toute tentative d’interprétation rassurante : Arabella vient évider le sens de la tragédie qu’elle a jusqu’ici alimentée. La fonction de chœur tragique que lui confère la narration fait d’elle un repère pour le lecteur. Or elle rejette l’interprétation de Mrs Edlin qui veut croire à quelque lueur d’espoir pour Sue.

Arabella apporte une note nettement plus matérialiste, réduisant la réalité des personnages à une dimension purement intersubjective. Dans cet univers abandonné de Dieu, la vie en dehors des limites du social n’est pas concevable ; elle est passible de mort ou, dans le cas de Sue, d’une « vie sans vie ». Les instruments de cette condamnation sont les autres personnages : Phillotson et Arabella – “[who] was perhaps an intended intervention to punish him for his unauthorized love” (J 217-218) – dans Jude , Alec et Angel dans Tess .

Tandis que Hardy en est à ses premiers pas lorsqu’il écrit The Return of the Native dans lequel il plie la tragédie classique aux exigences d’une thématique moderne 654 , il affine sa vision dans Tess et Jude jusqu’à donner naissance à une forme moderne de la tragédie adaptée à la fiction. Hardy applique les principes de la tragédie aristotélicienne en les intégrant à l’écriture romanesque et déplace le centre causal du tragique :

‘The difference is, that whereas in Shakespeare or Sophocles the greater morality, or fate, is actively transgressed and gives active punishment, in Hardy and Tolstoi the lesser, human morality, the mechanical system is actively transgressed, and holds, and punishes the protagonist, whilst the greater morality is only passively, negatively transgressed [...].
Their real tragedy is that they are unfaithful to the greater unwritten morality [...] 655 .’

Les personnages tragiques ne désobéissent pas aux dieux ou à Dieu, mais ils s’éloignent du chemin tracé par la loi sociale et ne se plient pas non plus à une loi de la nature qui n’a pour fonction que de sous-tendre l’ordre établi dans la société. L’ordre naturel, quoique “unwritten”, subit les lois du langage 656 . En d’autres termes, le naturel et le divin chez Hardy ne sont pas véritablement indépendants du pouvoir du langage ni plus grands (“greater” dit Lawrence) que l’ordre social.

Cette inscription du tragique dans la modernité que Lawrence qualifie de faiblesse pourrait tout aussi bien être la plus remarquable audace de l’écrivain :

‘Which is the weakness of modern tragedy, where transgression against the social code is made to bring destruction as though the social code worked our irrevocable fate 657 .’

La tragédie classique cède face à la tragédie du vide. L’espace infinin’abrite plus de divinité qui lui donnerait un sens mais réduit l’homme à une insignifiance qui paradoxalement fait de lui le seul être doué de sens et de sensibilité. Voilà pourquoi chez Hardy les relations intersubjectives sont toujours si problématiques et si riches. Ainsi toutes les ambitions de Jude échouent à cause des femmes :

‘“Strange that his first aspiration – towards academical proficiency – had been checked by a woman, and that his second aspiration - towards apostleship – had also been checked by a woman. “Is it,” he said, “that the women are to blame; or is it the artificial system of things, under which the normal sex-impulses are turned into devilish domestic gins and springes to noose and hold back those who want to progress?” (J 259)’

C’est uniquement entre les sujets et sur les corps que peut s’inscrire l’histoire car au-dehors rien ne fait sens.

Les protagonistes n’ont, il est vrai, pas conscience de ce monde sans transcendance que dépeint Hardy. Ils n’affirment cependant pas non plus la toute-puissance divine ou, s’ils le font, c’est de façon soit excessive, soit éphémère. Par exemple, Jude choisit d’étudier les Ecritures, cependant son ambition est d’abord intellectuelle, puis sentimentale lorsqu’il décide d’aller à Melchester où réside Sue :

‘[...] that might have a touch of goodness and greatness in it; that might be true religion, and a purgatorial course worthy of being followed by a remorseful man.
[...] He did nothing, however, for some long stagnant time to advance his new desire [...].
The human interest of the new intention – and a human interest is indispensable to the most spiritual and self-sacrificing – was created by a letter from Sue, bearing a fresh postmark. (J 153-154)’

Dieu n’est pas mentionné. Le narrateur suggère que c’est bien la dimension inter-subjective des relations humaines qui a un rôle clef dans les décisions des individus. Quand surgit l’idée de la Providence, elle est vite congédiée car par trop ridicule :

‘[...] his chimerical expedition to Kennetbridge really did seem to have been another special intervention of Providence to keep him away from temptation. But a growing impatience of faith, which he had noticed in himself more than once of late, made him pass over in ridicule the idea that God sent people on fool’s errands. (J 234)’

Lorsque Sue se sacrifie à la toute-puissance divine, elle le fait avec pour intention d’échapper à son désir pour Jude qu’elle juge défendu et elle qualifie cet interdit de divin : Dieu est en réalité pour elle un semblant, mais elle lui attribue la fonction de juge jaloux et autoritaire comme dans l’Ancien Testament. Arabella et Alec, pour leur part, ne vivent qu’une dévotion passagère à la parole biblique.

Une autre forme de transcendance peut être évoquée : de même que les coïncidences et autres coups du sort sont nombreux dans Jude 658 , les exemples d’un hasard malheureux ne manquent pas dans Tess  : pensons à la première rencontre infructueuse entre Tess et Angel, à la lettre glissée sous la porte de ce dernier et restée introuvée, à la rencontre d’Alec et du Révérend Clare ou encore aux maintes allusions au nom des d’Urberville. Nous entrons là dans la dimension cosmique de l’ironie hardienne au cœur de laquelle semble s’égarer l’homme. Tess se fait parfois le porte-parole de cette dérision : si le monde qu’elle habite est une étoile, c’est une étoile putride, “blighted” (T 35). Les individus n’y sont pas plus conséquents que des grains de poussière, de minuscules mouches sur une surface infinie (T 110), des noms qui se succèdent dans l’histoire (T 130).

Linda M. Shires propose une lecture pertinente du paragraphe final de Tess qui met en relief la complexité des interprétations envisageables :

‘The paragraph [...] conjoins pagan and Christian, political and religious, gaming and ethics, aristocratic and middle-classes, Norman and Gothic architecture, and the speechless living and the muted dead 659 .’

L’expression “the living-dead” pourrait compléter cette liste, puisque Tess dans sa présence spectrale ne se tait pas réellement. Elle continue de faire porter son regard et sa voix sur les autres personnages et sur le récit.

Cette multiplicité de pistes de lecture peut sembler maladroite.

‘Yet educating his readers by defamiliarization is the primary goal of a novelist who would have us treat women differently, alter linguistic conventions, and reform the institutions that misshape women as much as language 660 .’

La narration aboutit en effet à ébranler les conventions littéraires et culturelles. L’acte de lecture se renouvelle dans un désert herméneutique où le sujet doit se positionner indépendamment des courants de pensée de son siècle ou de celui du roman, en référence uniquement aux positions subjectives présentées dans l’œuvre. Le questionnement intellectuel derrière cette fragmentation esthétique permet des variations sur le thème tragique et annonce la modernité.

Si l’on s’en tient à la surface des mots, on peut alors accepter le sens conventionnel que la religion donne au monde. Tess serait bien dans ce cas donnée en sacrifice pour satisfaire l’appétit des dieux courroucés. Le narrateur de Jude , au contraire de celui de Tess , a su s’affranchir d’une attirance pour ses personnages et d’une vision manichéenne de la vie déchirée entre nature et culture. Il avance que Dieu n’est que le substitut d’une autre conception qui n’offre aucun réconfort en temps de détresse 661 , à savoir que l’homme est une erreur de la nature dans ce monde dénué de toute sensibilité. Hardy écrit le 7 avril 1888 dans son autobiographie :

‘A woeful fact – that the human race is too extremely developed for its corporeal conditions, the nerves being evolved to an activity abnormal in such an environment 662 .’

Cette pensée renvoie, il est vrai, à Schopenhauer et à la notion de « Immanent Will 663  », mais elle annonce aussi le théâtre de l’absurde, voire de la cruauté si l’on s’en réfère à la violence avec laquelle s’achève le destin des personnages tragiques.

Les dieux ont disparu de l’univers hardien et le narrateur de Tess ne peut que nous présenter en guise de résolution « un Autre imaginaire, mis en place pour les besoins de la fiction, dont l’existence est rendue nécessaire par la logique de la tragédie 664 . » L’Autre du Fatum selon Aristote devient ici un semblant qui offre au lecteur l’illusion du respect des conventions et de son horizon d’attente. Puis, avec Jude , l’Autre ne dicte plus sa loi sur le texte mais demeure cantonné au monde de la représentation et n’a plus de pouvoir que sur Sue. La tragédie devient plus nettement encore une « écriture du vide », construite « autour d’une béance tragique, la place vide jadis occupée par le Père 665 . »

L’univers diégétique est alors saturé par la présence impalpable et non localisable d’un Autre dévorateur qui entraîne les personnages dans le trou du réel. Dans Jude et Tess ,

‘il y a coïncidence parfaite de la lettre et de l’esprit. Quand l’Autre devient consistant, [...] la parole se « littéralise », c’est-à-dire que la parole qui donne la vie est subvertie en parole qui tue 666 .’

C’est en sublimant la lettre pour accéder à la voix que l’auteur parvient à affranchir Tess et plus nettement encore Jude de l’artificialité de la loi humaine et des chaînes de la signification.

C’est pourquoi l’acte d’écriture ne s’arrête pas et se fragmente même en une multiplicité d’inscriptions. Le passé de Tess s’écrit autour d’elle et sur elle. Jude finit par endosser la position subjective de l’artiste et de lui sort une voix lorsque disparaît la lettre. La diégèse prive le lecteur d’une catharsis conventionnelle. Cependant dans l’acte d’écriture et de lecture se profile l’espoir d’un ordre qui serait autre où vient se loger la lueur cathartique des romans.

Notes
652.

Nous avons déjà suggéré que Jude était dans la lignée des tragédies de Sophocle (voir supra, p. 237, n. 97). Il se pourrait que cette influence soit également perceptible dans Tess , en particulier dans ce renvoie inopportun au théâtre d’Eschyle.

653.

Barbara Hardy, The Appropriate Form, p. 71.

654.

Lothe, in Kramer, p. 118, cite King, p. 105 : “In superimposing images of classical tragedy onto a portrait of contemporary life, Hardy is working towards that vision of tragedy which finds its more complete expression in his later novels.”

655.

Lawrence, p. 29.

656.

Voir supra, pp. 258-260.

657.

Lawrence, p. 30.

658.

Voir supra, pp. 79-86.

659.

Shires, in Kramer, p. 159.

660.

Ibid., p. 159.

661.

Voir supra, p. 186 (J 409).

662.

F. E. Hardy, p. 118.

663.

Voir supra, p. 107-108.

664.

Ramel, p. 68.

665.

Ibid., p. 69.

666.

Ibid., p. 69 (cf. J 465, voir supra p. 152).